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un bon an de tranquillité plaisante et eniouee, moy qui n'ay aultre fin que vivre et me resiouyr. La tranquillité sombre et stupide se treuve assez pour moy; mais elle m'endort et enteste ie ne m'en contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compaignie aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere', à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paulme, ie leur iray fournir des Essais en chair et en os.

La volupté est qualité peu ambitieuse : elle s'estime assez riche de soy, sans y mesler le prix de la reputation; et s'ayme mieulx à l'umbre. Il faul- | droit donner le fouet à un ieune homme qui s'a- | museroit à choisir le goust du vin et des saulses: il n'est rien que i'aye moins sceu et moins prisé; à cette heure ie l'apprens: i'en ay grand' honte, mais qu'y feroy ie? i'ay encores plus de honte et de despit des occasions qui m'y poulsent. C'est à -nous à resver et à baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la reputation et sur le bon bout: elle va vers le monde, vers le credit; nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clavam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant; nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras1 : les loix mesmes nous envoyent au logis'. Ie ne puis moins, en faveur de cette chestifve condition où mon aage me poulse, que de luy fournir de iouets et d'amusoires, comme à l'enfance; aussi y retumbons nous et la sagesse et la folie auront prou à faire, à m'es-colligance4, et luy presenter et Seneque et Catayer et secourir par offices alternatifs en cette calamité d'aage :

Misce stultitiam consiliis brevem 3.

le fuy de mesme les plus legieres poinctures; et celles qui ne m'eussent pas aultrefois esgratigné, me transpercent à cette heure: mon habitude commence de s'appliquer si volontiers au mal! in fragili corpore odiosa omnis offensio est1;

Mensque pati durum sustinet ægra nihil 5. l'ay esté tousiours chatouilleux et delicat aux offenses; i'y suis plus tendre à cette heure, et ouvert par tout:

Et minimæ vires frangere quassa valent 6. Mon iugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les inconvenients que nature m'ordonne de souffrir, mais non pas de les sentir: ie courroy d'un bout du monde à l'aultre, chercher

C'est une application fort plaisante d'un vers grave d'Ennius, cité par Cicéron, de Officiis, 1, 24, où ce poête parlant de Fabius Maximus, dit qu'il travaillait au bien public, sans se mettre en peine de tout ce qu'on publiait à Rome pour décrier sa conduite. C.

Qu'ils gardent pour eux les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, la nage et la course; qu'ils nous daissent, à nous autres vieillards, les dés et les osselets. CIC. de Senect. c. 16.

2 ID. ibid. c. II. J. V. L.

3 Mêle à ta sagesse un grain de folie. HOR. Od. IV, 12, 27. 4 Pour un corps débile, la moindre secousse est insupportable. CIC. de Senect. c. 18. Ce passage montre que, dans Montaigne, le mot de mal qui précède, veut dire peine, douleur. C.

5 Et un esprit malade ne peut rien souffrir d'incommode. OVIDE, de Ponto, 1, 5, 18.

6 Ce qui est déjà ébranlé, se brise au moindre effort. OVIDE, Trist. III, 11, 22.

Puis que c'est le privilege de l'esprit, de se ravoir de la vieillesse, ie luy conseille, autant que ie puis, de le faire : qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peult, comme le guy sur un arbre mort. Ie crains que c'est un traistre; il s'est si estroictement affretté3 au corps, qu'il m'abbandonne, à touts coups, pour le suyvre en sa necessité : ie le flatte à part, ie le practique pour neant; i'ay beau essayer de le destourner de cette

tulle, et les dames, et les dances royales; si son compaignon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres, ne se peuvent lors soublever; elles sentent evidemment le morfondu; il n'y a point d'alaigresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.

Nos maistres ont tort dequoy, cherchants les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, oultre ce qu'ils en attribuent à un ravissement divin, à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poësie, au vin, ils n'en ont donné sa part à la santé; une santé bouillante, vigoreuse, pleine, oysifve, telle qu'aultrefois la verdeur des ans et la securité me la fournissoient par venues: ce feu de gayeté suscite en l'esprit des eloises vifves et claires, oultre nostre clairté naturelle, et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus 7. Or bien, ce n'est pas merveille,

Dont le séjour soit fixé quelque part, ou qui aime à voyager. C.

2 D'échapper à la vieillesse.

3 Lié, attaché, accroché. C'est là précisément ce que signifie affrette dans Cotgrave : je l'ai cherché inutilement ailleurs. On a mis dans quelques éditions de Montaigne, affreré. C.

Etroite liaison. Colligence ou colligance (on trouve l'un et l'autre dans Cotgrave), le même mot différemment orthographié, qu'on trouve dans Cotgrave et dans Montaigne, vient de colligare, joindre, lier, nouer ensemble. C.

5 Sans interruption. Venue, train continu, suite entretenue; uno eodemque operæ ductu, continuate opere una serie. MONET.

6 Ce mot, qui se prend ici pour des imaginations et des conceptions spirituelles, signifie proprement un éclair, cette lumière vive et éclatante qui précède le tonnerre. C.

7 Pour ne pas dire, les plus extravagants. C.

si un contraire estat affaisse mon esprit, le cloue, et en tire un effect contraire :

Ad nullum consurgit opus, cum corpore languet '; et veult encores que ie luy sois tenu dequoy il preste, comme il dict, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'usage ordinaire des hommes. Au moins pendant que nous avons trefve, chassons les maulx et difficultez de nostre commerce;

Dum licet, obducta solvatur fronte senectus; tetrica sont amœnanda iocularibus 3. l'ayme une sagesse gaye et civile, et fuy l'aspreté des mœurs et l'austerité, ayant pour suspecte toute mine rebarbatifve,

Tristemque vultus tetrici arrogantiam 4;

touses, qui ne hument et appetent que le mauvais sang.

Au reste, ie me suis ordonné d'oser dire tout ce que l'ose faire; et me desplais des pensees mes, mes impubliables: la pire de mes actions et conditions ne me semble pas si laide comme ie treuve laid et lasche de ne l'oser advouer. Chascun est discret en la confession; on le debvroit estre en l'action la hardiesse de faillir est aulcunement compensee et bridee par la hardiesse de le confesser; qui s'obligeroit à tout dire, s'obligeroit à ne rien faire de ce qu'on est contrainct de taire. Dieuvueille que cet excez de ma licence attire nos hommes iusques à la liberté, par dessus ces vertus couardes et mineuses', nees de nos imperfections! qu'aux despens de mon immoderation, ie les attire iusques au poinct de la raison! Il fault Et habet tritsis quoque turba cinados 5. veoir son vice et l'estudier, pour le redire : ceulx le croy Platon de bon cœur, qui dict Les humeurs qui le celent à aultruy, le celent ordinairement à faciles ou difficiles estre un grand preiudice à eulx mesmes; et ne le tiennent pas pour assez coula bonté ou mauvaistié de l'ame. Socrates eut un vert, s'ils le veoyent; ils le soubtrayent et desguivisage constant, mais serein et riant; non fascheu- sent à leur propre conscience. Quare vitia sua sement constant, comme le vieil Crassus, qu'on ne nemo confitetur? quia etiam nunc in illis est : veit iamais rire". La vertu est qualité plaisante somnium narrare, vigilantis est2. Les maulx du et gaye. corps s'esclaircissent en augmentant; nous trouIe sçay bien que fort peu de gents rechigne-vons que c'est goutte, ce que nous nommions ront à la licence de mes escripts, qui n'ayent plus à rechigner à la licence de leur pensee: ie me conforme bien à leur courage; mais i'offense leurs yeulx. C'est une humeur bien ordonnee, de pin-nier, au iour, d'une main impiteuse, les ouvrir, et cer 7 les escripts de Platon, et couler ses negocia tions pretendues avecques Phedon, Dion, Stella, Archeanassa! Non pudeat dicere, quod non pudet sentire 9. Ie hay un esprit hargneux et triste, qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s'empoigne et paist aux malheurs; comme les mouches qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly et bien lissé, et s'attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux; et comme les ven

1 Languissant avec le corps, il ne se porte sur aucun objet. PSEUDO-GALLUS, I, 125.

2 Que la vieillesse se déride, lorsqu'elle le peut encore. HoR. Epod. XIII, 7.

3 Il est bon d'adoucir par l'enjouement les noirs chagrins de la vie. SIDOINE APOLLINAIRE, Epist. I, 9.

4 Et la tristesse arrogante d'un visage refrogné. Je ne sais d'ou Montaigne a pris ce vers ïambique. C.

5 Parmi ces gens au maintien sévère, il y a des débauchés. MARTIAL, VII, 58, 9.

6 Ferunt Crassum, avum Crassi in Parthis interempti, nunquam risisse; ob id Agelastum vocatum. PLINE, Nat. hist. VII, 19.

7 De critiquer les écrits de Platon, et de glisser légèrement SHT SCS, etc. E. J.

8 Stella est le mot de la traduction latine; c'est Aster qu'il fallait dire. Voy. DIOGÈNE LAERCE, Vie de Platon. J. V. L. 9 N'ayez pas honte de dire tout haut ce que vous n'avez pas honte d'approuver tout bas.

rheume ou fouleure: les maulx de l'ame s'obscurcissent en leur force, le plus malade les sent le moins; voylà pourquoy il les fault souvent rema

arracher du creux de nostre poictrine. Comme en matiere de bienfaicts3, de mesme en matiere de mesfaicts, c'est par fois satisfaction que la seule confession. Est il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en debvoir confesser? le souffre peine à me feindre; si que i'evite de prendre les secrets d'aultruy en garde, n'ayant pas bien le cœur de desadvouer ma science: ie puis la taire; mais la nier, ie ne puis sans effort et desplaisir : pour estre bien secret, il le fault estre pår nature, non par obligation. C'est peu, au service des princes, d'estre secret, si on n'est menteur encores. Celuy qui s'enquestoit à Thales Milesius s'il debvoit solennellement nier d'avoir paillardé, s'il se feust addressé à moy, ie luy eusse respondu qu'il ne le debvoit pas faire; car le mentir me semble encores pire que la paillardise. Thales luy conseilla

1 Affectées, minaudières. E. J.

2 D'où vient que personne ne confesse ses vices? c'est qu'il en est encore esclave. Il faut être éveillé pour raconter ses songes. SÉNÈQUE, Epist. 53.

3 Bienfaicts est pris ici dans le sens opposé à mesfaicts, c'està-dire dans le sens de bonnes actions, puisque mesfuicts signifie évidemment mauvaises actions. E. J

tout aultrement', et qu'il iurast, pour guarantir le plus par le moins : toutesfois ce conseil n'estoit pas tant eslection de vice, que multiplication. Sur quoy disons ce mot en passant, qu'on faict bon marché à un homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté au contrepoids du vice; mais quand on l'enferme entre deux vices, on le met à un rude chois, comme on feit Origene, ou qu'il idolastrast, ou qu'il se souffrist iouyr charnellement à un grand vilain Aethiopien qu'on luy presenta : il subit la premiere condition, et vicieusement, dict on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon leur erreur, celles qui nous protestent, en ce temps, qu'elles aymeroient mieulx charger leur conscience de dix hommes que d'une messe.

Si c'est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a pas grand dangier qu'elle passe en exemple et usage; car Ariston disoit 3 que les vents que les hommes craignent le plus, sont ceulx qui les descouvrent. Il fault rebrasser 4 се sot haillon qui cache nos mœurs : ils envoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur contenance en reigle; iusques aux traistres et assassins, ils espousent les loix de la cerimonie, et attachent là leur debvoir. Si n'est ce ny à l'iniustice de se plaindre de l'incivilité; ny à la malice, de l'indiscretion. C'est dommage qu'un meschant homme ne soit encores un sot, et que la decence pallie son vice ces incrustations n'appartiennent qu'à une bonne et saine paroy5, qui merite d'estre conservee, d'estre blanchie.

En faveur des huguenots, qui accusent nostre confession auriculaire et privee, ie me confesse en publicque, religieusement et purement: sainct Augustin, Origene et Hippocrates ont publié les erreurs de leurs opinions; moy encores, de mes mœurs. Ie suis affamé de me faire cognoistre; et ne me chault à combien, pourveu que ce soit veritablement : ou, pour dire mieulx, ie n'ay

Montaigne fait dire à Thalès de Milet tout le contraire de ce qu'il a dit; et cela, faute d'avoir entendu Diogène Laerce (I, 36), d'où il doit avoir tiré la réponse qu'il attribue à ce sage. « Un homme qui avait commis adultère, dit Diogène Laerce, ayant demandé à Thalés s'il devait le nier par serment, Thales lui répondit: Mais le parjure n'est-il pas pire que l'adultère ? » C.

2 Comme on en usa avec Origène, en le réduisant au choix ou d'idolatrer, ou de souffrir, etc. C.

3 Dans PLUTARQUE, traité De la curiosité, c. 3. C. 4 Retrousser, découvrir. Dans la période précédente, Montaigne a mis descouvrent à la place de rebrassent, dont Amyot s'était servi; et l'on peut dire qu'à présent il ne se sert du mot de rebrasser, qu'après l'avoir expliqué lui-même. On trouve encore dans le Dictionnaire de l'Académie, rebrasser

ses manches. C.

Le cóté intérieur d'une muraille. E. J.

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faim de rien; mais ie fuy mortellement d'estre prins en eschange par ceulx à qui il arrive de cognoistre mon nom. Celuy qui faict tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense il gaigner, en se produisant au monde en masque, desrobbant son vray estre à la cognoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le doibt recevoir à iniure: si vous estes couard, et qu'on vous honnore pour un vaillant homme, est ce de vous qu'on parle? on vous prend pour un aultre; i'aymerois aussi cher que celuy là se gratifiast des bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe, luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus, roy de Macedoine, passant par la rue, quelqu'un versa de l'eau sur luy les assistants disoient qu'il debvoit le punir. Ouy; mais, dit il', il n'a pas versé l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que ie fusse. Socrates 3, à celuy qui l'advertissoit qu'on mesdisoit de luy : « Point, dit il; il n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. » Pour moy, qui me loueroit d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, ie ne luy en debvroy nul grand mercy; et pareillement, qui m'appelleroit traistre, voleur, ou yvrongne, ie me tiendrois aussi peu offensé. Ceulx qui se mescognoissent, se peuvent paistre de faulses approbations; non pas moy, qui me veoy et qui me recherche iusques aux entrailles, qui sçay bien ce qui m'appartient: il me plaist d'estre moins loué, pourveu que ie sois mieulx cogneu; on me pourroit tenir pour sage, en telle condition de sagesse que ie tiens pour sottise. Ie m'ennuye que mes Essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de salle : ce chapitre me fera du cabinet; i'ayme leur commerce un peu privé; le publicque est sans faveur et saveur. Aux adieux, nous eschauffons, oultre l'ordinaire, l'affection envers les choses que nous abbandonnons; ie prens l'extreme congé des ieux du monde; voyey nos dernieres accolades 4.

▾ D'être pris pour autre que je ne suis. C. 2 PLUTARQUE, Apophthegmes des rois. C. 3 DIOG. LAERCE, II, 36. C.

4 « On le reprend de la licence de ses paroles, contre la cerimonie; dont il s'est si bien revengé luy mesme, qu'il a deschargé chascun d'en prendre la peine... Nous leur accor derons qu'il soit meschant, exsecrable et damnable, d'oser prester la langue ou l'aureille à l'expression de ce subiect; mais qu'il soit impudique, on leur nie: car oultre que ce livre prouve fort bien le maquerelage que les loix de la cerimonie prestent à Venus, quels auteurs de pudicité sont ceulx cy, ie vous prie, qui vont encherissant si hault la force et la grace des effects de Cupidon, que de faire accroire à la ieunesse qu'on n'en peult par ouyr seulement parler sans transport? S'ils le content à des femmes, n'ont elles pas raison de mettre leur abstinence en garde contre un prescheur-qui sous

Mais venons à mon theme. Qu'a faict l'action | s'adviennent mieulx, ny qui s'entredoibvent plus. genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire | Qui ostera aux Muses les imaginations amoureu

et si iuste, pour n'en oser parler sans vergongne, et pour l'exclure des propos serieux et reiglez? Nous prononceons hardiement, Tuer, Desrobber, Trahir'; et cela, nous n'oserions qu'entre les dents. Est ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d'autant nous avons loy d'en grossir la pensee? car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins escripts, et mieulx teus, sont les mieulx sceus et plus generalement cogneus; nul aage, nulles mœurs l'ignorent non plus que le pain : ils s'impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans figure; et le sexe qui le faict le plus, à charge de le taire le plus. Il est bon aussi, que c'est une action que nous avons mis en la franchise du silence, d'où c'est crime de l'arracher, non pas mesme pour l'accuser et iuger; ny n'osons la fouetter, qu'en periphrase et peincture. Grand' faveur à un criminel, d'estre si exsecrable, que la iustice estime iniuste de le toucher et de le veoir, libre et sauvé par le benefice de l'aigreur de sa condemnation. N'en va il pas comme en matiere de livres, qui se rendent d'autant plus venaulx et publicques, de ce qu'ils sont supprimez? Ie m'en vois, pour moy, prendre au mot l'advis d'Aristote, qui dict 2, « L'estre honteux servir d'ornement à la ieunesse, mais de reproche à la vieillesse. >> Ces vers se preschent en l'eschole ancienne; eschole à laquelle ie me tiens bien plus qu'à la moderne; ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres :

Ceulx qui par trop fuyant Venus estrivent, Faillent autant que ceulx qui trop la suyvent 3. Tu, dea, tu rerum naturam sola gubernas, Nec sine te quidquam dias in luminis oras Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quidquam 4. Ie ne sçay qui a pu malmesler 5 Pallas et les Muses avecques Venus, et les refroidir envers l'Amour : mais ie ne veoy aulcunes deités qui

tient qu'on ne peult ouyr seulement parler de la table sans rompre son ieusne? » Mademoiselle de Gournay, préface de l'édition de 1595.

1 Nos autem ridicule: si dicimus, Ille patrem strangulavit, honorem non præfamur, etc. CIC. Epist. fam. IX, 22. Voyez toute cette lettre à Pétus, où Cicéron a exposé, sur la liberté du langage, les principes des stoïciens. J. V. L. 2 Morale à Nicomaque, IV, 9, p. 81 de l'éd. de M. Coray, 1822. J. V. L.

3 Vers de la traduction d'Amyot, dans le traité de PLUTARQUE, Qu'il fault qu'un philosophe converse avecques les princes, c. 5. C.

O Vénus! toi seule tu gouvernes la nature; sans toi, rien ne s'élève aux rivages célestes du jour; sans toi, rien n'est charmant, rien n'est aimable. LUCRÈCE, I, 22.

5 Brouiller.C.

ses, leur desrobbera le plus bel entretien qu'elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouvrage; et qui fera perdre à l'Amour la communication et service de la poësie, l'affoiblira en ses meilleures armes : par ainsin on charge le dieu d'accointance et de bienvueillance, et les deesses protectrices d'humanité et de iustice, du vice d'ingratitude et de mescognoissance. Ie ne suis pas de si long temps cassé de l'estat et suitte de ce dieu, que ie n'aye la memoire informee de ses forces et valeurs;

Agnosco veteris vestigia flammæ ';

il y a encores quelque demourant d'esmotion et chaleur aprez la fiebvre :

Nec mihi deficiat calor hic, hiemantibus annis?!

tout asseiché que ie suis et appesanty, ie sens encores quelques tiedes restes de cette ardeur passee :

Qual l'alto Egeo, perche Aquilone o Noto Cessi, che tutto prima il volse e scosse, Non s'accheta egli però; ma 'l suono e 'l moto Ritien dell' onde anco agitate e grosse 3 : mais de ce que ie m'y entens, les forces et valeur de ce dieu se treuvent plus vifves et plus animees en la peincture de la poësie, qu'en leur propre essence,

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1

Je reconnais la trace de mes premiers feux. VIRG. Énéide, IV, 23. 2 Heureux si, dans l'hiver de mes ans, ce reste de chaleur ne m'abandonne pas! Ce vers parait être d'un moderne. 3 Ainsi la mer Egée, bouleversée par le Notus ou l'Aquilon, ne s'apaise pas après la tempête; longtemps irritée, elle s'agite et murmure encore. TORQ. TASSO, Gerus. liberata, c. XII, st. 63.

4 Le vers sait chatouiller. Juv. VI, 196.

5 Elle dit; et comme il balance, la déesse passe autour de lui ses bras blancs comme la neige, et le réchauffe d'un doux embrassement. Aussitôt Vulcain sent renaitre son ardeur accoutumée; un feu qu'il connait le pénètre, et court jusque dans la moelle de ses os. Ainsi un éclair brille dans la nuée fendue par le tonnerre, et parcourt de ses rubans de feu les nuages épars

vault rien.

Ceulx qui pensent faire honneur au mariage, pour y ioindre l'amour, font, ce me semble, de mesme ceulx qui, pour faire faveur à la vertu, tiennent que la noblesse n'est aultre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage, mais il y a beaucoup de diversité: on n'a que faire de troubler leurs noms et leurs tiltres; on faict tort à l'une ou à l'aultre de les confondre. La noblesse est une belle qualité, et introduicte avecques raison; mais d'autant que c'est une qualité dependant d'aultruy, et qui peult tumber en un homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu : c'est une vertu, si ce l'est, artificielle et visible; dependant du temps et de la fortune; diverse en forme, selon les contrees; vivante, et mortelle; sans naissance, non plus que la riviere du Nil; genealogique et commune; de suitte et de similitude; tiree par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bonté, la beaulté, la richesse, toutes aultres qualitez, tumbent en communication et en commerce; cette cy se consomme en soy, de nulle emploite au service d'aultruy. On

Ce que i'y treuve à considerer, c'est qu'il la peinct | marcher d'aguet'; cette bouillante alaigresse n'y un peu bien esmeue pour une Venus maritale: en ce sage marché, les appetits ne se treuvent pas si folastres; ils sont sombres et plus mousses. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues sous aultre tiltre, comme est le mariage : l'alliance, les moyens, y poisent par raison 2, autant ou plus que les graces et la beaulté. On ne se marie pas pour soy, quoy qu'on die; on se marie autant, ou plus, pour sa posterité, pour sa famille; l'usage et l'interest du mariage touche nostre race, bien loing par delà nous pourtant me plaist cette façon, qu'on le conduise plustost par main tierce que par les propres, et par le sens d'aultruy que par le sien: tout cecy, combien à l'opposite des conventions amoureuses! Aussi est ce une espece d'inceste d'aller employer à ce parentage venerable et sacré, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs3: il fault, dict Aristote, toucher sa femme prudemment et severement, de peur qu'en la chatouillant trop lascifvement, le plaisir ne la face sortir hors des gonds de raison. Ce qu'il dict pour la conscience, les medecins le disent pour la santé:proposoit à l'un de nos roys le chois de deux com« Qu'un plaisir excessifvement chauld, voluptueux et assidu, altere la semence, et empesche la conception; » disent d'aultre part, « Qu'à une congression languissante, comme celle là est de sa nature, pour la remplir d'une iuste et fertile chaleur, il s'y fault presenter rarement et à notables intervalles,

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Quo rapiat sitiens Venerem, interiusque recondat 4.

petiteurs en une mesme charge, desquels l'un estoit gentilhomme, l'aultre ne l'estoit point: il ordonna que, sans respect de cette qualité, on choisist celuy qui auroit le plus de merite; mais où la valeur seroit entierement pareille, qu'alors on eust respect à la noblesse : c'estoit iustement luy donner son reng. Antigonus', à un ieune homme incogneu qui luy demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mou

Ie ne veoy point de mariages qui faillent plus-rir: « Mon amy, feit il, en tels bienfaicts, ie ne tost et se troublent, que ceulx qui s'acheminent par la beaulté et desirs amoureux : il y fault des fondements plus solides et plus constants, et y

dans la région de l'air... Enfin, il donne à son épouse les embrassements qu'elle attend; et couché sur son sein, il s'abanlonne tout entier aux charmes d'un paisible sommeil. VIRGIle, Eneide, VIII, 387, 392. (Traduction de Bernardin de SaintPierre, Préambule de l'Arcadie.)

I «Mais pour affaiblir ce que ce tableau a de licencieux et de contraire aux mœurs conjugales, le sage Virgile oppose immédiatement après, à la déesse de la volupté, qui demande à son mari des armes pour son fils naturel, une mère de famille, chaste et pauvre, occupée des arts de Minerve pour élever ses petits enfants; et il applique cette image touchante aux mêmes heures de la nuit, pour présenter un nouveau contraste des différents usages que fait du même temps le vice et la vertu.» BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, ibid. Doivent y entrer en compte. C.

3 Liv. I, c. 29.

4 Afin qu'elle saisisse plus avidement les dons de Vénus, et es recèle profondément dans son sein. VIRG. Georg. III, 137.

regarde pas tant la noblesse de mes soldats, comme
ie fois leur prouesse. » De vray, il n'en doibt pas
aller comme des officiers des roys de Sparte,
trompettes, menestriers, cuisiniers, à qui en leur
charge succedoient les enfants, pour ignorants
qu'ils feussent, avant les mieulx experimentez du
mestier. Ceulx de Calecut font des nobles une
espece par dessus l'humaine : le mariage leur est
interdict, et toute aultre vacation, que bellique;
de concubines, ils en peuvent avoir leur saoul, et
les femmes autant de ruffiens, sans ialousie les
uns des aultres mais c'est un crime capital et
irremissible de s'accoupler à personne d'aultre
condition
que la leur; et se tiennent pollus, s'ils

Et y marcher en se tenant à l'aguet, sur ses gardes, avec circonspection. E. J.

2

PLUTARQUE, De la mauvaise honte, c. 10. C.

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