Page images
PDF
EPUB

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non : l'on vit ce peuple, qui rendoit les magistraturés communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce qu'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parce qu'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir moins il eut dé ménagement; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence.

CHAPITRE XIII.

Effet du serment chez un peuple vertueux.

I

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live 1, où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus long-temps honorées.

Le serment eut tant de force chez ce peuple que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois, pour l'observer, ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever

1 Liv. I.

une armée dans la ville contre les Éques et les Volsques, les tribuns s'y opposèrent. « Hé bien,

dit-il, que tous ceux qui ont fait serment au «< consul de l'année précédente marchent sous mes enseignes 1. » En vain les tribuns s'écrièrent-ils qu'on n'étoit plus lié par ce serment; que, quand on l'avoit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêloient de le conduire ; il n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avoit fait aux consuls de les suivre à la guerre 2. Il forma le dessein de les tuer: on lui fit entendre que le serment n'en subsisteroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit de la violation du serment par le crime qu'il vouloit commettre.

Après la bataille de Cannes le peuple, effrayé, voulut se retirer en Sicile; Scipion lui fit jurer qu'il resteroit à Rome : la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête, la religion et les mœurs.

Tite-Live, liv. III.

a Ibid., liv. 11.

CHAPITRE XIV.

Comment le plus petit changement dans la constitution entraîne la ruine des principes.

I

Aristote nous parle de la république de Carthage comme d'une république très bien réglée. Polybe nous dit qu'à la seconde guerre Punique il y avoit à Carthage cet inconvénient, que le sénat avoit perdu presque toute son autorité. Tite-Live nous apprend que lorsqu'Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les principaux citoyens détournoient à leur profit les revenus publics et abusoient de leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba donc avec l'autorité du sénat; tout coula du même principe.

On connoît les prodiges de la censure chez les Romains. Il y eut un temps où elle devint pesante; mais on la soutint, parce qu'il y avoit plus de luxe que de corruption. Claudius l'affoiblit; et, par cet affoiblissement, la corruption devint encore plus grande que le luxe, et la censure 2 s'abolit pour ainsi dire d'elle-même. Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut entièrement interrompue

2

1 Environ cent ans après.

Voyez Dion, liv. xxxvIII; la vie de Cicéron dans Plutarque; Cicéron à Atticus, liv. Iv, lettres x et xv; Asconius sur Cicéron, de Divinatione.

jusqu'au temps où elle devint inutile, je veux dire les règnes d'Auguste et de Claude.

CHAPITRE XV.

moyens très efficaces pour la conservation des trois principes.

Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on aura lu les quatre chapitres suivants.

CHAPITRE XVI.

Propriétés distinctives de la république.

Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un petit territoire; sans cela elle ne peut guère subsister. Dans une grande république il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits; il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d'un citoyen; les intérêts se particularisent; un homme sent d'abord qu'il peut être heureux, grand, glorieux sans sa patrie, et bientôt qu'il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.

Dans une grande république le bien commun est sacrifié à mille considérations; il est subordonné à des exceptions; il dépend des accidents. Dans une petite le bien public est mieux senti,

mieux connu, plus près de chaque citoyen; les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés.

Ce qui fit subsister si long-temps Lacédémone, c'est qu'après toutes ses guerres elle resta toujours avec son territoire. Le seul but de Lacédémone étoit la liberté; le seul avantage de sa liberté c'étoit la gloire.

Ce fut l'esprit des républiques grecques de se contenter de leurs terres comme de leurs lois. Athènes prit de l'ambition et en donna à Lacédémone; mais ce fut plutôt pour commander à des peuples libres que pour gouverner des esclaves, plutôt pour être à la tête de l'union que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu'une monarchie s'éleva; gouvernement dont l'esprit est plus tourné vers l'agrandissement.

Sans des circonstances particulières, il est difficile que tout autre gouvernement que le républicain puisse subsister dans une seule ville. Un prince d'un si petit état chercheroit naturellement à opprimer, parce qu'il auroit une grande puissance et peu de moyens pour en jouir ou pour la faire respecter il fouleroit donc beaucoup ses peuples. D'un autre côté, un tel prince seroit aisément opprimé par une force étrangère, ou même

* Comme quand un petit souverain se maintient entre deux grands états par leur jalousie mutuelle; mais il n'existe que précairement.

« PreviousContinue »