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ner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner, pour ainsi dire, un lest à l'une pour la mettre en état de résister à une autre; c'est un chef-d'œuvre de législation que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux; il est uniforme partout: comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela.

CHAPITRE XV.

Continuation du même sujet.

I

V

Dans les climats chauds, où règne ordinairement le despotisme, les passions se font plus tôt sentir, et elles sont aussi plus tôt amorties ; l'esprit y est plus avancé; les périls de la dissipation des biens y sont moins grands; il y a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce entre les jeunes gens renfermés dans la maison; on s'y marie de meilleure heure: on y peut donc être majeur plus tôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie la majorité commence à quinze ans '.

I

Voyez le livre des Lois, dans le rapport avec la nature du climat.

a La Guilletière, Lacédémone ancienne et nouvelle, pag. 463.

La cession des biens n'y peut avoir lieu. Dans un gouvernement où personne n'a de fortune assurée, on prête plus à la personne qu'aux biens.

Elle entre naturellement dans les gouvernements modérés 1, et surtout dans les républiques, à cause de la plus grande confiance que l'on doit avoir dans la probité des citoyens, et de la douceur que doit inspirer une forme de gouvernement que chacun semble s'être donnée lui-même.

Si dans la république romaine les législateurs avoient établi la cession de biens, on ne seroit pas tombé dans tant de séditions et de discordes civiles, et on n'auroit point essuyé les dangers des maux, ni les périls des remèdes.

La pauvreté et l'incertitude des fortunes dans les états despotiques y naturalisent l'usure, chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu'il y a à le prêter. La misère vient donc de toutes parts dans ces pays malheureux, tout y est ôté, jusqu'à la ressource des emprunts.

Il arrive de là qu'un marchand n'y sauroit faire un grand commerce; il vit au jour la journée: s'il se chargeoit de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les intérêts qu'il donneroit pour

1 Il en est de même des atermoiements dans les banqueroutes de

bonne foi.

› Elle ne fut établie que par la loi Julia, de cessione bonorum. On évitoit la prison, et la cession de biens n'étoit pas ignominieuse. Cod. liv. 11, tit. XII.

les payer, qu'il ne gagneroit sur les marchandises. Aussi les lois sur le commerce n'y ont-elles guère de lieu; elles se réduisent à la simple police.

Le gouvernement ne sauroit être injuste sans avoir des mains qui exercent ces injustices: or il est impossible que ces mains ne s'emploient pour elles-mêmes. Le péculat est donc naturel dans les états despotiques.

Ce crime y étant le crime ordinaire, les confiscations y sont utiles. Par là on console le peuple; l'argent qu'on en tire est un tribut considérable que le prince lèveroit difficilement sur des sujets abîmés: il n'y a même dans ce pays aucune famille qu'on veuille conserver.

Dans les états modérés, c'est tout autre chose. Les confiscations rendroient la propriété des biens incertaines; elles dépouilleroient des enfants innocents, elles détruiroient une famille lorsqu'il ne s'agiroit que de punir un coupable. Dans les républiques, elles feroient le mal d'ôter l'égalité qui en fait l'ame, en privant un citoyen de son nécessaire physique 1.

2

Une loi romaine veut qu'on ne confisque que dans le cas de crime de lèse-majesté au premier chef. Il seroit souvent très sage de suivre l'esprit

' Il me semble qu'on aimoit trop les confiscations dans la république d'Athènes.

2 Authent. bona damnatorum. Cod. de bon. proscript, seu damn.

de cette loi, et de borner les confiscations à de certains crimes. Dans les pays où une coutume locale a disposé des propres, Bodin 1 dit très bien qu'il ne faudroit confisquer que les acquêts.

I

CHAPITRE XVI.

De la communication du pouvoir.

Dans le gouvernement despotique le pouvoir passe tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le visir est le despote lui-même, et chaque officier particulier est le visir. Dans le gouvernement monarchique le pouvoir s'applique moins immédiatement; le monarque, en le donnant, le tempère. Il fait une telle distribution de son autorité qu'il n'en donne jamais une partie qu'il n'en retienne une plus grande.

Ainsi, dans les états monarchiques, les gouverneurs particuliers des villes ne relèvent pas tellement du gouverneur de la province qu'ils ne relèvent du prince encore davantage; et les officiers particuliers des corps militaires ne dépendent pas tellement du général qu'ils ne dépendent du prince encore plus.

1 Liv. v, chap. III.

2 Ut esse Phobi dulcius lumen solet

Jamjam cadentis....

Dans la plupart des états monarchiques on a sagement établi que ceux qui ont un commandement un peu étendu ne soient attachés à aucun corps de milice; de sorte que, n'ayant de commandement que par une volonté particulière du prince, pouvant être employés et ne l'être pas, ils sont en quelque façon dans le service, et en quelque façon dehors.

Ceci est incompatible avec le gouvernement despotique : car si ceux qui n'ont pas un emploi actuel avoient néanmoins des prérogatives et des titres, il y auroit dans l'état des hommes grands par eux-mêmes; ce qui choqueroit la nature de ce gouvernement.

Que si le gouverneur d'une ville étoit indépendant du bacha, il faudroit tous les jours des tempéraments pour les accommoder; chose absurde dans un gouvernement despotique. Et de plus, le gouverneur particulier pouvant ne pas obéir, comment l'autre pourroit-il répondre de sa province sur sa tête?

Dans ce gouvernement l'autorité ne peut être balancée; celle du moindre magistrat ne l'est pas plus que celle du despote. Dans les pays modérés la loi est partout sage, elle est partout connue, et les plus petits magistrats peuvent la suivre : mais dans le despotisme, où la loi n'est que la volonté du prince, quand le prince seroit sage, comment

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