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légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice; il fallut lever une autre cavalerie: Marius prit toutes sortes de gens dans les légions, et la république fut perdue 1.

De plus, les chevaliers étoient les traitants de la république; ils étoient avides, ils semoient les malheurs dans les malheurs, et faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu'ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois françoises; elles ont stipulé avec les gens d'affaires avec la méfiance que l'on garde à des ennemis. Lorsqu'à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion. << Mutius Scévola, dit Diodore 2, voulut << rappeler les anciennes mœurs, et vivre de son « bien propre avec frugalité et intégrité; car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les

«

<< traitants, qui avoient pour lors les jugements à

«

1 Capite censos plerosque. Salluste, Guerre de Jugurtha. › Fragment de cet auteur, liv. xxxvI, dans le Recueil de Constan. tin Porphyrogénète, des Fertus et des Vices.

« Rome, ils avoient rempli la province de toute << sorte de crimes: mais Scévola fit justice des publicains, et fit mener en prison ceux qui y traî<< noient les autres. »

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Dion nous dit que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n'étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé à son retour d'avoir reçu des présents, et fut condamné à une amende. Il fit sur-le-champ cession de biens. Son innocence parut en ce que l'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accusoit d'en avoir volé, et il montroit les titres de sa propriété; il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.

Les Italiens, dit encore Diodore 2, achetoient en Sicile des troupes d'esclaves pour labourer leurs champs, et avoir soin de leurs troupeaux : ils leur refusoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d'aller voler sur les grands chemins, armés de lances et de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la province fut dévastée; et les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre que ce qui étoit dans l'enceinte des villes. Il n'y avoit ni proconsul ni préteur qui pût ou voulût s'opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parce qu'ils appartenoient aux chevaliers, qui avoient à Rome les

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Fragment de son histoire, tiré de l'Extrait des Vertus et des Vices. › Fragment du livre xxxiv, dans l'Extrait des Vertus et des Vices.

jugements 1. Ce fut pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu'un mot: une profession qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain; une profession qui demandoit toujours, et à qui on ne demandoit rien; une profession sourde et inexorable qui appauvrissoit les richesses et la misère même ne devoit point avoir à Rome les jugements.

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CHAPITRE XIX.

Du gouvernement des provinces romaines.

que

C'est ainsi que les trois pouvoirs furent distribués dans la ville: mais il s'en faut bien qu'ils le fussent de même dans les provinces. La liberté étoit dans le centre, et la tyrannie aux extrémités. Pendant que Rome ne domina dans l'Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés on suivoit les lois de chaque république. Mais lorsqu'elle conquit plus loin, que le sénat n'eut pas immédiatement l'oeil sur les provinces, que les magistrats qui étoient à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il fallut envoyer des pré

1 Penes quos Romæ tum judicia erant, atque ex equestri ordine solerent sortito judices eligi in caussa prætorum et proconsulum, quibus, post administratam provinciam, dies dicta erat.

teurs et des proconsuls. Pour lors cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu'on envoyoit avoient une puissance qui réunissoit celle de toutes les magistratures romaines; que dis-je! celle même du sénat, celle même du peuple 1. C'étoient des magistrats despotiques qui convenoient beaucoup à l'éloignement des lieux où ils étoient envoyés. Ils exerçoient les trois pouvoirs ; ils étoient, si j'ose me servir de ce terme, les bachas de la république.

Nous avons dit ailleurs 2 que les mêmes citoyens, dans la république, avoient par la nature des choses les emplois civils et militaires. Cela fait qu'une république qui conquiert ne peut guère communiquer son gouvernement et régir l'état conquis selon la forme de sa constitution. En effet, le magistrat qu'elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice civile et militaire, il faut bien qu'il ait aussi la puissance législative; car qui est-ce qui feroit des lois sans lui? Il faut aussi qu'il ait la puissance de juger; car qui est-ce qui jugeroit indépendamment de lui? Il faut donc que le gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces romaines.

Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parce que les officiers qu'elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice

* Ils faisoient leurs édits en entrant dans les provinces. • Liv. v, chap. xix. Voyez aussi les liv. 11, 1, 1v et v.

civile, et les autres la puissance exécutrice militaire: ce qui n'entraîne pas après soi le despotisme.

C'étoit un privilége d'une grande conséquence pour un citoyen romain de ne pouvoir être jugé que par le peuple, sans cela il auroit été soumis dans les provinces au pouvoir arbitraire d'un proconsul ou d'un propréteur. La ville ne sentoit point la tyrannie, qui ne s'exerçoit que sur les nations assujéties.

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Ainsi dans le monde romain, comme à Lacédémone, ceux qui étoient libres étoient extrêmement libres; et ceux qui étoient esclaves étoient extrêmement esclaves.

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Pendant que les citoyens payoient des tributs, ils étoient levés avec une équité très grande. On suivoit l'établissement de Servius Tullius, qui avoit distribué tous les citoyens en six classes, selon l'ordre de leurs richesses, et fixé la part de l'impôt à proportion de celle que chacun avoit dans le gouvernement. Il arrivoit de là qu'on souffroit la grandeur du tribut, à cause de la grandeur du crédit, et que l'on se consoloit de la petitesse du crédit par la petitesse du tribut.

Il y avoit encore une chose admirable, c'est que la division de Servius Tullius par classes étant pour ainsi dire le principe fondamental de la constitution, il arrivoit que l'équité dans la levée des tributs tenoit au principe fondamental du gou

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