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Cent escholiers ont prins la verole, avant que d'estre arrivez à leur leçon d'Aristote, De la temperance. Cicero disoit que quand il vivroit la vie de deux hommes, il ne prendroit pas le loisir d'estudier les poëtes lyriques ; et ie treuve ces ergotistes plus tristement encores inutiles. Nostre enfant est bien plus pressé il ne doibt au paidagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie, le demourant est deu à l'action. Employons un temps si court aux instructions necessaires. Ce sont abus : ostez toutes ces sub

soit ennemy de nos plaisirs. Si la fortune commune luy fault, elle luy eschappe1, ou elle s'en passe, et s'en forge une aultre toute sienne, non plus flottante et roulante. Elle sçait estre riche, et puissante, et sçavante, et coucher en des matelats musquez; elle aime la vie, elle aime la beaulté, et la gloire, et la santé mais❘ son office propre et particulier, c'est sçavoir user de ces biens là reigleement, et les sçavoir perdre constamment; office bien plus noble qu'aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme, et y peut on ius-tilitez espineuses de la dialectique, dequoy nostement attacher ces escueils, ces halliers, et ces monstres.

Si ce disciple se rencontre de si diverse condition, qu'il ayme mieulx ouyr une fable que la narration d'un beau voyage, ou un sage propos, quand il l'entendra; qui, au son du tabourin qui arme la ieune ardeur de ses compaignons, se destourne à un aultre qui l'appelle au ieu des batteleurs; qui, par souhait, ne treuve plus plaisant et plus doulx revenir pouldreux et victorieux d'un combat, que de la paulme ou du bal, avecques le prix de cet exercice: ie n'y treuve aultre remede, sinon qu'on le mette pastissier dans quelque bonne ville, feust il fils d'un due; suyvant le precepte de Platon, « qu'il fault | colloquer les enfants, non selon les facultez de leur pere, mais selon les facultez de leur

ame. »

Puis que la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa leçon comme les aultres aages, pourquoy ne la luy communique lon?

Udum et molle lutum est; nunc nunc properandus, et acri
Fingendus sine fine rota 3.

On nous apprend à vivre quand la vie est passee.

1 C'est-à-dire, la vertu se dérobe à l'influence de la fortune commune, ou même elle s'en sépare tout à fait, et se forge une autre fortune que la sienne, etc. LEF....

2 L'édition de 1802 porte: Ie n'y treuve aultre remede, sinon que de bonne heure son gouverneur l'estrangle, s'il est sans tesmoings; ou qu'on le mette pastissier dans, etc. Et en note: « Ce passage très-remarquable ne se trouve dans aucune édition des Essais; mais il est écrit de la main de Montaigne à la marge de l'exemplaire qu'il a corrigé... » N.- Si ce passage, en effet très-remarquable, ne se trouve point dans les anciennes éditions, c'est que sans doute il ne fut point conservé par Montaigne, dont l'esprit était trop éclairé pour ne pas reconnaître, après quelques réflexions, les abus horribles que produirait l'usage d'un tel remède. Cette suppression est une nouvelle preuve que le manuscrit publié par mademoiselle de Gournay est postérieur aux annotations écrites par Montaigne sur l'exemplaire de l'édition de 1588, que M. Naigeon a suivi. LEF.... 3 L'argile est encore molle et humide: vite, hâtons-nous, et, sans perdre un instant, façonnons-la sur la roue. PERS. III, 23.

tre vie ne se peult amender; prenez les simples discours de la philosophie; scachez les choisir et traicter à poinct: ils sont plus aysez à concevoir qu'un conte de Boccace; un enfant en est capable au partir de la nourrice, beaucoup mieulx que d'apprendre à lire ou escrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la decrepitude.

Ie suis de l'advis de Plutarque, qu'Aristote n'amusa pas tant son grand disciple à l'artifice de composer syllogismes, ou aux principes de geometrie, comme à l'instruire des bons preceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et temperance, et l'asseurance de ne rien craindre; et avecques cette munition, il l'envoya encores enfant subiuguer l'empire du monde à tout trente mille hommes de pied, quatre mille chevaulx, et quarante-deux mille escus seulement. Les aultres arts et sciences, dict il, Alexandre les honnoroit bien, et louoit leur excellence et gentillesse; mais pour plaisir qu'il y prinst, il n'estoit pas facile à se laisser surprendre à l'affection de les vouloir exercer.

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1 Dans un passage cité par Sénèque, Epist. 49, M. Mai a placé ce fragment parmi ceux du quatrième livre de la Répu blique. Voyez notre édition de Cicéron, tom. XXIX, pag. 334. La réflexion suivante est aussi de Sénèque: Eodem modo dialecticos; tristius inepti sunt. J. V. L.

2 Jeunes gens, vieillards, tirez de là de quoi régler votre conduite; faites-vous des provisions pour le triste hiver do la vie. PERS. V, 64.

3 DIOGENE LAERCE, X, 122. C.

quoy que ce soit de ses plus haults discours et plus salutaires.

Æque pauperibus prodest, locupletibus æque; Et, neglecta, æque pueris senibusque nocebit 1. Ainsi, sans doubte, il choumera moins que les aultres. Mais comme les pas que nous employons à nous promener dans une gallerie, quoy qu'il y en ayt trois fois autant, ne nous lassent pas comme ceulx que nous mettons à quelque chemin desseigné : aussi nostre leçon se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir; les ieux mesmes et les exercices seront une bonne partie de l'estude, la course, la luicte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaulx et des armes. Ie veulx que la bienseance exterieure, et l'entregent, et la disposition de la personne, se façonne quand et quand l'ame. Ce n'est pas une ame, ce n'est pas un corps qu'on dresse ; c'est un homme : il n'en fault pas faire à deux; et comme

lancholique d'un furieux maistre d'eschole; ie ne | veulx pas corrompre son esprit à le tenir à la gehenne et au travail, à la mode des aultres, quatorze ou quinze heures par iour, comme un portefais; ny ne trouveroy bon, quand, par quelque complexion solitaire et melancholique, on le verroit addonné d'une application trop indiscrette à l'estude des livres, qu'on la luy nourrist: cela les rend ineptes à la conversation civile, et les destourne de meilleures occupations. Et combien ay ie veu de mon temps d'hommes abbestis par temeraire avidité de science? Carneades s'en trouva si affolé1, qu'il n'eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ny ne veulx gaster ses mœurs genereuses par l'incivilité et barbarie d'aultruy. La sagesse françoise a esté anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenoit de bonne heure, et n'avoit gueres de tenue. A la verité, nous veoyons encores qu'il n'est rien si gentil que les petits enfants en France; mais ordinairement ils trompent l'esperance qu'on en a conceue; et hommes faicts, on n'y veoid aul-dict Platon 3, il ne fault pas les dresser l'un sans cune excellence : i̇'ay ouy tenir à gents d'entendement que ces colleges où on les envoye, dequoy ils ont foison, les abbrutissent ainsin.

Au nostre, un cabinet, un iardin, la table et le lict, la solitude, la compaignie, le matin et le vespre, toutes heures luy seront unes, toutes places luy seront estude: car la philosophie, qui comme formatrice des iugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilege de se mesler par tout. Isocrates l'orateur estant prié en un festin de parler de son art, chascun treuve qu'il eut raison de respondre : « Il n'est pas maintenant temps de ce que ie sçay faire; et ce dequoy il est maintenant temps, ie ne le sçay pas faire : » car de presenter des harangues ou des disputes de rhetorique à une compaignie assemblee pour rire et faire bonne chere, ce seroit un meslange de trop mauvais accord; et autant en pourroit on dire de toutes les aultres sciences. Mais quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l'homme et de ses debvoirs et offices, ç'a esté le iugement commun de touts les sages, que pour la doulceur de sa conversation, elle ne debvoit estre refusee ny aux festins ny aux ieux; et Platon l'ayant invitee à son Convive3, nous veoyons comme elle entretient l'assistance, d'une façon molle et accommodee au temps et au lieu,

IDIOGÈNE LAERCE, IV, 62. C.

2 PLUTARQUE, Symposiaques, I, 1. C.

3 Ici convive signifie festin, repas. Amyot emploie souvent ce mot en ce sens-là dans sa traduction de Plutarque. C.

l'aultre, mais les conduire egualement, comme une couple de chevaulx attellez à mesme timon; et, à l'ouyr, semble il pas prester plus de temps et plus de solicitude aux exercices du corps, et estimer que l'esprit s'en exerce quand et quand, et non au contraire ?

Au demourant, cette institution se doibt conduire par une severe doulceur, non comme il se faict: au lieu de convier les enfants aux lettres, on ne leur presente, à la verité, qu'horreur et cruauté. Ostez moy la violence et la force: il n'est rien, à mon advis, qui abbastardisse et estourdisse si fort une nature bien nee. Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le chastiement, ne l'y endurcissez pas : endurcissez le à la sueur et au froid, au vent, au soleil, et aux hazards qu'il luy fault mespriser; ostez luy toute mollesse et delicatesse au vestir et coucher, au manger et au boire; accoustumez le à tout; que ce ne soit pas un beau garson et dameret, mais un garson vert et vigoreux. Enfant, homme vieil, i'ay tousiours creu et jugé de mesme. Mais, entre aultres choses, cette police de la pluspart de nos colleges m'a tousiours despleu: on eust failly, à l'adventure, moins dommageablement, s'inclinant vers

Elle est utile aux riches; elle l'est également aux pauvres : jeunes gens, vieillards, ne la négligeront pas sans s'en repentir HOR. Epist. I, I, 25.

2 L'enfant ainsi élevé sera moins désœuvré que les autres. 3 Cité par Plutarque, dans le traité des Moyens de conserver la santé, vers la fin. C.

3

Le corps est encores soupple; on le doibt, à cette cause, plier à toutes façons et coustumes; et pourveu qu'on puisse tenir l'appetit et la volonté soubs boucle, qu'on rende hardiement un ieune homme commode à toutes nations et compaignies, voire au desreiglement et aux excez, si besoing est. Son exercitation suyve l'usage qu'il puisse faire toutes choses, et n'ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne treuvent pas louable en Callisthenes d'avoir perdu la bonne grace du grand

boire d'autant à luy. Il rira, il folastrera, il se desbauchera avecques son prince, le veulx qu'en la desbauche mesme il surpasse en vigueur et en fermeté ses compaignons; et qu'il ne laisse à faire le mal ny à faulte de force ny de science, mais à faulte de volonté : multum in

l'indulgence. C'est une vraye geaule de ieunesse | soing) que, sauf la biere, mon appetit est accaptifve: on la rend desbauchee, l'en punissant commodable indifferemment à toutes choses deavant qu'elle le soit. Arrivez y sur le poinct de quoy on se paist. leur office'; vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle maniere pour esveiller l'appetit envers leur leçon, à ces tendres ames et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains armees de fouets! Inique et pernicieuse forme! ioinct, ce que Quintilian 3 en a tres bien remarqué, que cette imperieuse auctorité tire des suittes perilleuses, et nommeement à nostre façon de chastiement. Combien leurs classes seroient plus decemment ionchees de fleurs et de feuillees, que de tronçons d'osier sanglants! I'y feroy pour-Alexandre, son maistre, pour n'avoir voulu traire la loie, l'Alaigresse, et Flora, et les Graces, comme feit en son eschole le philosophe Speusippus 4. Où est leur proufit, que là feust aussi leur esbat: on doit ensucrer les viandes salubres à l'enfant, et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se monstre soigneux, en ses loix, de la gayeté et passe-terest, utrum peccare aliquis nolit, an nesciat1. temps de la ieunesse de sa cité; et combien il | Ie pensoy faire honneur à un seigneur aussi s'arreste à leurs courses, ieux, chansons, saults esloingné de ces desbordements qu'il en soit en et danses, desquelles il dict que l'antiquité a France, de m'enquerir à luy en bonne compaidonné la conduicte et le patronnage aux dieux gnie, combien de fois en sa vie il s'estoit enymesmes, Apollon, les Muses et Minerve il vré pour la necessité des affaires du roy en s'estend à mille preceptes pour ses gymnases; Allemaigne : il le print de cette façon, et me pour les sciences lettrees, il s'y amuse fort peu, respondit que c'estoit trois fois, lesquelles il et semble ne recommender particulierement la recita. I'en sçay qui, à faulte de cette faculté, poësie que pour la musique. se sont mis en grand'peine, ayants à practi quer cette nation. l'ay souvent remarqué avecques grande admiration la merveilleuse nature d'Alcibiades2, de se transformer si ayseement à des façons si diverses, sans interest de sa santé; surpassant tantost la sumptuosité et pompe persienne, tantost l'austerité et frugalité lacedemonienne; autant reformé à Sparte comme voluptueux en Ionie:

Toute estrangeté et particularité en nos mœurs et conditions est evitable, comme ennemie de societé. Qui ne s'estonneroit de la complexion de Demophon, maistre d'hostel d'Alexandre, qui suoit à l'umbre, et trembloit au soleil 5? I'en ay veu fuyr la senteur des pommes plus que les arquebusades; d'aultres s'effrayer pour une souris; d'aultres rendre la gorge à veoir de la cresme; d'aultres, à veoir brasser un lict de plume; comme Germanicus ne pouvoit souffrir ny la veue ny le chant des coqs. Il y peult avoir, à l'adventure, à cela quelque proprieté occulte; mais on l'esteindroit, à mon advis, qui s'y prendroit de bonne heure. L'institution a gaigné cela sur moy (il est vray que ce n'a point esté sans quelque

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Il y a une grande différence entre ne vouloir pas et ne savoir pas faire le mal. SÉNÈQUE, Epist. 90.

2 PLUTARQUE, Vie d'Alcibiade, c. 14. C.

3 Aristippe sut s'accommoder de tout état et de toute fortune. HOR. Epist. I, 17, 23.

4 J'admirerai celui qui ne rougit pas de ses haillons, qui change de fortune sans s'étonner, et qui joue les deux rôles avec grâce. HOR. Epist. I, 17, 25. Montaigne prête à ces vers un sens directement opposé à celui que leur donne Ho

race.

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qu'à parler. Le monde n'est que babil; et ne veis iamais homme qui ne die plustost plus, que moins qu'il ne doibt. Toutesfois la moitié de nostre aage s'en va là : on nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses1; encores autant à en proportionner un grand corps, estendu en quatre ou cinq parties; aultres cinq, pour le moins, à les sçavoir briefvement mesler et entrelacer de quelque subtile façon : laissons le à ceulx qui en font profession expresse.

Voycy mes leçons : celuy là y a mieulx proufité, qui les faict, que qui les sçait. Si vous le veoyez, vous l'oyez; si vous l'oyez, vous le veoyez. Ia à Dieu ne plaise, dict quelqu'un en Platon', que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses, et traicter les arts! Hanc amplissimam omnium artium bene vivendi dis- | ciplinam, vita magis, quam litteris, persecuti sunt! Leon, prince des Phliasiens, s'enquerant à Heraclides Ponticus3, de quelle science, de quelle art il faisoit profession : « Ie ne sçay, dict Allant un iour à Orleans, ie trouvay dans cette il, ny art ny science; mais ie suis philosophe.» plaine, au deçà de Clery, deux regents qui veOn reprochoit à Diogenes, comment estant igno- noient à Bourdeaux, environ à cinquante pas rant, il se mesloit de la philosophie : « Ie m'en | l'un de l'aultre: plus loing derriere eulx ie veoyois mesle, dict il, d'autant mieulx à propos. » Hegesias une trouppe, et un maistre en teste, qui estoit feu le prioit de luy lire quelque chose : « Vous estes M. le comte de la Rochefoucault. Un de mes plaisant, luy respondit il vous choisissez les gents s'enquit au premier de ces regents, qui esfigues vrayes et naturelles, non peinctes; que toit ce gentilhomme qui venoit aprez luy luy ne choisissez vous aussi les exercitations natu- qui n'avoit pas veu ce train qui le suyvoit, et qui relles, vrayes, et non escriptes? » Il ne dira pensoit qu'on luy parlast de son compaignon, pas tant sa leçon comme il la fera; il la repetera respondit plaisamment : « Il n'est pas gentilen ses actions: on verra s'il y a de la prudence homme; c'est un grammairien; et ie suis logien ses entreprinses; s'il y a de la bonté, de la cien. » Or nous qui cherchons icy, au rebours, iustice en ses deportements; s'il a du iugement de former, non un grammairien ou logicien, et de la grace en son parler, de la vigueur en mais un gentilhomme, laissons les abuser de leur ses maladies, de la modestie en ses ieux, de la loisir : nous avons affaire ailleurs. Mais que nostemperance en ses voluptez, de l'ordre en son tre disciple soit bien pourveu de choses, les paœconomie, de l'indifference en son goust, soit roles ne suyvront que trop; il les traisnera, si chair, poisson, vin ou eau qui disciplinam elles ne veulent suyvre. l'en oy qui s'excusent suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ de ne pas se pouvoir exprimer, et font conteputet; quique obtemperet ipse sibi, et decretis nance d'avoir la teste pleine de plusieurs belles pareats. Le vrai mirouer de nos discours est le choses, mais, à faulte d'eloquence, ne les poucours de nos vies. Zeuxidamus respondit à un voir mettre en evidence : c'est une baye. Sçavez qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens vous, à mon advis, que c'est que cela? ce sont ne redigeoient par escript les ordonnances de la des umbrages qui leur viennent de quelques prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs ieunes conceptions informes, qu'ils ne peuvent desmesgents, « Que c'estoit parce qu'ils les vouloient ler et esclaircir au dedans, ny par consequent accoustumer aux faicts, non pas aux paroles. » produire au dehors; ils ne s'entendent pas encoComparez, au bout de quinze ou seize ans, à cet- res eulx mesmes; et veoyez les un peu bégayer tuy cy un de ces latineurs de college, qui aura sur le poinct de l'enfanter, vous iugez que leur mis autant de temps à n'apprendre simplement travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que leicher cette matiere imparfaicte. De ma part, ie tiens, et Socrates l'ordonne, que qui a dans l'esprit une vifve imagination et claire, il la produira, soit en bergamasque, soit par mines, s'il est muet :

I Dans le dialogue intitulé les Rivaux, pag. 97 et suiv. édit. de Francfort, 1602. J. V. L.

2 C'est par leurs mœurs plutôt que par leurs études qu'ils

se sont dévoués au plus grand de tous les arts, à celui de bien

vivre. CIC. Tusc. Quæst. IV, 3.

3 Ce n'est pas Héraclide de Pont, Mais Pythagore, qui fit cette réponse à Léon, prince des Phliasiens; mais c'est d'un livre d'Héraclide, disciple de Platon, que Cicéron a tiré ce fait, comme il nous l'apprend dans ses Tusculanes, V, 3, ut scribit auditor Platonis Ponticus Heraclides. Platon ne vint au monde que plus de cent ans après Pythagore. C. 4 DIOGÈNE LAERCE, VI, 48. C.

5 Si ce qu'il sait lui sert, non à montrer qu'il sait, mais à régler ses mœurs; s'il s'obéit à lui-même, et agit conformément à ses principes. CIC. Tusc. quæst. II, 4.

6 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C.

Verbaque prævisam rem non invita sequentur 2.

En phrases, en périodes. Ainsi, dans le chap. 30 de ce premier livre: «Un des vieillards.... presche en commun toute la grangee, en se promenant d'un bout à aultre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois. J. V. L.

a Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Hor. Art. poét. v. 311, imité par Boileau.

aux

Et comme disoit celuy là, aussi poëtiquement en sa prose, quum res animum occupavere, verba ambiunt1; et cet aultre, ipsæ res verba rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, ny la grammaire: ne faict3 pas son laquay ou une harangiere du Petit pont; et si, vous entretiendront tout vostre saoul, si vous en avez envie, et se desferreront aussi peu, à l'adventure, reigles de leur langage, que le meilleur maistre ez arts de France. Il ne sçait pas la rhetorique, ny, pour avant ieu, capter la benevolence du candide lecteur; ny ne luy chault de le sçavoir. De vray, toute cette belle peincture s'efface ayseement par le lustre d'une verité simple et naïfve ces gentillesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massifve et plus ferme, comme Afer monstre bien clairement chez Tacitus 4. Les ambassadeurs de Samos estoient venus à Cleomenes, roy de Sparte, preparez d'une belle et longue oraison, pour l'esmouvoir à la guerre contre le tyran Polycrates; aprez qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit : « Quant à vostre commencement et exorde, il ne m'en souvient plus, ny par consequent du milieu; et quant à vostre conclusion, ie n'en veulx rien faire 5. » Voylà une belle response, ce me semble, et des harangueurs bien camus ! Et quoy cet aultre? Les Atheniens estoient à choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique: le premier, plus affetté, se presenta avecques un beau discours premedité sur le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple en sa faveur; mais l'aultre en trois mots : «< Seigneurs Atheniens, ce que cettuy a dict, ie le feray 6. » Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration; mais Caton n'en faisant que rire : « Nous avons, disoit il, un plaisant consul7. » Aille devant ou aprez, une utile sentence, un beau traict, est tousiours de saison : s'il n'est pas bien pour ce qui va devant, ny pour ce qui vient aprez, il est bien en soy. Ie ne suis pas de ceulx qui pensent la bonne rhythme faire le bon poëme : lais

Quand les choses ont saisi l'esprit, les mots viennent en foule. SÉNÈQUE, Controvers. III, proem.

2 Les choses entrainent les paroles. Cic. de Finib. III, 5. 3 Toutes les éditions que j'ai pu consulter sont conformes à cette leçon; mais comme elle est assez obscure, je proposerais de lire: Ne le sçait pas son laquay, ou, etc. C'est du moins ainsi que la phrase doit être entendue. LEF....

4 Dialogue des Orateurs, c. 19. Mais il faut lire Aper dans le texte de Montaigne. J. V. L.

5 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C. 6 PLUTARQUE, Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, chap. 4 d'Amyot. C.

7 PLUTARQUE, Vie de Caton, c. 6. C.

sez lui alonger une courte syllabe, s'il veult; pour cela, non force: si les inventions y rient, si l'esprit et le iugement y ont bien faict leur office; voylà un bon poëte, diray ie, mais un mauvais versificateur,

Emunctæ naris, durus componere versus '.

Qu'on face, dict Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coustures et mesures,

Tempora certa modosque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens ultima primis.
Invenias etiam disiecti membra poetæ 2 :

il ne se desmentira point pour cela; les pieces mesmes en seront belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tansa, approchant le iour auquel il avoit promis une comedie, dequoy il n'y avoit encores mis la main : « Elle est composee et preste; il ne reste qu'à y adiouster les vers3.» Ayant les choses et la matiere disposee en l'ame, il mettoit en peu de compte le demourant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie françoise, ie ne veoy si petit apprenty qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences à peu prez comme eulx: plus sonat, quam valet1. Pour le vulgaire, il ne feut iamais tant de poëtes; mais comme il leur a esté bien aysé de representer leurs rhythmes, ils demeu

rent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l'un, et les delicates inventions de l'aultre.

Voire mais, que fera il 5 si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme? « Le iambon faict boire; le boire desaltere : parquoy le iambon desaltere. » Qu'il s'en mocque : il est plus subtil de s'en mocquer que d'y respondre 6. Qu'il emprunte d'Aristippus cette plaisante contrefinesse : « Pourquoy le deslieray ie, puis que tout lié il m'empesche 7? » Quelqu'un proposoit contre Cleanthes des finesses dialectiques; à qui Chrysippus dict : « Ioue toy de ces battelages avecques les enfants; et ne destourne à cela les pensees serieuses d'un homme d'aage 8. » Si ces

4,8.

Ses vers sont négligés, mais il a de la verve. HOR. Sat. I,

2 Otez-en le rhythme et la mesure, changez l'ordre des mots; vous retrouverez le poëte dans ses membres dispersés. HOR. Sat. I, 4, 58.

3 PLUTARQUE, Si les Atheniens ont esté plus excellents en armes qu'en lettres, c. 4, trad. d'Amyot. C.

4 Dans tout cela, plus de son que de sens. SÉNÈQUE, Epist. 40. 5 C'est-à-dire, Mais que fera notre jeune élève si on le presse, etc. Montaigne revient à son principal sujet, qu'il semblait avoir entièrement perdu de vue. C.

6 SENEQUE, Epist. 49. C.

7 DIOCÈNE LAERCE, II, 70. C.

8 Id. VII, 183. C.

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