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Lors qu'elle de loing iecte un brevet dans ma flamme;
Ie le sentis soubdain comme il me rabilloit,
Qu'aussitost devant luy ma fureur s'en alloit,
Qu'il me rendoit, vainqueur, en sa place mon ame.
Entre vous, qui de moy ces merveilles oyez,
Que me dictes vous d'elle? et, ie vous pri', veoyez
S'ainsi comme ie fais, adorer ie la dois?

Quels miracles en moy pensez vous qu'elle face
De son œil tout puissant, ou d'un ray de sa face,
Puis qu'en moy firent tant les traces de ses doigts?
XIX.

le trembloy devant elle, et attendoy, transy,
Pour venger mon forfaict quelque iuste sentence,
A moy mesme consent du poids de mon offense,
Lors qu'elle me dict: Va, ie te prens à mercy.
Que mon loz desormais par tout soit esclaircy :
Employe là tes ans; et sans plus, meshuy pense
D'enrichir de mon nom par tes vers nostre France;
Couvre de vers ta faulte, et paye moy ainsi.

Sus donc, ma plume, il fault, pour iouyr de ma peine,
Courir par sa grandeur d'une plus large veine.
Mais regarde à son œil, qu'il ne nous abbandonne.
Sans ses yeulx, nos esprits se mourroient languissants:
Ils nous donnent le cœur, ils nous donnent le sens.
Pour se payer de moy, il faut qu'elle me donne.

XX.

O vous, mauldicts sonnets, vous qui prinstes l'audace
De toucher à ma dame! ô malings et pervers,
Des Muses le reproche, et honte de mes vers!
Si ie vous feis iamais, s'il fault que ie me face

Ce tort de confesser vous tenir de ma race,
Lors pour vous les ruisseaux ne furent pas ouverts
D'Apollon le doré, des Muses aux yeulx verts;
Mais vous reçeut naissants Tisiphone en leur place.

Si l'ay oncq quelque part à la posterité,
le veulx que l'un et l'aultre en soit desherité.
Et si au feu vengeur dez or' ie ne vous donne,
C'est pour vous diffamer: vivez, chestifs, vivez;
Vivez aux yeulx de tous, de tout honneur privez;
Car c'est pour vous punir qu'ores ie vous pardonne.
XXI.

N'ayez plus, mes amis, n'ayez plus cette envie
Que ie cesse d'aymer; laissez moy, obstiné,
Vivre et mourir ainsi, puis qu'il est ordonné :
Mon amour, c'est le fil auquel se tient ma vie.
Ainsi me dict la fee; ainsin en Oeagrie
Elle feit Meleagre à l'amour destiné,
Et alluma sa souche à l'heure qu'il feut né,
Et dict: Toy et ce feu, tenez vous compaignie.

Elle le dict ainsin, et la fin ordonnee
Suyvit aprez le fil de cette destinee.
La souche (ce dict lon) au feu feut consommee;
Et dez lors (grand miracle!), en un mesme mom
On veid, tout à un coup, du miserable amant
La vie et le tison s'en aller en fumée.

1 Un billet, qui a la vertu d'un talisman. E. J.

XXII.

Quand tes yeulx conquerants estonné ie regarde,
l'y veoy dedans à clair tout mon espoir escrit,
l'y veoy dedans amour luy mesme qui me rit,
Et m'y monstre mignard le bonheur qu'il me garde.
Mais quand de te parler par fois ie me hazarde,
C'est lors que mon espoir desseiché se tarit;
Et d'advouer iamais ton œil, qui me nourrit,
D'un seul mot de faveur, cruelle, tu n'as garde.
Si tes yeulx sont pour moy, or veoy ce que ie dis:
Ce sont ceulx là, sans plus, à qui ie me rendis.
Mon Dieu, quelle querelle en toy mesme se dresse,
Si ta bouche et tes yeulx se veulent desmentir!
Mieulx vault, mon doulx tourment, mieulx vault les despar-
Et que ie prenne au mot de tes yeulx la promesse. [tir,
XXIII.

Ce sont tes yeulx trenchants qui me font le courage :
Ie veoy saulter dedans la gaye liberté,

Et mon petit archer, qui meine à son costé
La belle gaillardise et le plaisir volage.

Mais aprez, la rigueur de ton triste langage
Me monstre dans ton cœur la fiere honnesteté;
Et condamné, ie veoy la dure chasteté
Là gravement assise, et la vertu sauvage.
Ainsi mon temps divers par ces vagues se passe;
Ores son œil m'appelle, or' sa bouche me chasse.
Helas! en cet estrif, combien ay ie enduré!

Et puis, qu'on pense avoir d'amour quelque asseurance:
Sans cesse nuict et iour à la servir ie pense,
Ny encor de mon mal ne puis estre asseuré.

XXIV.

Or dis ie bien, mon esperance est morte;
Or' est ce faict de mon ayse et mon bien.
Mon mal est clair : maintenant ie veoy bien,
l'ay espousé la douleur que ie porte.
Tout me court sus, rien ne me reconforte,
Tout m'abbandonne, et d'elle ie n'ay rien,
Sinon tousiours quelque nouveau soustien,
Qui rend ma peine et ma douleur plus forte.
Ce que l'attens, c'est un iour d'obtenir
Quelques souspirs des gents de l'advenir;
Quelqu'un dira dessus moy par pitié :
Sa dame et lui nasquirent destinez,
Egualement de mourir obstinez,
L'un en rigueur, et l'aultre en amitié.

XXV.

l'ay tant vescu, chestif, en ma langueur,
Qu'or' i'ay veu rompre, et suis encor en vie,
Mon esperance avant mes yeulx ravie,
Contre l'escucil de sa fiere rigueur.

Que m'a servy de tant d'ans la longueur?
Elle n'est pas de ma peine assouvie :
Elle s'en rit, et n'a point d'aultre envie
Que de tenir mon mal en sa vigueur.
Doncques i'auray, malheureux en aymant,
Tousiours un cœur, tousiours nouveau tourment.
le me sens bien que i'en suis hors d'haleine,

Prest à laisser la vie soubs le fais :
Qu'y feroit on, sinon ce que ie fais?
Piqué du mal, ie m'obstine en ma peine.
XXVI.

Puis qu'ainsi sont mes dures destinees,
l'en saouleray, si ie puis, mon soucy.
Si i'ay du mal, elle le veult aussi :
l'accompliray mes peines ordonnees.
Nymphes des bois, qui avez, estonnees,
De mes douleurs, ie croy, quelque mercy,
Qu'en pensez vous? puis ie durer ainsi,
Si à mes maulx trefves ne sont donnees?
Or si quelqu'une à m'escouter s'encline,
Oyez, pour Dieu, ce qu'ores ie devine :
Le iour est prez que mes forces ia vaines

Ne pourront plus fournir à mon tourment.
C'est mon espoir : si ie meurs en aymant,
Adonc, ie croy, failliray ie à mes peines.

XXVII.

Lors que lasse est de me lasser ma peine,
Amour, d'un bien mon mal refreschissant,
Flatte au cœur mort ma playe languissant,
Nourrit mon mal, et luy faict prendre haleine;
Lors ie conceoy quelque esperance vaine :
Mais aussitost ce dur tyran, s'il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,
Pour l'estouffer, cent tourments il m'ameine
Encor tout frez; lors ie me vois blasmant
D'avoir esté rebelle à mon tourment.
Vive le mal, ô dieux ! qui me devore!

Vive à son gré mon tourment rigoureux!
O bienheureux et bienheureux encore,
Qui sans relasche est tousiours malheureux!

XXVIII.

Si contre amour ie n'ay aultre deffense,
Ie m'en plaindray, mes vers le mauldiront,
Et aprez moy les roches rediront

Le tort qu'il faict à ma dure constance.

Puis que de luy i'endure cette offense,
Au moins tout hault mes rhythmes le diront,
Et nos nepveus, alors qu'ils me liront,
En l'oultrageant, m'en feront la vengeance.

Ayant perdu tout l'ayse que i'avois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S'on sçait l'aigreur de mon triste soucy,
Et feust celuy qui m'a faict cette playe,
Il en aura, pour si dur cœur qu'il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.
XXIX.

Ia reluisoit la benoiste iournee
Que la nature au monde te debvoit,
Quand des thresors qu'elle te reservoit
Sa grande clef te feut abbandonnee.
Tu prins la grace à toi seule ordonnee;
Tu pillas tant de beaultez qu'elle avoit,
Tant qu'elle, fiere, alors qu'elle te veoid,
En est par fois elle mesme estonnee.

Ta main de prendre enfin se contenta :
Mais la nature encor te presenta,
Pour t'enrichir, cette terre où nous sommes.
Tu n'en prins rien; mais en toy tu t'en ris,
Te sentant bien en avoir assez pris
Pour estre icy royne du cœur des hommes.
CHAPITRE XXIX.

De la moderation.

Comme si nous avions l'attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu de façon qu'elle en deviendra vicieuse, si nous l'embrassons d'un desir trop aspre et violent. Ceulx qui disent qu'il n'y a iamais d'excez en la vertu, d'autant que ce n'est plus vertu si l'excez y est, se iouent des paroles :

Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,

Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam 1. C'est une subtile consideration de la philosophie: on peult et trop aymer la vertu, et se porter excessifvement en une action iuste. A ce biais s'accommode la voix divine : « Ne soyez pas plus sages qu'il ne fault; mais soyez sobrement sages2. » l'ay veu tel grand 3 blecer la reputation de sa religion, pour se monstrer religieux oultre tout exemple des hommes de sa sorte. l'ayme des natures temperees et moyennes : l'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense, elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de Pausanias 4, qui donna la premiere instruction, et porta la premiere pierre, à la mort de son fils; ny le dictateur Posthumius 5, qui feit mourir le sien, que l'ardeur de ieunesse avoit heureusement poulsé sur les ennemis un peu avant son reng, ne me semble si iuste comme estrange: et n'ayme ny à conseiller ny à suyvre une vertu si sauvage et si chere. L'archer qui oultrepasse le blanc fault, comme celuy qui n'y arrive pas; et les yeulx me troublent à monter à coup vers une grande lumiere, egualement comme à devaller à l'umbre. Callicles, en Platon", dict l'extre

Le sage n'est plus sage, le juste n'est plus juste, si son amour pour la vertu va trop loin. HOR. Epist. I, 6, 15. 2 S. PAUL, Ép. aux Romains, XII, 3.

3 Il y a apparence que Montaigne veut parler ici de Henri III, roi de France. Sixte V disait au cardinal de Joyeuse : « Il n'y a rien que votre roi n'ait fait et ne fasse pour être moine; ni que je n'aie fait, moi, pour ne l'être point. » C.

4 DIODORE DE SICILE, XI, 45; le scoliaste de THUCYDIDE, I, 134; CORNELIUS NÉPOS, Pausanias, c. 5; STOBÉE, Serm. 38 TZETZÈS, Chiliad. XII, 477, etc. J. V. L.

VALÈRE MAXIME, II, 7; DIODORE DE SICILE, XII, 17, trad. d'Amyot; TITE-LIVE, IV, 29, etc. C.

6 Dans le Gorgias. Voyez AULU-GELLE X, 22. J. V. L.

mité de la philosophie estre dommageable, et | riage: voylà pourquoy le plaisir qu'on en tire conseille de ne s'y enfoncer oultre les bornes du ce doibt estre un plaisir retenu, serieux, et meslé proufit; que prinse avec moderation, elle est plai- à quelque severité; ce doibt estre une volupté sante et commode; mais qu'enfin elle rend un aulcunement prudente et consciencieuse. Et parhomme sauvage et vicieux, desdaigneux des re- ce que sa principale fin c'est la generation, il y ligions et loix communes, ennemy de la conver- en a qui mettent en doubte si, lors que nous somsation civile, ennemy des voluptez humaines, mes sans l'esperance de ce fruict, comme quand incapable de toute administration politique, et elles sont hors d'aage ou enceinctes, il est perde secourir aultruy et de se secourir soy mesme, mis d'en rechercher l'embrassement: c'est un hopropre à estre impuneement souffletté. Il dict vray; micide à la mode de Platon1. Certaines nations, car en son excez, elle esclave nostre naturelle et entre aultres la mahumetane, abominent la franchise, et nous desvoye, par une importune conionction avecques les femmes enceinctes; plusubtilité, du beau et plain chemin que nature sieurs aussi avecques celles qui ont leurs flueurs. nous trace. Zenobia ne recevoit son mary que pour une charge; et cela faict, elle le laissoit courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement loy de recommencer : brave et genereux exemple de mariage. C'est de quelque poëte3 disetteux et affamé de ce deduit, que Platon emprunta cette narration: Que Iupiter feit à sa femme une si chaleureuse charge un iour, que ne pouvant avoir patience qu'elle eust gaigné son lict, il la versa sur le plancher; et par la vehemence du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes qu'il venoit de prendre avec les aultres dieux en sa cour celeste; se vantant qu'il l'avoit trouvé aussi bon ce coup là, que lors que premierement il la depucella à cachettes de leurs parents.

L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres legitime : la theologie ne laisse pas de la brider pourtant et de la restreindre. Il me semble avoir leu aultrefois chez sainct Thomas', en un endroict où il condemne les mariages des parents ez degrez deffendus, cette raison parmy les aultres, qu'il y a dangier que l'amitié qu'on porte à une telle femme soit immoderee; car si l'affection maritale s'y treuve entiere et parfaicte comme elle doibt, et qu'on la surcharge encores de celle qu'on doibt à la parentele, il n'y a point de doubte que ce surcroist n'emporte un tel mary hors les barrieres de la raison.

Les roys de Perse appelloient leurs femmes à la compaignie de leurs festins; mais quand le vin venoit à les eschauffer en bon escient, et qu'il falloit tout à faict lascher la bride à la volupté, ils

Les sciences qui reiglent les mœurs des hommes, comme la theologie et la philosophie, elles se meslent de tout il n'est action si privee et secrette qui se desrobbe de leur cognoissance et iurisdiction. Bien apprentis sont ceulx qui syndicquent leur liberté : ce sont les femmes qui communiquent tant qu'on veult leurs pieces à gar-les renvoyoient en leur privé, pour ne les faire sonner; à medeciner, la honte le deffend. Ie veulx donc, de leur part, apprendre cecy aux maris, s'il s'en treuve encores qui y soient trop acharnez : c'est que les plaisirs mesmes qu'ils ont à l'accointance de leurs femmes sont reprouvez, si la moderation n'y est observee, et qu'il y a dequoy faillir en licence et desbordement en ce subiect là, comme en un subiect illegitime. Ces encheriments deshontez, que la chaleur premiere nous suggere en ce ieu, sont non indecemment seulement, mais dommageablement employez envers nos femmes. Qu'elles apprennent l'impudence au moins d'une aultre main : elles sont tousiours assez esveillees pour nostre besoing. Ie ne m'y suis servy que de l'instruction naturelle et simple.

C'est une religieuse liaison et devote que le ma

1 Dans la Secunda Secundæ, quæst. 154, art. 9. C.

participantes de leurs appetits immoderez; et faisoient venir en leur lieu des femmes ausquelles ils n'eussent point cette obligation de respect 4. Touts plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logees en toute sorte de gents. Epaminondas avoit faict emprisonner un garson desbauché; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faveur : il l'en refusa, et l'accorda à une sienne garse qui aussi l'en pria; disant, «que c'estoit une gratification deue à une amie, non à un capitaine". » Sophocles estant compaignon en la preture avecques Pericles, voyant de cas de fortune

I Lois, VIII, pag. 912, éd. de Francfort, 1602. C.

2 TRÉBELLIUS POLLION, Triginta tyrann. c. 30. C.

3 Ce poëte est Homère. Voyez l'Iliade, XIV, 294; et PLATON, République, III, p. 612, éd. de 1602. Voyez aussi BAYLE. à l'article Junon, note 1. C.

4 PLUTARQUE, Préceptes de mariage, c. 14. C.

5 ID. Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, c. 9, trad. d'Amyot. C.

passer un beau garson : « O le beau garson que voylà ! » dict il à Pericles. « Cela seroit bon à un aultre qu'à un preteur, luy dict Pericles, qui doibt avoir non les mains seulement, mais aussi les yeulx chastes1.» Aelius Verus l'empereur respondit à sa femme, comme elle se plaignoit dequoy il se laissoit aller à l'amour d'aultres femmes, « qu'il le faisoit par occasion conscientieuse, d'autant que le mariage estoit un nom d'honneur et dignité, non de folastre et lascive concupiscence 2. » Et nostre histoire ecclesiastique a conservé avecques honneur la memoire de cette femme qui repudia son mary, pour ne vouloir seconder et soustenir ses attouchements trop insolents et desbordez. Il n'est, en somme, aulcune si iuste volupté en laquelle l'excez et l'intemperance ne nous soit reprochable.

noit du bon temps, et que ce qu'on luy avoit en-
ioinct pour peine luy tournoit à commodité :
parquoy ils se radviserent de le rappeller prez de
sa femme et en sa maison, et luy ordonnerent de
s'y tenir, pour accommoder leur punition à son
ressentiment. Car à qui le ieusne aiguiseroit la
santé et l'alaigresse, à qui le poisson seroit plus
appetissant que la chair, ce ne seroit plus recepte
salutaire: non plus qu'en l'aultre medecine, les
drogues n'ont point d'effect à l'endroict de celuy
qui les prend avecques appetit et plaisir; l'amer-
tume et la difficulté sont circonstances servants
à leur operation. Le naturel qui accepteroit la
rubarbe comme familiere, en corromproit l'usage;
il fault que ce soit chose qui blece nostre esto-
mach
pour le guarir et icy fault la reigle com-
mune, que les choses se guarissent par leurs
contraires; car le mal y guarit le mal.

Cette impression se rapporte aulcunement à cette aultre si ancienne, de penser gratifier au ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui feut universellement embrassee en toutes

Mais, à parler en bon escient, est ce pas un miserable animal que l'homme? A peine est il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de gouster un seul plaisir entier et pur; encores se met il en peine de le retrencher par discours : il n'est pas assez chestif, si par art et par estude il n'aug-religions. Encores du temps de nos peres, Amurat,

mente sa misere:

Fortunæ miseras auximus arte vias 3.

en la prinse de l'Isthme, immola six cents ieunes hommes grecs à l'ame de son pere, à fin que ce sang servist de propitiation à l'expiation des pe

couvertes en nostre aage, pures encores et vierges au prix des nostres, l'usage en est aulcunement receu par tout; toutes leurs idoles s'abbruvent de sang humain, non sans divers exemples d'horrible cruauté: on les brusle vifs, et demy rostis on les retire du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles; à d'aultres, voire aux femmes, on les escorche vifves, et de leur peau ainsi sanglante en revest on et masque d'aultres. Et non moins d'exemples de constance et resolution; car ces pauvres gents sacrifiables, vieillards, femmes, enfants, vont, quelques iours avant, questants eulx mesmes les aumosnes pour l'offrande de leur sacrifice, et se presentent à la boucherie, chantants et dansants avecques les assistants.

La sagesse humaine faict bien sottement l'inge-chez du trespassé. Et en ces nouvelles terres desnieuse, de s'exercer à rabbattre le nombre et la doulceur des voluptez qui nous appartiennent; comme elle faict favorablement et industrieusement, d'employer ses artifices à nous peigner et farder les maulx, et en alleger le sentiment. Si i'eusse esté chef de part, i'eusse prins aultre voye plus naturelle, qui est à dire, vraye, commode et saincte; et me feusse peut estre rendu assez fort pour la borner: quoy que nos medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eulx, ne treuvent aulcune voye à la guarison, ny remede aux maladies du corps et de l'ame, que par le torment, la douleur et la peine. Les veilles, les ieusnes, les haires, les exils loingtains et solitaires, les prisons perpetuelles, les verges, et aultres afflictions, ont esté introduictes pour cela: mais en telle condition, que ce soient veritablement afflictions, et qu'il y ayt de l'aigreur poignante; et qu'il n'en advienne point comme à un Gallio, lequel ayant esté envoyé en exil en l'isle de Lesbos, on feut adverty à Rome qu'il s'y don-belle et forte ville qui feust soubs le ciel, luy ad

1 CICERON, de Officiis, 1, 40. C.

2 SPARTIEN, Verus, c. 5. J. V. L.

3 Nous avons travaillé nous-mêmes à augmenter la misère de notre condition. PROPERCE, III, 7, 44.

4 Sénateur romain exilé pour avoir déplu à Tibère. TACITE, Annales, VI, 3. C.

Les ambassadeurs du roy de Mexico, faisants entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maistre, aprez luy avoir dict qu'il avoit trente vassaulx, desquels chascun pouvoit assembler cent mille combattants, et qu'il se tenoit en la plus

iousterent qu'il avoit à sacrifier aux dieux cin quante mille hommes par an. De vray, ils disent qu'il nourrissoit la guerre avecques certains grands peuples voysins, non seulement pour l'exercice de la ieunesse du païs, mais principalement

pour avoir dequoy fournir à ses sacrifices par | prins des presbtres de la ville de Saïs en Aegypte, des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bienvenue dudict Cortez, ils sacrifierent cinquante hommes tout à la fois. Ie diray encores ce conte: aulcuns de ces peuples ayants esté battus par luy, envoyerent le recognoistre et rechercher d'amitié; les messagers luy presenterent trois sortes de presents, en cette maniere : Seigneur, voylà cinq esclaves: si tu es un dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les, et nous t'en amerrons davantage; si tu es un dieu debonnaire, voylà de l'encens et des plumes; si tu es homme, prens les oyseaux et les fruicts que voycy.

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CHAPITRE XXX.

Des Cannibales.

Quand le roy Pyrrhus passa en Italie, aprez qu'il eut recogneu l'ordonnance de l'armee que les Romains luy envoyoient au devant : « Ie ne sçay, dict il, quels barbares sont ceulx cy (car les Grecs appelloient ainsi toutes les nations estrangieres), mais la disposition de cette armee que ie veoy n'est aulcunement barbare 1. » Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius feit passer en leur païs'; et Philippus, voyant d'un tertre l'ordre et distribution du camp romain, en son royaume, soubs Publius Sulpicius Galba 3. Voylà comment il se fault garder de s'attacher aux opinions vulgaires, et les fault iuger par la voye de la raison, non par la voix commune.

l'ay eu long temps avecques moy un homme qui avoit demeuré dix ou douze ans en cet aultre monde qui a esté descouvert en nostre siecle, en l'endroict où Villegagnon print terre 4, qu'il surnomma la France antartique. Cette descouverte d'un païs infiny semble estre de consideration. Je ne sçay si ie me puis respondre qu'il ne s'en face à l'advenir quelque aultre, tant de personnages plus grands que nous ayants esté trompez en cette cy. l'ay peur que nous ayons les yeulx plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n'avons de capacité : nous embrassons tout, mais nous n'estreignons que du vent. Platon 5 introduict Solon racontant avoir ap

1 PLUTARQUE, Vie de Pyrrhus, c. 8, trad. d'Amyot. C.

2 ID. Vie de Flaminius, c. 3. Mais Montaigne altère un peu le récit de l'historien. C.

3 TITE-LIVE, XXXI, 34. C.

4 Au Brésil, où il arriva en 1557. Voyez BAYLE, au mot Villegagnon.

5 Dans le Timée. On trouve la traduction de tout ce récit dans les Pensées de Platon, seconde édition, page 384. J. V.L.

1555

que iadis et avant le deluge, il y avoit une grande isle nommee Atlantide, droict à la bouche du destroict de Gibaltar 1, qui tenoit plus de païs que l'Afrique et l'Asie toutes deux ensemble; et que les roys de cette contree là, qui ne possedoient pas seulement cette isle, mais s'estoient estendus dans la terre ferme si avant, qu'ils tenoient de la largeur d'Afrique iusques en Aegypte, et de la longueur de l'Europe iusques en la Toscane, entreprinrent d'eniamber iusques sur l'Asie, et subiuguer toutes les nations qui bordent la mer Mediterranee iusques au golfe de la mer Maiour2; et pour cet effect, traverserent les Espaignes, la Gaule, l'Italie, iusques en la Grece, où les Atheniens les sousteinrent: mais que quelque temps aprez, et les Atheniens, et eulx, et leur isle, feurent engloutis par le deluge. Il est bien vraysemblable que cet extreme ravage d'eau ayt faict des changements estranges aux habitations de la terre, comme on tient que la mer a retrenché la Sicile d'avecques l'Italie;

Hæc loca, vi quondam et vasta convulsa ruina,

Dissiluisse ferunt, quum protenus utraque tellus
Una foret 3.

Chypre, d'avecques la Surie; l'isle de Negre-
pont, de la terre ferme de la Booce; et ioinct
ailleurs les terres qui estoient divisees, com-
blant de limon et de sable les fosses d'entre
deux :

Sterilisque diu palus, aptaque remis, Vicinas urbes alit, et grave sentit aratrum 4. Mais il n'y a pas grande apparence que cette isle soit ce monde nouveau que nous venons de descouvrir : car elle touchoit quasi l'Espaigne 5, et ce seroit un effect incroyable d'inondation, de l'en avoir reculée comme elle est, de plus de douze cents lieues; oultre ce que les navigations des modernes ont desia presque descouvert que ce n'est point une isle, ains terre ferme et continente avecques l'Inde orientale d'un costé, et avecques les terres qui sont soubs les deux poles 1 Ou Gibraltar, comme nous disons aujourd'hui. Nicot met l'un et l'autre. C.

2 Qu'on nomme à présent la mer Noire. C.

3 Autrefois ces terres n'étaient, dit-on, qu'un même continent; par un violent effort, l'onde en fureur les sépara. VIRG. Énéide, III, 414 sq.

4 Un marais longtemps stérile, et traversé par les rames, connaît maintenant la charrue, et nourrit les villes voisines. HOR. Art poétique, 6, 65.

5 Platon ne dit rien de semblable. On trouve aussi dans les phrases suivantes quelques erreurs géographiques répandues sans doute par les premiers voyageurs qui parcoururent le nouveau monde. J. V. L.

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