« MAGNANIME Énée, non, quand j'aurais pour garant la promesse de Jupiter, je n'espèrerais point aborder en Italie par ce ciel orageux. Les vents ont changé; ils s'élancent du couchant obscurci, prennent en travers nos vaisseaux : l'air se condense, et n'est bientôt plus qu'un nuage. Nous ne pouvons lutter contre la tourmente, et nos efforts sont impuissans. Puisque la fortune l'emporte, cédons, et suivons la route où elle nous appelle. Si les astres que j'ai observés avant l'orage ont été bien reconnus par moi, nous ne sommes pas loin des ports de Sicile et des rivages de votre frère Éryx. » «Je vois, dit le pieux Énée, que les vents nous portent vers la Sicile, et que tu luttes en vain contre leur furie. Livre-leur donc tes voiles. Où pourrais-je désirer, pour recueillir mes vaisseaux fatigués de la tempête, des rivages qui me soient plus chers que ceux où je vais retrouver Aceşte, digne descendant de Dardanus, et la terre où reposent les cendres de mon père Anchise? » IL dit, et les proues sont tournées vers les ports de Sicile; l'haleine favorable des zéphyrs vient enfler les voiles: la flotte est emportée rapide sur les ondes; et, pleins d'un doux transport, les Troyens abordent enfin le ri vage connu. CEPENDANT, du sommet d'un mont élevé, Aceste surpris voit de loin arriver des vaisseaux amis il accourt pour les recevoir, armé de ses traits, et couvert de la peau d'une ourse de Libye. Ce prince, issu d'une mère troyenne et du fleuve Crinise, était resté fidèle au souvenir de ses ancêtres. Il se réjouit du retour des Troyens; il leur prodigue les trésors d'un luxe champêtre; et leurs fatigues sont consolées par les secours de l'amitié. POSTERA quum primo stellas oriente fugarat Le lendemain, dès que les étoiles ont fui devant les premiers feux du jour, Énée rassemble ses compagnons épars sur le rivage, et, placé sur une éminence, il leur tient ce discours : « Nobles enfans de Dardanus, peuple dont l'origine remonte jusqu'aux dieux, l'année a parcouru le cercle de ses mois depuis que nous avons confié à la terre les cendres et les os de mon père, et que nous avons dressé pour ses mânes augustes de funèbres autels. Déjà même, si je ne me trompe, luit ce jour à jamais funeste (dieux! vous l'avez ainsi voulu), ce jour que je dois sans cesse honorer dans ma douleur. Ah! fussé-je exilé, errant dans les sables de Gétulie, ou surpris sur les mers d'Argos, ou captif dans Mycène, ce jour me verrait acquitter mes vœux, renouveler, selon nos usages, les pompes funéraires, et charger les autels de pieuses offrandes. Et maintenant, ce n'est pas, je le pense, sans la volonté, sans la faveur des dieux, nous voilà devant le tombeau qui renferme les cendres et les restes de mon père. Nous avons été conduits dans les ports d'un prince qui nous aime. Venez donc, et tous ensemble rendons à mon père les honneurs qui lui sont dus. Demandons-lui des vents propices : et puissé-je, avec son aveu, quand j'aurai bâti ma ville, renouveler tous les ans ce même hommage dans les temples qui lui seront consacrés! Aceste, né Troyen comme nous, accorde deux taureaux à chaque navire. Invoquez donc, dans vos banquets, et les dieux de notre patrie, et les dieux d'un prince hospitalier. Ce n'est pas tout : si la neuvième aurore, montrant à la terre un front radieux, annonce aux mortels un jour pur et serein, j'ordonnerai des jeux et d'abord nos vaisseaux disputeront le prix de la vitesse; puis les Troyens, dont l'agilité Aut jaculo incedit melior levibusque sagittis, Sic fatus, velat materna tempora myrto. Ad tumulum, magna medius comitante caterva. Fundit humi, duo lacte novo, duo sanguine sacro; « Salve, sancte parens; iterum salvete, recepti Nec tecum Ausonium, quicumque est, quærere Tibrim.» brille dans la course; et ceux qui, plus confians dans leur force, excellent à lancer le javelot et la flèche légère; et ceux enfin qui, plus hardis, affrontent le périlleux combat du ceste: qu'ils se présentent tous, et que les vainqueurs s'attendent à recevoir les palmes méritées. Mais aujourd'hui, gardez un silence religieux, et ceignez vos têtes de rameaux. >> IL dit, et voile son front du myrte consacré à sa mère. Helymus, le vieil Aceste, le jeune Ascagne, et ensemble tous les Troyens, imitent son exemple. Alors, descendant de la colline, et suivi de tous ses compagnons, le héros s'avance vers le tombeau d'Anchise. Là, suivant le rit des libations, il épanche sur le sol tumulaire deux vases remplis d'un vin pur, deux vases où écume un lait nouveau, et deux autres qui sont pleins du sang des victimes. Ensuite il jette des fleurs choisies sur la tombe, et s'écrie: «< Salut, ô mon père! salut encore une fois, cendres révérées, âme et ombre paternelle! Ah! c'est vainement qu'ici je vous retrouve, puisqu'il ne m'est pas donné de chercher avec vous ces rivages d'Italie, ces champs promis par les destins, et ce Tibre, quel qu'il soit, qui coule dans l'Ausonie! »> IL avait dit; et, du fond de l'asile consacré, sort un serpent monstrueux, qui déroule sept immenses anneaux, développe sept replis tortueux, embrasse mollement la tombe, et se glisse autour des autels. Son dos est émaillé d'azur, et l'or étincelle sur son écaille : tel, dans la nue, l'arc céleste brille aux rayons du soleil opposé, et se nuance de mille couleurs. A cet aspect, Énée s'étonne; le serpent promène en rampant, entre les vases et les coupes, ses longs anneaux : il effleure les mets sacrés, et, abandonnant les autels et |