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Jodelle a dû s'apercevoir de la faiblesse des récits italiens qui sont dans le goût du « Cinquecento ». Il a beaucoup raccourci la narration du suicide en y supprimant les détails par trop révoltants et en n'y faisant entrer que le nécessaire. C'est presque le goût de Racine. Du moins, c'est le goût français, bien différent des récits des Italiens.

Quant au jugement de cette tragédie, on ne doit pas trop la condamner. On lui reproche le manque d'action en disant que le départ d'Enée et la catastrophe sont déterminés dès le début. J'ai déjà indiqué l'injustice de cette critique (1) mais j'admets que la crise est manquée, le troisième acte est pour ainsi dire inexistant puisqu'il ne fournit que la matière d'un quatrième. Mais examinons l'Athalie de Racine. Son sujet est plus propre à la tragédie, bien entendu, et les événements y sont mieux ménagés. Mais tout y est prévu dès le premier acte, c'est surtout le cinquième qui est rempli d'action et de vigueur. Voilà exactement le cas de notre Didon. Elle n'est pas du tout ennuyeuse, Ju reste, les vers vigoureux et les pensées frappantes que l'on y trouve de temps à autre produisent un effet tout contraire; et sauf certains passages ridicules que j'ai cités pour la plupart, elle ne manque pas de dignité classique.

Quant aux défauts de langage et de style, Jodelle en commet moins que la plupart de ses contemporains. 11 n'est pas plus avare d'hiatus, de rimes équivoques et de jeux de mots, mais par contre il est rare que l'on puisse lui reprocher l'emploi de ces néologismes auxquels Ronsard s'adonnait avec tant de prodigalité, ou sauf les exemples cités, l'emploi de métaphores trop «tirés par les cheveux». En outre, Jodelle s'efforce toujours de conserver la couleur locale. Du Bellay dans sa Complainte de Didon appelle le temple érigé à la mémoire de Sichée une « église »; c'est un anachronisme que Jodelle se serait bien gardé de commettre (2).

Jodelle laisse entrevoir sa philosophie dans sa tragédie bien plus que nos Italiens. C'est que le Pazzi et le Dolce n'avaient rien à dire dans cet ordre d'idées, et que le Gi

(1) cf. ci-dessus, page 109.

(2) cf. Du Bellay: op. cit. vers 297.

raldi ne s'occupait que de la philosophie biblique des traités religieux, sauf quand il imitait, comme le Dolce, les idées de Sophocle ou de Sénèque. On a de lui une autre impression en lisant ses Ecatommiti où, tout en moralisant de la même façon que dans la Didone, il trahit sa complɛisance pour l'immoralité. Jodelle est moins rusé et plus franc, on peut croire que ses sentiments sont véridiques, qu'il dit ce qu'il pense.

C'était avant tout un pessimiste libertin. Pour lui, la vie c'est le néant :

et :

Tout n'est qu'un songe, une risée,
Un fantosme, une fable, un rien,

Qui tient nostre vie amusée

En ce qu'on ne peut dire sien. (1)

La mort est le loyer de nos biens et nos maux. (2) Son pessimisme est parfois railleur :

Ainsi les hauts dieux se reservent
Ce poinct, d'estre tous seuls contens;
Pendant que les bas mortels servent
Aux inconstances de leur temps.

motif qui se change bientôt en amertume :
Tant qu'aveuglez par le desir,
Auquel trop ils s'assujettissent,

Pour l'heur le malheur ils choisissent,

L'ombre du plaisir pour plaisir.

Mais quoy! veu telle incertitude,
L'homme sage, sans s'esmouvoir,
Reçoit ce qu'il faut recevoir,
Mocqueur de la vicissitude. (3)

D'un autre côté, il semble croire à l'immortalité de l'âme, et cela d'une façon que je n'aurais guère cru répandue en France au XVIe siècle :

(1) Didon I 361-364.

(2) Op. cit. II 410.

(3) Op. cit. I 333 et suiv.

A fin que, depeuplant et repeuplant la salle
De Pluton, l'entretien de ce monde s'egalle (1)

Quant aux sources de Jodelle, outre l'Enéide la principale était son éducation érudite. Pour les influences directes je pense qu'il ne restera pas de doute qu'il s'est servi librement d'Ovide et de Sénèque. Je suis persuadé aussi que la traduction de Du Bellay et les compilations de Ravisius Textor influencèrent la Didon. Je dirais la même chose pour la tragédie du Giraldi s'il y avait un moyen de prouver que Jodelle put la connaître. Les analogies entre les deux ouvrages sont nombreuses surtout dans la scène entre Anne et Barce, elles indiquent au moins que Jodelle avait une connaissance générale de la Didone du Giraldi. Pour y croire nous n'avons qu'à supposer qu'elle faisait partie de la bibliothèque d'un des littérateurs italiens amenés en France par Catherine de Médicis, que Du Bellay la rapporta d'Italie, enfin tout ce qu'on voudra. Il est moins difficile d'expliquer la façon dont Jodelle aurait connu la Didone du Dolce. Ici les ressemblances sont moins nombreuses, mais il y en a quand même d'assez frappantes. Mon avis c'est que Jodelle avait parcouru l'une et l'autre tragédie avant d'écrire la sienne. Qu'il les imitât ou non il devait les connaître. Les deux seules tragédies de lui qui nous soient parvenues sont la Cléopâtre et la Didon, et ce sont là les deux seuls sujets, excepté l'Orbecche, traités dans le théâtre tragique du Giraldi. (2). Mais le principal, c'est de savoir que la tragédie de Jodelle est bien meilleure que celles de ses prédécesseurs et que, à part certains remplissages, c'est une œuvre vraiment estimable.

(1) Op. cit. III 227-228.

(2) Ses autres pièces sont des tragi-comédies.

LA DIDON

de Guillaume de La Grange

Comme je l'ai déjà indiqué, la Didon de Guillaume de La Grange semble perdue. Je n'ai pu la trouver dans aucune bibliothèque ni collection privée, bien qu'elle ait fait partie de la bibliothèque de M. de Soleinne (numéro 815). L'étude la plus récente qui en ait été faite est celle des frères Parfaict. Mais comme nous le verrons, la perte de cet ouvrage n'est pas très grave, pour la raison même alléguée par M. Faguet : « Je regrette de n'avoir pu trouver la Didon de La Grange, jouée, d'après le Journal du Théâtre français en 1576 par les Confrères. D'après ce qu'en dit le Journal, La Grange doit avoir eu connaissance de la Didon de Dolce il y aurait intérêt à la comparer, et avec la Didon de Dolce, et avec la Didon de Jodelle. Le Journal assure, ce qui est bien probable, que le style et la versification de la Didon sont très faibles. » (2)

L'auteur du Journal a dû se tromper quant à la représentation de la Didon de La Grange, car d'après son titre, qui est reproduit dans le catalogue de la bibliothèque de

(1) M. Faguet fait sans doute allusion à l'ombre de Sichée et au << songe affreux », deux détails de la tragédie déjà mentionnés par les Parfaict. En cela, pourtant, M. Faguet aurait tout aussi bien pu cherchre l'influence du Pazzi, puisque l'ombre de Sichée ne fait pas le prologue chez le Dolce cómme chez le Pazzi et La Grange. Mais vu la fréquence dans le théâtre classique d'ombres qui font le prologue et de songes affreux et sinistres, il vaut mieux y voir tout simplement l'influence de Sénèque.

Du reste, M. Faguet n'a pas très bien saisi l'esprit des critiques offertes par l'auteur du Journal. (Cf. ci-dessous, page 127, note 1), (2) La Tragédie française au XVIe siècle, page 312,

Soleinne, elle ne fut point jouée : « Didon, tragédie de feu Guillaume de la Grange, natif de Sarlat en Périgort, excellent poète tragique; laquelle, tant pour l'argument, que la gravité des vers et sentences, oultre ce qu'elle n'a pas cy devant esté veue, n'est moins digne de voir que profitable à tous. Lyon, Benoist Rigaud, 1582,in-16. » Les frères Parfaict, qui ont fait l'étude la plus utile de cette tragédie, et qui rapportent l'histoire de sa publication, sont aussi de cet avis.(1) L'auteur du Journal, du reste, que ce soit le chevalier de Mouhy ou tout autre, ne fait guère que copier les critiques et les citations des frères Parfaict. En effet, la seule chose qu'il y ajoute c'est que la tragédie fut représentée par les Bazochiens et « qu'elle fit un grand effet par la singularité du rôle principal. » (2)

Nous savons peu de choses sur la vie de La Grange. En racontant les péripéties par lesquelles sa tragédie vit la lumière, les frères Parfaict nous donnent quelques renseignements. Il paraît que Du Verdier conseilla la publication de la pièce, d'autant plus qu'elle fut traitée d'une façon différente de celle de Jodelle. Outre quelques extraits de la Didon, les seules œuvres de La Grange qui aient été épargnées par le temps sont trois chants royaux qui valurent à leur auteur des prix aux Jeux Floraux de Toulouse en 1556, 1559 et 1561 (3). M. François de Gélis va faire paraître une notice sur La Grange, faisant partie de sa série de notices sur les poètes du XVIe siècle, lauréats des Jeux Floraux (4).

(1) Histoire du théâtre françois, tome III, page 388 et suiv.

(2) Journal du théâtre françois, folio 208 b. Ce manuscrit est le numéro 9229 du fonds français de la Bibliothèque Nationale. Il est très peu utile puisque son auteur s'inspire beaucoup, ce me semble, de son imagination quand il ne suit pas l'Histoire du théâtre français ou un autre recueil. Il se plaît surtout à indiquer le lieu et la date de la représentation des pièces dont il parle. Il veut que la Didon de Jodelle fût jouée bientôt après la Cléopâtre, et dans les mêmes circonstances. Mais il faut se rappeler que les données de ce manuscrit sont toujours discutables. (Cf. folio 122 b).

(3) M. Chinault, le secrétaire de l'Académie des Sciences de Toulouse, a eu l'amabilité de me transcrire les refrains de ces chants royaux, à savoir: «La nef toutjour maîtresse de l'orage », « La pure et simple forme exempte de matière et L'astre qui plus reluict au zodiaque oblique ».

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(4) Mémoires de l'Académie des Sciences... Toulouse, 1922 et suiv.

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