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LIVRE VI.

CONSÉQUENCES

DES PRINCIPES DES DIVERS GOUVERNEMENTS
PAR RAPPORT A LA SIMPLICITÉ

DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES,

LA FORME DES JUGEMENTS,
ET L'ÉTABLISSEMENT DES PEINES.

CHAPITRE PREMIER.

De la simplicité des lois civiles dans les divers gouvernements.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions; elles doivent être conservées; elles doivent être apprises pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'état.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans

les lois de ces états tant de règles, de restrictions. d'extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison même.

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens; et des lois relatives à la constitution de cet état peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux, paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces; libres, substitués, du lignage ou non; nobles en franc-aleu ou roturiers; rentes foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque sorte de bien est soumise à des règles particulières; il faut les suivre pour en disposer; ce qui ôte encore de la simplicité.

Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés: par exemple, il y a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d'étendue.

Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît

rien et ne peut avoir d'attention sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne par une volonté rigide, qui est partout la même; tout s'applanit sous ses pieds.

A mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que les juges qui se succèdent pensent différemment, ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues, ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes, C'est un mal nécessaire, que le législateur corrige de

temps en temps, comme contraire même à l'esprit des gouvernements modérés: car quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non des contradictions et de l'incertitude des lois. Dans les gouvernements où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des priviléges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions.

pas

Un des priviléges le moins à charge à la société, et surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un tribunal plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires, c'est-à-dire celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.

Les peuples des états despotiques sont dans un

cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelque pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur étant à peine connu dans ces états, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même; tout est vide autour de lui. Aussi, lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent-ils de lois civiles 1.

* Au Mazulipatan, on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi écrite.

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si fort les plaideurs : l'injustice de leur

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demande paroît à découvert, n'étant pas cachée,

palliée ou protégée par une infinité de lois.

CHAPITRE II.

De la simplicité des lois criminelles dans les divers
gouvernements.

On entend dire sans cesse qu'il faudroit que la justice fût rendue partout comme en Turquie. Il n'y aura donc que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux hommes de savoir.

Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop: si vous les regardez dans le rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que les Voyez le Recueil des Voyages qui ont servi à l'établissement de la Compagnie des Indes, tom. 4, part. I, pag. 391. Les Indiens ne se règlent dans les jugements que sur de certaines coutumes. Le Védam et autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez Lettres édifiantes, quatorzième recueil.

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