Page images
PDF
EPUB

Le passage du Granique fit qu'Alexandre se rendit maître des colonies grecques: la bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Égypte; la bataille d'Arbelles lui donna toute la terre.

Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses conquêtes; après la bataille d'Arbelles, il le suit de si près qu'il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir : les marches d'Alexandre sont si rapides que vous croyez voir l'empire de l'univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire. C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes : voyons comment il les conserva.

Il résista à ceux qui vouloient qu'il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves; il ne songea qu'à unir les deux nations et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu; il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire; il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs; c'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de

' Voyez Arrien, de Exped. Alex., lib. 111.

a C'étoit le conseil d'Aristote. Plutarque, OEuvres morales, de la Fortune d'Alexandre.

Darius, et qu'il montra tant de continence. Qu'estce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter.

Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avoit vaincue; il voulut que ceux de sa cour1 en prissent aussi; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages; les Visigoths les défendirent 3 en Espagne, et ensuite ils les permirent; les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favorisèrent 4: quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne pourroit se faire d'union par mariage entre les peuples des provinces.

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques; il bâtit une infinité de villes,

1 Voyez Arrien, de exped Alex., lib. vII.

› Voyez la loi des Bourguignons, tit. XII, art. v.

3 Voyez la loi des Visigoths, liv. I, tit. v, § 1, qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d'égards, y est-il dit, à la différence des nations que des conditions.

Voyez la loi des Lombards, liv. II, tit. vII, § 1 et 2.

et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent pour ainsi dire anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

I

Pour ne point épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs : il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs, il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens2 à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement: aimant mieux courir risque de quelque infidélité particulière (ce qui lui arriva quelquefois) que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens et des Égyptiens; il les rétablit 3: peu de nations se soumirent à lui sur les autels

I

Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l'empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs; co qui donna à leur état de terribles secousses.

› Voyez Arrien, de exped. Alex., liv. III, et autres.

3 Ibid.

desquelles il ne fit des sacrifices; il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire : il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourût, ses premières idées, ses premiers desseins, furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds, dans sa frugalité et son économie particulière ; les troisièmes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées, elle s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison, c'étoit un Macédonien: falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée, il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions; il brûla Persépolis, et tua Clitus. Il les rendit célèbres par son repentir de sorte qu'on oublia ses actions criminelles pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres; de sorte que la postérité trouve la beauté de son ame presque à côté de

[ocr errors][merged small]

ses emportements et de ses foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César : quand César voulut imiter les rois d'Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête.

CHAPITRE XV.

Nouveau moyen de conserver la conquête.

Lorsqu'un monarque conquiert un grand état, il y a une pratique admirable, également propre à modérer le despotisme et à conserver la conquête les conquérants de la Chine l'ont mise en usage.

Pour ne point désespérer le peuple vaincu et ne point enorgueillir le vainqueur, pour empêcher que le gouvernement ne devienne militaire, et pour contenir les deux peuples dans le devoir, la famille tartare qui règne présentement à la Chine a établi que chaque corps de troupes, dans les provinces, seroit composé de moitié Chinois et moitié Tartares, afin que la jalousie entre les deux nations les contienne dans le devoir. Les tribunaux sont aussi moitié Chinois, moitié Tartares.

« PreviousContinue »