Page images
PDF
EPUB

maulx, iusques à ce qu'ayant humé le fruict de | la soif commune, il en aye largement arrousé et ensemencé le fond de leur matrice.

Or se debvoit adviser aussi mon legislateur', qu'à l'adventure est ce un plus chaste et fructueux usage, de leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantasie: au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par desir et par esperance, d'aultres extravagantes au triple; et tel de ma cognoissance s'est perdu, pour avoir faict la descouverte des siennes en lieu où il n'estoit encores au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts que les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons royales? de là leur vient un cruel mespris de nostre portee naturelle. Que sçait on, si Platon ordonnant, aprez d'aultres republiques bien instituees, que les hommes et femmes, vieux, ieunes, se presentent nuds à la vue les uns des aultres, en ses gymnastiques, n'a pas regardé à cela ? Les Indiennes, qui veoyent les hommes à crud, ont au moins refroidy le sens de la veue; et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui, au dessoubs de la ccincture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu par le devant, et si estroict, que quelque cerimonieuse decence qu'elles y cherchent, à chasque pas on les veoid toutes, que c'est une invention trouvee aux fins d'attirer les hommes à elles et les retirer des masles, à quoy cette nation est du tout abbandonnee, il se pourroit dire qu'elles y perdent plus qu'elles n'advancent, et qu'une faim entiere est plus aspre que celle qu'on a rassasiee, au moins par les yeulx: aussi disoit Livia, qu'à une femme de bien un homme nud n'est non plus qu'une image3. » Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes que ne sont nos filles, veoyoient touts les iours les ieunes hommes de leur ville despouillez en leurs exercices; peu exactes elles mesmes à couvrir leurs cuisses en marchant, s'estimants, comme dict Platon 4, assez couvertes de leur vertu sans vertugade 5. Mais ceulx là desquels parle sainct Augustin6, ont donné un mer

Le bon homme, c'est-à-dire, le pape dont il a précédemment parlé. Le passage que Montaigne a intercalé depuis l'édition de 1588, a fait disparaître la liaison des deux phrases. A. D. 2 De là vient que les femmes ont un cruel mépris, etc. 3 DION, libère, p. 112, édit. de Robert Estienne. C. 4 Platon ne parle pas des femmes lacédémoniennes, des femmes en général. République, V, p. 457. C. 5 Sans vertugadin. - Vertugale et vertugadin, cotte gonflée avec un cercle, de l'espagnol vertugala. BOREL, Thresor des recherches gauloises.

6 De Civit. Dei, XXII, 17. C.

mais

veilleux effort de tentation à la nudité, qui ont mis en doubte, Si les femmes, au iugement universel, ressusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encores en ce sainct estat. On les leurre, en somme, et acharne, par touts moyens; nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse : et puis nous crions au ventre. Confessons le vray, il n'en est gueres d'entre nous qui ne craigne plus la honte qui luy vient des vices de sa femme, que des siens; qui ne se soigne plus (charité esmerveillable!) de la conscience de sa bonne espouse, que de la sienne propre; qui n'aymast mieulx estre voleur et sacrilege, et que sa femme feust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary: inique estimation de vices! Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturees que n'est la lascifveté : mais nous faisons et poisons les vices, non selon nature, mais selon nostre interest; par où ils prennent tant de formes ineguales.

L'aspreté de nos decrets rend l'application des femmes à ce vice plus aspre et vicieuse que ne porte sa condition, et l'engage à des suittes pires que n'est leur cause: elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et à la guerre, de la reputation, plustost que d'avoir, au milieu de l'oisifveté et des delices, à faire une si difficile garde1; veoyent elles pas qu'il n'est ny marchand, ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besongne pour courre à cette aultre, et le crocheteur, et le savetier, touts harassez et hallebrenez' qu'ils sont de travail et de faim?

Num tu, quæ tenuit dives Achæmenes,
Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes,
Permutare velis crine Licymniæ,

Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Cervicem, aut facili sævitia negat,
Quæ poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet 3?

I « La continence est une chose tres difficile, et de tres pe nible garde : il est bien mal aysé de resister du tout à nature; or c'est icy qu'elle est plus forte et ardente, etc. etc. » CHAR RON, De la Sagesse, III, 41.

2 Hallebrené, ou, comme écrit Nicot, halbrené ; c'est, dit-il, un terme de fauconnier, qui appelle un faucon halbrené, cil qui a une ou plusieurs pennes rompues. Ce mot n'est pas encore tout à fait hors d'usage dans le sens figuré que lui donne ici Montaigne, comme on peut voir dans le Dictionnaire de l'Académie française, au mot Halbrené. C.

3 Les richesses de l'Arabie et de la Phrygie, les trésors d'A chémène, pourraient-ils vous payer un seul cheveu de Licym nie, dans ces doux moments ou répondant à vos baisers, elle tourne la tête vers vous; puis par un doux caprice, refuse ce qu'elle veut se laisser ravir, et bientôt vous prévient elle-mème? HOR. Od. II, 12, 21.

rosme.

Ie ne sçay si les exploicts de Cesar et d'Alexan- | l'honneur ne sont pas retrenchez du tout si court: dre surpassent en rudesse la resolution d'une belle il a dequoy se relascher; il peult se dispenser ieune femme, nourrie, en nostre façon, à la lu- aulcunement, sans se forfaire 2; au bout de sa miere et commerce du monde, battue de tant frontiere, il y a quelque estendue, libre, indifd'exemples contraires, et se maintenant entiere ferente et neutre. Qui l'a peu chasser et acculer au milieu de mille continuelles et fortes poursuit- à force, iusques dans son coing et son fort, c'est tes. Il n'y a point de faire plus espineux qu'est un mal habile homme s'il n'est satisfaict de sa ce non faire, ny plus actif: ie treuve plus aysé fortune: le prix de la victoire se considere par de porter une cuirasse toute sa vie, qu'un pucel- la difficulté. Voulez vous sçavoir quelle impreslage; et est le vœu de la virginité le plus noble sion a faict en son cœur vostre servitude et vosde touts les væus, comme estant le plus aspre : tre merite? mesurez le à ses mœurs telle peult Diaboli virtus in lumbis est', dict sainct Ie- donner plus, qui ne donne pas tant. L'obligation du bienfaict se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne; les aultres circonstances qui tumbent au bien faire, sont muettes, mortes et casuelles : ce peu luy couste plus à donner, qu'à sa compaigne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d'estimation, ce doibt estre en cecy; ne regardez pas combien peu c'est, mais combien peu l'ont : la valeur de la monnoye se change selon le coing et la marque du lieu. Quoy que le despit et l'indiscretion d'aulcuns leur puisse faire dire sur l'excez de leur mescontentement, tousiours la vertu et la verité regaigne son advantage: i'en ay veu, desquelles la reputation a esté long temps interessee par iniure 3, s'estre remises en l'approbation universelle des hommes par leur seule constance, sans soing et sans artifice; chascun se repent et se desment de ce qu'il en a creu; de filles un peu suspectes, elles tiennent le premier reng entre les dames d'honneur. Quelqu'un disoit à Platon : « Tout le monde mesdict de vous. Laissez les dire, feit il4, ie vivray de façon que ie leur feray changer de langage. Oultre la crainte de Dieu, et le prix d'une gloire si rare, qui les doibt inciter à se conserver, la corruption de ce siecle les y force: et si i̇'estois en leur place, il n'est rien que ie ne feisse plustost que de commettre ma reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d'en conter (plaisir qui ne doibt gueres en doulceur à celuy mesme de l'effect) n'estoit permis qu'à ceulx qui avoient quelque amy fidele et unique : à present, les entretiens ordinaires des assemblees et des tables, ce sont les vanteries des faveurs re

Certes, le plus ardu et le plus vigoreux des humains debvoirs, nous l'avons resigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doibt servir d'un singulier aiguillon à s'y opiniastrer; c'est une belle matiere à nous braver, et à fouler aux pieds cette vaine preeminence de valeur et de vertu que nous pretendons sur elles elles trouveront, si elles en prennent garde, qu'elles en seront non seulement tres estimees, mais aussi plus aymees. Un galant homme n'abbandonne point sa poursuitte, pour estre refusé, pourveu que ce soit un refus de chasteté, non de chois: nous avons beau iurer, et menacer, et nous plaindre; nous mentons, nous les en aymons mieulx; il n'est point de pareil leurre que la sagesse non rude et renfrongnee. C'est stupidité et lascheté, de s'opiniastrer contre la haine et le mespris ; mais contre une resolution vertueuse et constante, meslee d'une volonté recognoissante, c'est l'exercice d'une ame noble et genereuse. Elles peuvent recognoistre nos services iusques à certaine mesure, et nous faire sentir honnestement qu'elles ne nous desdaignent pas; car cette loy qui leur commande de nous abominer, parce que nous les adorons, et nous haïr de ce que nous les aymons, elle est, certes, cruelle, ne feust que de sa difficulté pourquoy n'orront elles nos offres et nos demandes, autant qu'elles se contiennent soubs le debvoir de la modestie? que va lon devinant qu'elles sonnent au dedans quelque sens plus libre? Une royne de nostre temps disoit ingenieusement, « que de refuser ces abords, c'est tesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité; et qu'une dame non tentee ne se pouvoit vanter de sa chasteté. » Les limites de

[blocks in formation]

3

Se donner quelque liberté, sans se perdre, sans étre coupable. C.

2 Édition de 1588, fol. 377 : « sans s'affoler. >>

3 A été longtemps compromise injustement, à tort. — Par injure est un latinisme, injuria, c'est-à-dire sine jure, sans justice.

4 Ceci est rapporté dans les sentences recueillies par ANTONIUS et MAXIMUS, Serm. 54. C.

ceues et liberalité secrette des dames. Vrayement c'est trop d'abiection et de bassesse de cœur, de laisser ainsi fierement persecuter, paistrir et fourrager ces tendres et mignardes doulceurs, à des personnes ingrates, indiscrettes et si volages. Cette nostre exasperation immoderee et illegitime contre ce vice, naist de la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines, qui est la ialousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi?

Dent licet assidue, nil tamen inde perit '.

Celle là, et l'envie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette cy, ie n'en puis gueres parler : cette passion, qu'on peinct si forte et si puissante, n'a de sa grace aulcune addresse en moy. Quant à l'aultre 3, ie la cognoy, au moins de veue. Les bestes en ont ressentiment: le pasteur Chratis estant tumbé en l'amour d'une chevre, son bouc, ainsi qu'il dormoit, luy veint, par ialousie, chocquer la teste de la sienne, et la luy escraza. Nous avons monté l'excez de cette fiebvre, à l'exemple d'aulcunes nations barbares: les mieulx disciplinces en ont esté touchées, c'est

raison, mais non pas transportees :

Ense maritali nemo confossus adulter Purpureo Stygias sanguine tinxit aquas 5: Lucullus, Cesar, Pompeius, Antonius, Caton, et d'aultres braves hommes, feurent cocus, et le sceurent, sans en exciter tumulte; il n'y eut, en ce temps là, qu'un sot de Lepidus qui en mourut d'angoisse.

Ah! tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus, patente porta,
Percurrent raphanique mugilesque 7:

et le dieu de nostre poëte, quand il surprint avecques sa femme l'un de ses compaignons, se contenta de leur en faire honte,

[blocks in formation]

Atque aliquis de dis non tristibus optat
Sic fieri turpis 1;

et ne laisse pourtant pas de s'eschauffer des molles
caresses qu'elle luy offre, se plaignant qu'elle soit
pour cela entree en desfiance de son affection :
Quid causas petis ex alto? fiducia cessit
Quo tibi, diva, mei??

voire, elle luy faict requeste pour un sien bastard,

Arma rogo genitrix nato 3,

qui luy est liberalement accordee; et parle Vulcan d'Aeneas avecques honneur,

Arma acri facienda viro 4,

d'une humanité à la verité plus qu'humaine; et cet excez de bonté, ie consens qu'on le quitte aux dieux :

Nec divis homines componier æquum est 5.

Quant à la confusion des enfants, oultre ce que les plus graves legislateurs l'ordonnent et l'affectent en toutes leurs republiques, elle ne touche pas les femmes, où cette passion est, ie ne scay comment, encores mieulx en son siege :

Sæpe etiam Juno, maxima cœlicolum, Coniugis in culpa flagravit quotidiana 6. bles et sans resistance, c'est pitié comme elle Lors que la ialousie saisit ces pauvres ames foiinsinue soubs tiltre d'amitié; mais depuis qu'elle les tirasse et tyrannize cruellement elle s'y les possede, les mesmes causes qui servoient de fondement à la bienvueillance, servent de fondement de haine capitale. C'est, des maladies d'esprit, celle à qui plus de choses servent d'aliment, et moins de choses de remede : la vertu, la santé, le merite, la reputation du mary, sont les boutefeux de leur maltalent 7 et de leur rage: Nullæ sunt inimicitiæ, nisi amoris, acerbæ. Cette fiebvre laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon d'ailleurs; et d'une femme

I Alors un dieu peu austère se mit à dire : Qu'on m'expose à un tel déshonneur! OVIDE, Métam. IV, 187, d'après l'Odyssée, VIII, 339.

2 A quoi bon tant de détours? Pourquoi, déesse, ne pas vous fier à votre époux? VIRG. Eneide, VIII, 395.

3 C'est une mère qui vous demande des armes pour son fils. VIRG. Eneide, VIII, 383.

4 Il s'agit de faire des armes pour un héros. ID. ibid. v. 441. 5 Aussi n'est-il pas juste de comparer les hommes aux dieux. CATULLE, Carm. LXVIII, 141.

6 Souvent la reine des dieux fut irritée des fautes journalières de son mari. ID. ibid. v. 138.

7 Dépit. C'est ce que signifie maltalent, vieux mot qui est tout à fait hors d'usage. C.

8 Il n'y a de haines implacables que celles de l'amour. PrePERCE, II, 8, 3.

I

ialouse, quelque chaste qu'elle soit et mesnagiere, il n'est action qui ne sente à l'aigre et à l'importun : c'est une agitation enragee, qui les reiecte à une extremité du tout contraire à sa cause. Il feut bon d'un Octavius à Rome : Ayant couché avecques Pontia Postumia, il augmenta son affection par la iouïssance, et poursuyvit à toute instance de l'espouser; ne la pouvant persuader, cet amour extreme le precipita aux effects de la plus cruelle et mortelle inimitié: il la tua. Pareillement, les symptomes ordinaires de cette aultre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, coniurations,

Notumque furens quid femina possit 3,

et une rage qui se ronge d'autant plus, qu'elle est contraincte de s'excuser du pretexte de bienvueillance.

Or le debvoir de chasteté a une grande estendue : est ce la volonté que nous voulons qu'elles brident? c'est une piece bien soupple et actifve; elle a beaucoup de promptitude, pour la pouvoir arrester comment? si les songes les engagent par fois si avant, qu'elles ne s'en puissent desdire; il n'est pas en elles, ny à l'adventure en la Chasteté mesme, puis qu'elle est femelle, de se deffendre des concupiscences et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse, où en sommes nous? Imaginez la grand' presse, à qui auroit ce privilege d'estre porté, tout empenné, sans yeulx et sans langue, sur le poing de chascune qui l'accepteroit : les femmes scythes 4 crevoient les yeulx à touts leurs esclaves et prisonniers de guerre, pour s'en servir plus librement et couvertement. Oh! le furieux advantage que l'opportunité! Qui me demanderoit la premiere partie en l'amour, ie respondroy que c'est sçavoir prendre le temps; la seconde de mesme ; et encores la tierce : c'est un poinct qui peult tout. l'ay eu faulte de fortune souvent, mais par fois aussi d'entreprinse : Dieu gard' de mal qui peult encores s'en mocquer! Il y fault en ce siecle plus de temerité, laquelle nos ieunes gents excusent, sous pretexte de chaleur; mais si elles y regardoient de prez, elles trouveroient qu'elle vient plustost de mespris. Ie craignoy supersti

C'est ce qui ne fut que trop bien vérifié par un Octavius, etc. Tacite, d'où cette histoire est tirée ( Annal. XIII, 44), le nomme Octavius Sagitta. C.

2 Monopoles, dit NICOT, ce sont des assemblées factieuses pour faire quelque menée.

3 Car on sait jusqu'où va la fureur d'une femme. VIRGILE, Énéide, V, 21.

4 Hérodote (IV, 2) dit bien que les Scythes ótaient la vue à leurs esclaves; mais il ne parle ici ni de leurs femmes, ni du motif qu'on leur suppose. C.

MONTAIGNE.

tieusement d'offenser, et respecte volontiers ce que i'ayme; oultre ce qu'en cette marchandise, qui en oste la reverence, en efface le lustre : l'ayme qu'on y face un peu l'enfant, le craintif et le serviteur. Si ce n'est du tout en cecy, i'ay d'ailleurs quelques airs de la sotte honte dequoy parle Plutarque, et en a esté le cours de ma vie blecé et taché diversement; qualité bien mal advenante à ma forme universelle : qu'est il de nous aussi ', que sedition et discrepance? l'ay les yeulx tendres à soustenir un refus, comme à refuser : et me poise tant de poiser à aultruy, que, ez occasions où le debvoir me force d'essayer la volonté de quelqu'un en chose doubteuse et qui luy couste, ie le fois maigrement et envy 2; mais si c'est pour mon particulier, quoy que die veritablement Homere 3, « qu'à un indigent c'est une sotte vertu que la honte, »i'y commets ordinairement un tiers qui rougisse en ma place; et esconduis ceulx qui m'employent, de pareille difficulté ; si qu'il m'est advenu par fois d'avoir la volonté de nier, que ie n'en avoy pas la force.

C'est doncques folie d'essayer à brider aux femmes un desir qui leur est si cuysant et si naturel et quand ie les oy se vanter d'avoir leur volontési vierge et si froide, ie me mocque d'elles; elles se reculent trop arriere. Si c'est une vieille esdentee et decrepite, ou une ieune seiche et pulmonique, s'il n'est du tout croyable, au moins elles ont apparence de le dire: mais celles qui se meuvent et qui respirent encores, elles en empirent leur marché, d'autant que les excuses inconsiderees servent d'accusation; comme un gentilhomme de mes voysins, qu'on souspeçonnoit d'impuissance,

Languidior tenera cui pendens sicula beta

Nunquam se mediam sustulit ad tunicam 4,

trois ou quatre iours aprez ses nopces, alla iurer tout hardiement, pour se iustifier, qu'il avoit faict vingt postes la nuict precedente; dequoy on s'est servy depuis à le convaincre de pure ignorance, et à le desmarier. Oultre que ce n'est rien dire qui vaille; car il n'y a ny continence

Que sommes-nous aussi, qu'un amas de pensées et de passions contraires, qui s'entrebattent sans cesse ?-Discrepance, contrariété, vient du latin discrepantia, et n'est plus en usage. C.

2 A contre-cœur, avec répugnance, invitus. 3 Odyssée, XVII, 347.

4 Qui n'avait jamais donné le moindre signe de vigueur. CATULLE, Carm. LXVII, 21. — Nous nous contentons d'indiquer le sens de ces deux vers, trop libres pour être traduits littéralement.

29

ny vertu, s'il n'y a de l'effort au contraire 1. Il est vray, fault il dire, mais ie ne suis pas preste à me rendre les saincts mesmes parlent ainsi. S'entend, de celles qui se vantent en bon escient de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en estre creues d'un visage serieux; car quand c'est d'un visage affetté, où les yeulx desmentent leurs paroles, et du iargon de leur profession qui porte coup à contrepoil, ie le treuve bon. He suis fort serviteur de la naïfveté et de la liberté; mais il n'y a remede : si elle n'est du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames en ce commerce; elle gauchit incontinent sur l'impudence. Leurs desguisements et leurs figures ne trompent que les sots; le mentir y est en siege d'honneur : c'est un destour qui nous conduict à la verité par une faulse porte. Si nous ne pouvons contenir leur imagination, que voulons nous d'elles? Les effects? il en est assez qui eschappent à toute communication estrangiere, par lesquels la chasteté peult estre corrompue;

Illud sæpe facit, quod sine teste facit 2:

et ceulx que nous craignons le moins, sont à l'adventure les plus à craindre; leurs pechez muets sont les pires :

Offendor mocha simpliciore minus 3.

Il est des effects qui peuvent perdre sans impudicité leur pudicité; et qui plus est, sans leur sceu obstetrix, virginis cuiusdam integritatem manu velut explorans, sive malevolentia, sive inscitia, sive casu, dum inspicit, perdidit 4 : telle a adiré 5 sa virginité, pour l'avoir cherchee; telle s'en esbattant, l'a tuee. Nous ne sçaurions leur circonscrire precisement les actions que nous leur deffendons; il fault concevoir nostre loy soubs paroles generales et incertaines : l'idee mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule; car entre les extremes patrons que i'en aye, c'est Fatua 6, femme de Faunus, qui ne se laissa veoir oncques, puis

Cette phrase, depuis le mot Oultre, se rapporte à ce que Montaigne a dit plus haut des femmes qui se vantent d'avoir

leur volonté vierge et froide. A. D.

2 L'on fait souvent ce qu'on fait sans témoin.
MARTIAL, VII, 62, 6.

3 Je hais moins une femme qui ne dissimule pas ses vices. MARTIAL, VI, 7, 6.

4 Ces paroles, qui confirment ce que Montaigne vient de dire, et qu'on ne saurait traduire ouvertement en français, sont de SAINT AUGUSTIN, de Civit. Dei, I, 18.

5 C'est-à-dire, a égaré. Adirer, mot fréquent à Paris, dit NICOT, vaut autant comme esgarer. C. Adiré vient de à dire; ainsi, pièce adirée signifie pièce qui est à dire, qui manque. E. J.

6 VARRON, dans Lactance, I, 22. C.

ses nopces, à masle quelconque; et la femme de Hieron ', qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que ce feust une qualité commune à touts hommes. Il fault qu'elles deviennent insensibles et invisibles pour nous satisfaire.

Or confessons que le nœud du iugement de ce debvoir gist principalement en la volonté : il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement sans reproche et offense envers leurs femmes, mais avecques singuliere obligation et recommendation de leur vertu; telle qui aymoit mieulx son honneur que sa vie, l'a prostitué à l'appetit forcené d'un mortel ennemy, pour sauver la vie à son mary, et a faict pour luy ce qu'elle n'eust aulcunement faict pour soy 2. Ce n'est pas icy le lieu d'estendre ces exemples; ils sont trop haults et trop riches pour estre representez en ce lustre; gardons les à un plus noble siege: mais pour des exemples de lustre plus vulgaire, est il pas touts les iours des femmes entre nous qui, pour la seule utilité de leurs maris, se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise? et anciennement Phaulius l'Argien 3 offrit la sienne au roy Philippus par ambition; tout ainsi que par civilité ce Galba 4 qui avoit donné à souper à Mecenas, veoyant que sa femme et luy commenceoient à complotter par œillades et signes, se laissa couler sur son coussin, representant un homme aggravé de sommeil, pour faire espaule à leurs amours : ce qu'il advoua d'assez bonne grace; car, sur ce poinct, un valet ayant prins la hardiesse de porter la main sur les vases qui estoient sur la table, il lui cria tout franchement : « Comment, coquin, veois tu pas que ie ne dors que pour Mecenas? » Telle a les mœurs desbordees 5, qui a la volonté plus reformee que n'a cette aultre qui se conduict soubs une apparence reiglee. Comme nous en veoyons qui se plaignent d'avoir esté vouees à chasteté avant l'aage de cognoissance: i'en ay veu aussi se plaindre veritablement d'avoir esté vouees à la desbauche avant l'aage de cognoissance; le vice des parents en peult estre cause, ou la force du besoing, qui est un rude conseiller. Aux Indes

I PLUTARQUE, dans les Apophthegmes des anciens rois, etc. à l'article Hiéron; et dans son traité intitulé, Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis, c. 7. C.

2 Voyez le Dictionnaire de BAYLE, au mot Acindynus (Septimius), et surtout la rem. C, où il est plus sévère que Montaigne, et même que saint Augustin. J. V. L.

3 PLUTARQUE, traité de l'Amour, c. 16. C. 4 In. ibid. C.

5 Dans l'édition de 1588, fol. 380, cette phrase suit immédiatement ces mots, qu'on a lus plus haut: Gardons les à un plus noble siege. A. D.

« PreviousContinue »