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Dès la fin du deuxième acte, les imitations des classiques foisonnent. Nous avons reconnu l'influence de Sophocle, de Sénèque, d'Ovide et peut-être de Servius. En outre, le Dolce paraît s'être appuyé un peu sur la traduction de B. C. Piccolomini et sur le remaniement de Guido da Pisa. Les sources ne lui manquaient point. C'était nn érudit qui connaissait bien les classiques, mais qui les entendait fort mal. Néanmoins, l'usage qu'il en fit en écrivant sa Didone, si nous exceptons Virgile, fut dans l'ensemble assez heureux.

LA DIDON SE SACRIFIANT

d'Etienne Jodelle

Etienne Jodelle, premier poète tragique français, n'écrivit que trois pièces de théâtre qui soient parvenues jusqu'à nous: la Cléopâtre Captive, tragédie, l'Eugène, comédie, et la Didon se sacrifiant, tragédie. Les deux premières pièces sont d'une certaine importance, étant le coup d'essai du théâtre classique français original. On connaît le témoignage d'Etienne Pasquier, qui, avec Charles de la Mothe, est la source la plus importante pour l'étude de la vie de Jodelle : « Il fit deux Tragédies, la Cléopâtre et Didon, et deux Comédies, la Rencontre et l'Eugène. La Rencontre ainsi appelée parce qu'au gros de la meslange, tous les personnages s'estoient trouvez pesle mesle casuellement dedans une maison, fuseau qui fut fort bien par lui demeslé par la closture du jeu. Ceste comédie, et la Cléopatre furent représentées devant le roi Henry à Paris en l'hostel de Reims, avecq'un grand applaudissement de toute la compagnie. Et depuis encores au College de Boncour, où toutes les fenestres estoient tapissées d'une infinité de personnages d'honneur, et la cour si plaine d'Escoliers que les portes du College en regorgeoient. Je le dy comme celuy qui estois present avecqu❜ le grand Turnebus en une mesme chambre » (1). A propos de cette citation l'abbé Goujet et d'autres ont voulu démontrer que l'Eugène et la Rencontre étaient une seule et même pièce. Mais il faut convenir que le résumé de Pasquier ne convient guère à l'Eugène. D'un autre côté

(1) Recherches de la France, Paris, 1617, in-4° VI, page 741.

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il paraît certain que l'Eugène fut la première comédie de Jodelle, d'abord parce que La Mothe en dit : « Car expressément l'on a meslé en ce volume plusieurs pièces faites par l'autheur, aux plus tendres ans de sa jeunesse, comme la Tragédie de la Clépâtre et la Comédie d'Eugène » (1). D'ailleurs nous savons d'après le prologue de l'Eugène que celui-ci fut la première comédie de Jodelle et qu'elle fut jouée à l'Hôtel de Reims :

Veu que l'exquis de ce vieil ornement
Ore se vouë aux princes seulement. (2)

J'ose conclure de là que l'Eugène et la Cléopâtre furent joués à l'Hôtel de Reims, la Cléopâtre et la Rencontre au Collège de Boncour. L'occasion pour la première représentation fut le retour victorieux de l'armée qui avait pris les << trois évêchés » : l'Eugène est tout plein d'allusions guerrières d'après lesquelles il paraît que la fête actuelle n'est qu'un sursis aux travaux, car il faudra prendre les armes de nouveau. Il s'agit du siège de Metz fait par Charles-Quint vers la fin de 1552. Les troupes françaises, qui avaient déjà conquis les trois évêchés, avaient été dispersées le 16 juillet de la même année. Donc, la représentation d'Eugène aurait eu lieu avant la fin de 1552, date donnée par La Mothe (3), non pas en 1553 comme le veulent Heinrich Morf (4) et M. Laumonier (5). Et il faudrait que la < pompe du bouc d'Estienne Jodelle » (6) eût lieu à la suite de la représentation du Collège de Boncour en 1553, vu que Ronsard dit expressément que ce fut au printemps.

Quant à la Didon de Jodelle, sa date de composition est encore plus incertaine que celle de la Cléopâtre et de l'Eugène. Les frères Parfaict veulent qu'elle ait suivi la Cléopâtre de près dans la même année 1552 (7). D'après

(1) Préface des œuvres de Jodelle, édition de 1574.

(2) vers 66-67. Pour les pièces de Jodelle, je suis l'édition de Viollet le Duc, dans le tome IV de l'Ancien Théâtre Français. Paris 1854. (3) loc cit.

(4) Geschichte der franzoesischen Lit. im Zeitalter der Renaissance, Strasbourg, 1914, in-8°.

(5) Ronsard Poète lyrique, Paris, 1909, in-8°, page 290.

(6) loc. cit.

(7) Dictionnaire des Théâtres, tome II page 293.

Viollet-le-Duc elle fut représentée en 1558 (1). D'autres encore ont supposé qu'elle fut composée à une date variant entre 1553 et 1560, selon Adolf Ebert en 1558 au plus tard (2). Mais je ne crois pas que la Didon fût encore terminée en 1558 parce que Jodelle dit dans le Recueil des Inscriptions que toutes les pièces qu'il avait commencées à cette époque étaient «pendues au croc». Il est vraisemblable qu'il la termina bientôt après cette débâcle (3). Il est fort douteux que la Didon fût jouée, si elle ne l'était par « Messire Charles Archevesque de Dol, de l'illustre maison d'Epinay, qui estant en Bretagne comme un Phare éclairant par ses vertus ceste coste de la France, a fait toujours cas des poésies de cet autheur, jusqu'à faire quelquesfois représenter somptueusement aucunes de ses Tragédies » (4).

La vie de Jodelle ne nous apprend pas grand chose qui soit utile. Nous savons pourtant qu'étant membre de la fameuse Pléiade il dut suivre le même cours d'étude que suivit Ronsard (5), ce que ses écrits montrent, du reste, car il écrivit des vers latins, des sonnets à la Pétrarque, etc... La popularité du théâtre italien en France à l'époque où il vécut se sent, à mon avis, dans son œuvre dramatique. Les textes, manuscrits ou imprimés purent lui être fournis par les littérateurs italiens à la cour, même par Du Bellay, qui revint d'Italie en 1557 (6). Puisque Du Bellay passa par Ferrare il n'est pas tout à fait impossible qu'il ait rapporté la Didone du Giraldi. Comme je l'ai indiqué, on a envisagé à maintes reprises les rapports possibles entre les tragédies de Jodelle et le théâtre italien. Louis Riccoboni le premier étudia la question et assura que « ce n'est pas la même

(1) Notice sur Jodelle dans le tome IV de l'Ancien Théâtre français (2) Entwickelungsgeschichte der franz. Trag. Gotha, 1856, in-8°. (3) On se souvient du fiasco de la représentation du masque présenté à l'Hôtel de Ville, le 17 février 1558. Voir le Recueil des Inscriptions, Paris, 1558, in-4o, et la vie de Jodelle, par Colletet de laquelle A. van Bever a donné une excellente édition annotée comme préface des Amours de Jodelle, (Paris, 1907).

(4) op. cit.

(5) Plutôt semblable; voir à ce sujet la thèse de N. Banachévitch, qui démontre que Jodelle fut sans doute élève de Muret, (Jean Bactier de La Péruse, Paris, 1925, in-8°. pp. 19-28).

(6) cf. H. Chamard: Joachim du Bellay.

chose (1). Creizenach retient cette opinion (2), s'appuyant sur plusieurs thèses allemandes dont la plus intéressante est celle de J. Friedrich (3). Le premier à démontrer une influence directe sur la Didon de Jodelle, autre que celle de Virgile, a été H. C. Lancaster, qui en rapproche un passage d'un extrait des Héroïdes (4). J'y reviendrai plus tard. Depuis le XVIe siècle Sainte-Beuve est presque le seul qui ait été charitable pour Jodelle. Il le compare avec ses contemporains de France et d'Italie, et il trouve de quoi louer dans ses choeurs qui sont d'après lui supérieurs à ses dialogues (5). Ebert (6), suivi par M. Faguet (7), constate au contraire, que ses dialogues valent mieux que ses chœurs (8). On s'est demandé, en outre, si Jodelle viola les unités. De celles de temps et d'action il n'est guère question, puisqu'il aborde l'action au moment où Enée est en train de partir, et la termine avec la mort de Didon, qui n'attend que ce départ pour se tuer. M. Rigal veut prouver pourtant que Jodelle viola l'unité de lieu. Il cite : « Encore que nostre Enée au havre nous envoye » (9) et « Haston sans aucun bruit au labeur nostre troupe » (10) pour prouver que le premier acte se passe au port de Carthage. Mais le fait que l'on y dirige ses pas ne prouve guère que l'on y est déjà arrivé. Et admettant que M. Rigal ait raison, le port n'est pas nécessairement si éloigné du palais pour que l'unité de lieu soit brisée. Dans le cinquième acte, qui a lieu certainement au havre, aussitôt que Didon est partie le chœur aperçoit Barce et lui adresse la parole :

(1) Réflexions... sur les différens théâtres de l'Europe, Paris, 1738, in-8°, page 108.

(2) Geschichte des neueren Dramas, Halle, 1893-1909, 4 vol., in8°, Tome II, page 441

(3) Die Didodramen des Dolce, Jodelle, und Marlowe, Kempten, 1888, in-8°.

(4) Romanic Review VI page 341.

(5) Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, Paris, 1843, in-8°, page 209 et suiv. (6) op. cit.

(7) La Tragédie française au XVI®, Paris 1912, in-8o, p. 81 et suiv. (8) Au sujet des chœurs de Jodelle voir les raisonnements un peu faibles de Reuter (Otto): Der Chor in der franz. Trag., Berlin 1904, page 24 et suiv.

(9) Didon I 9.

(10) loc. cit. vers 169.

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