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baing fort chauld; et lors sentant sa fin prochaine, autant qu'il eut d'haleine, il continua des discours tres excellents sur le subiect de l'estat où il se trouvoit, que ses secretaires recueillirent tant qu'ils peurent ouyr sa voix; et demeurerent ses paroles dernieres, long temps depuis, en credit et honneur ez mains des hommes (ce nous est une bien fascheuse perte qu'elles ne soient venues iusques à nous). Comme il sentit les derniers traicts de la mort, prenant de l'eau du baing toute sanglante, il en arrousa sa teste, en disant: le voue cette eau à Iupiter le liberateur 1. » Neron, adverty de tout cecy, craignant que la mort de Paulina, qui estoit des mieulx apparentees dames romaines, et envers laquelle il n'avoit nulles particulieres inimitiez, luy veinst à reproche, renvoya en toute diligence luy faire rattacher ses playes: ce que ses gents d'elle feirent sans son sceu, estant desia demy morte et sans aulcun sentiment. Et ce que contre son desseing, elle vesquit depuis, ce feust tres honnorablement et comme il appartenoit à sa vertu, monstrant, par la couleur blesme de son visage, combien elle avoit escoulé de vie par ses bleceu

non plus par discours et par disputes, mais par effect, le fruict qu'il avoit tiré de ses estudes; et que sans doubte il embrassoit la mort, non seulement sans douleur, mais avecques alaigresse: « Parquoy m'amie, disoit il, ne la deshonnore par tes larmes, à fin qu'il ne semble que tu t'aymes plus que ma reputation: appaise ta douleur, et te console en la cognoissance que tu as eu de moy et de mes actions, conduisant le reste de ta vie par les honnestes occupations ausquelles tu es addonnee. » A quoy Paulina ayant un peu reprins ses esprits, et reschauffé la magnanimité de son courage par une tres noble affection: «Non, Seneca, respondit elle, ie ne suis pas pour vous laisser sans ma compaignie en telle necessité; ie ne veulx pas que vous pensiez que les vertueux exemples de vostre vie ne m'ayent encores apprins à sçavoir bien mourir : et quand le pourroy ie ny mieulx, ny plus honnestement, ny plus à mon gré, qu'avecques vous? Ainsi faictes estat que ie m'en vois quand et vous. » Lors Seneque prenant en bonne part une si belle et glorieuse deliberation de sa femme, et pour se delivrer aussi de la crainte de la laisser aprez sa mort à la mercy et cruauté de ses ennemis : « le t'avoy, Paulina, dit il, conseillé ce qui servoit Voylà mes trois contes tres veritables, que ie a conduire plus heureusement ta vie : tu aymes treuve aussi plaisants et tragiques que ceulx que doncques mieulx l'honneur de la mort; vraye- nous forgeons à nostre poste pour donner plaiment ie ne te l'envieray point: la constance et la sir au commun; et m'estonne que ceulx qui s'adresolution soyent pareilles à nostre commune fin; donnent à cela, ne s'advisent de choisir plustost mais la beaulté et la gloire soit plus grande de dix mille tres belles histoires qui se rencontrent ta part. » Cela faict, on leur couppa en mesme dans les livres, où ils auroient moins de peine, temps les veines des bras; mais parce que celles et apporteroient plus de plaisir et proufit : et qui de Seneque, resserrees tant par la vieillesse que en vouldroit bastir un corps entier et s'entretepar son abstinence, donnoient au sang le cours nant, il ne fauldroit qu'il fournist du sien que la trop long et trop lasche, il commanda qu'on lui | liaison, comme la souldure d'un aultre metal; et couppast encores les veines des cuisses; et de peur pourroit entasser par ce moyen force veritables que le torment qu'il en souffroit n'attendrist leevenements de toutes sortes, les disposant et dicœur de sa femme, et pour se delivrer aussi soy mesme de l'affliction qu'il portoit de la veoir en si piteux estat, aprez avoir tres amoureusement prins congé d'elle, il la pria de permettre qu'on l'emportast en la chambre voysine, comme on feit. Mais toutes ces incisions estants encores insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus, son medecin, de luy donner un bruvage de poison, qui n'eut gueres non plus malin qu'on fit courir alors contre la fermeté de cette illustre

d'effect; car par la foiblesse et froideur des membres, elle ne peut arriver iusques au cœur : par ainsin on luy feit en oultre apprester un

La poison, car c'est ainsi qu'on parlait du temps de Montaigne. Nous disons aujourd'hui, le poison; et c'est comme on a mis dans quelques éditions. C.

res.

versifiant selon que la beaulté de l'ouvrage le requerroit, à peu prez comme Ovide a cousu et rapiecé sa Metamorphose 3, de ce grand nombre de fables diverses.

En ce dernier couple, cela est encores digne

1 Libare se liquorem illum Jovi Liberatori. TACITE, Annal. XV, 64. C.

2 Montaigne a eu raison de ne pas se charger d'un bruit

Romaine, et que Tacite a trouvé à propos d'insérer dans ses Annales, XV, 64, quoiqu'il semble y donner peu de foi. On ignore, dit-il, si ce fut à son insu qu'on arrêta le sung, incertum an ignaræ. C.

3 Montaigne ajoutait dans l'édition de 1588, fol. 323 verso, << ou comme Arioste a rengé en une suitte ce grand nombre de fables diverses. » Il est probable qu'il a supprimé ces mots parce qu'il ne s'agit ici que d'histoires sérieuses et graves, et que la plupart de celles de l'Arioste sont comiques. J. V. L.

d'estre consideré, Que Paulina offre volontiers | seulement sa crainte, mais encores la mienne :

ce ne m'a pas esté assez de considerer combien resoluement ie pourroy mourir, mais i'ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Ie me suis contrainct à vivre; et c'est quelquesfois magnanimité que vivre. Voylà ses mots, excellents comme est son usage.

CHAPITRE XXXVI.

Des plus excellents hommes.

Si on me demandoit le chois de touts les hommes

qui sont venus à ma cognoissance, il me semble en trouver trois excellents au dessus de touts les

aultres.

L'un Homere: non pas qu'Aristote ou Varro, pour exemple, ne feussent à l'adventure aussi Savants que luy, ny possible encores qu'en son art mesme Virgile ne luy soit comparable; ie le deux. Moy, qui n'en cognoy que l'un, puis seulaisse à iuger à ceulx qui les cognoissent touts lement dire cela, selon ma portee, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allassent au delà du

Romain:

Tale facit carmen docta testudine, quale

Cynthius impositis temperat articulis ' : toutesfois en ce iugement, encores ne fauldroit

à quitter la vie pour l'amour de son mary, et Que son mary avoit aultrefois quitté aussi la mort pour l'amour d'elle. Il n'y a pour nous grand contrepoids à cet eschange; mais, selon son humeur stoïque, ie croy qu'il pensoit avoir autant faict pour elle, d'alonger sa vie en sa faveur, comme s'il feust mort pour elle. En l'une des lettres qu'il escrit à Lucilius', aprez qu'il y a faict entendre comme la fiebvre l'ayant prins à Rome, il monta soubdain en coche pour s'en aller à une sienne maison aux champs, contre l'opinion de sa femme qui le vouloit arrester; et qu'il luy avoit respondu que la fiebvre qu'il avoit, ce n'estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu; il suit ainsin : « Elle me laissa aller, me recommendant fort ma santé. Or moy qui sçay que ie loge sa vie en la mienne, ie commence de pourvoir à moy, pour pourvoir à elle: le privilege que ma vieillesse m'avoit donné me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, ie le perds, quand il me souvient qu'en ce vieillard il y en a une ieune à qui ie proufite. Puis que ie ne la puis renger à m'aymer plus courageusement, elle me renge à m'aymer moy mesme plus curieusement : car il fault prester quelque chose aux honnestes affections; et par fois, encores que les occasions nous pressent au contraire, il fault rappeller la vie, voire avecques torment; il fault arrester l'ame entre les dents, puis que la guide et maistre d'eschole; et qu'un seul traict loy de vivre, aux gents de bien, ce n'est pas aude l'Iliade a fourny de corps et de matiere à cette tant qu'il leur plaist, mais autant qu'ils doibvent. grande et divine Aeneïde. Ce n'est pas ainsi que Celuy qui n'estime pas tant sa femme ou un sien ie compte: i'y mesle plusieurs aultres circonstanamy, que d'en alonger sa vie, et qui s'opiniastre ces qui me rendent ce personnage admirable, à mourir, il est trop delicat et trop mol: il fault quasi au dessus de l'humaine condition; et à que l'ame se commande cela, quand l'utilité des la verité, ie m'estonne souvent que luy, qui a nostres le requiert; il fault par fois nous prester produict et mis en credit au monde plusieurs à nos amis, et quand nous vouldrions mourir deïtez par son auctorité, n'a gaigné reng de dieu pour nous, interrompre nostre desseing pour eulx. luy mesme. Estant aveugle, indigent, estant C'est tesmoignage de grandeur de courage, de avant que les sciences feussent redigees en reiretourner en la vie pour la consideration d'aul-gle et observations certaines, il les a tant cotruy, comme plusieurs excellents personnages ont faict; et est un traict de bonté singuliere, de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité plus grande, c'est la nonchalance de sa duree, et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doulx, agreable, et proufitable à quelqu'un bien affectionné. Et en receoit on une tres plaisante recompense: car qu'est il plus doulx que d'estre si cher à sa femme, qu'à sa consideration on en devienne plus cher à Qui, quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non, soy mesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé, non

1 Epist. 104. C.

il pas oublier que c'est principalement d'Homere que Virgile tient sa suffisance; que c'est son

gneues, que touts ceulx qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire guerres, et d'escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont servis de luy comme d'un ministre tres parfaict en la cognoissance de toutes choses, et de ses livres comme d'une pepiniere de toute espece de suffisance :

Plenius ac melius Chrysippo et Crantore dicit1;

Il chante, sur sa docte lyre, des vers pareils à ceux que chante Apollon lui-même. PROPERCE, II, 34, 79.

2 Il nous dit bien mieux que Crantor et Chrysippe ce qui

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Cuiusque ex ore profuso

Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnemque in tenues ausa est deducere rivos,
Unius fœcunda bonis 3.

C'est contre l'ordre de nature qu'il a faict la plus excellente production qui puisse estré; car la naissance ordinaires des choses, elle est imparfaicte; elles s'augmentent, se fortifient par l'accroissance : l'enfance de la poësie, et de plusieurs aultres sciences, il l'a rendue meure, parfaicte, et accomplie. A cette cause le peult on nommer le premier et dernier des poëtes, suyvant ce beau tesmoignage que l'antiquité nous a laissé de luy, « que n'ayant nul qu'il peust imiter avant luy, il n'a eu nul aprez luy qui le peust imiter 4. » Ses paroles, selon Aristote 5, sont les seules paroles qui ayent mouvement et action : ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le Grand ayant rencontré, parmy les despouilles de Darius, un riche coffret, ordonna qu'on le luy reservast pour y loger son Homere; disant « que c'estoit le meilleur et plus fidele conseiller qu'il eust en ses affaires militaires 7. » Pour cette mesme raison, disoit Cleomenes, fils d'Anaxandridas, « que c'estoit le poëte des Lacedemoniens, parce qu'il estoit tres bon maistre de la discipline guerriere 3. Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeuree, au iugement de Plutarque 9, << que c'est le seul aucteur du monde qui n'a iamais saoulé ne desgousté les hommes, se monstrant aux lecteurs tousiours tout aultre, et fleurissant tousiours en nouvelle grace. »> Ce folastre d'Al

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est honnête et ce qui ne l'est point, ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. HOR. Epist. I, 2, 3.

1 Source intarissable, où les poëtes viennent s'enivrer tour à tour des eaux sacrées du Permesse. OVIDE, Amor. III, 9,

25.

2 Ajoutez-y les compagnons des Muses, parmi lesquels Homère tient le sceptre. LUCRÈCE, III, 1050.

3 Source abondante, dont tous les poëtes ont répandu les trésors dans leurs vers; fleuve immense, partagé en mille petits ruisseaux : l'héritage d'un seul homme a enrichi tous les autres. MANILIUS, II, 8.

4 In quo (Homero) hoc maximum est, quod neque ante illum, quem ille imitaretur, neque post illum, qui eum imitari posset, inventus est. VELLEIUS PATERCULUS, I, 5. 5 Poétique, c. 24. C.

6 PLINE, Nat. Hist. VII, 29. C.

7 PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, c. 2. C.

8 ID. Apophthegmes des Lacédémoniens. C. Dans son traité Du trop parler, c. 5. C.

cibiades ayant demandé, à un qui faisoit profession des lettres, un livre d'Homere, luy donna un soufflet, parce qu'il n'en avoit point1: comme qui trouveroit un de nos presbtres sans breviaire. Xenophanes se plaignoit un iour à Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu'il estoit si pauvre, qu'il n'avoit dequoy nourrir deux serviteurs : « Et quoy! luy respondit il, Homere, qui estoit beaucoup plus pauvre que toy, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu'il est 2. »> Que n'estoit ce dire, à Panætius, quand il nommoit Platon « l'Homere des philosophes 3? » Oultre cela, quelle gloire se peult comparer à la sienne? Il n'est rien qui vive en la bouche des hommes comme son nom et ses ouvrages; rien si cogneu et si receu que Troye, Helene, et ses guerres, qui ne feurent à l'adventure iamais : nos enfants s'appellent encores des noms qu'il forgea il y a plus de trois mille ans; qui ne cognoist Hector et Achille? Non seulement aulcunes races particulieres, mais la pluspart des nations cherchent origine en ses inventions. Mahumet second de ce nom, empereur des Turcs, escrivant à nostre pape Pie second : « Ie m'estonne, dict il, comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens, et que i'ay comme eulx interest de venger le sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy 4.» N'est ce pas une noble farce, de laquelle les roys, les choses publicques et les empereurs vont iouant leur personnage tant de siecles, et à laquelle tout ce grand univers sert de theatre. Sept villes grecques entrerent en debat du lieu de sa naissance : tant son obscurité mesme luy apporta d'honneur! Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chio, Argos, Athenæ3.

L'aultre, Alexandre le Grand : car, Qui considerera l'aage qu'il commencea ses entreprinses; le peu de moyens avecques lequel il feit un si glorieux desseing; l'auctorité qu'il gaigna en

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1 Vie d'Alcibiade, c. 3. C.

2 PLUTARQUE, Apophthegmes des rois, article Hieron. C 3 CIC. Tusc. quæst. I, 32. C.

4 « Voyez, dit Bayle en citant ce passage, voyez comment << des maux chimériques, forgés par des poètes, ont servi d'a pologie à des maux réels. » Dict. crit. au mot Acarnanie, note B. Cette lettre de Mahomet II fut écrite sans doute par quelque Grec renégat, ou plutôt imaginée par quelque historien bel esprit. J. V. L.

5 Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos, Athènes. C'est la traduction d'un vers grec tout semblable, cité par AULU-GELLE, III, II. Montaigne a peut-être emprunté le vers latin à Politien, qui, dans son poême en l'honneur de Virgile, intitulé Manto (1482), énumère ainsi, d'une maniere plus concise que poétique, les sept villes qui se disputaient cette gloire. J. V. L.

cette sienne enfance, parmy les plus grands et experimentez capitaines du monde desquels il estoit suyvy; la faveur extraordinaire dequoy fortune embrassa et favorisa tant de siens exploicts hazardeux, et à peu que ie ne die temeraires ;

Impellens quidquid sibi summa petenti Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina1; cette grandeur, d'avoir, à l'aage de trente trois ans, passé victorieux toute la terre habitable, et en une demie vie avoir attainct tout l'effort de l'humaine nature, si que vous ne pouvez imaginer sa duree legitime, et la continuation de son accroissance en vertu et en fortune iusques à un iuste terme d'aage, que vous n'imaginiez quelque chose au dessus de l'homme; d'avoir faict naistre de ses soldats tant de branches royales, laissant aprez sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples capitaines de son armee, desquels les descendants ont, depuis, si long temps duré, maintenants cette grande possession: tant d'excellentes vertus qui estoient en luy, iustice, temperance, liberalité, foy en ses paroles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus; car ses mœurs semblent, à la verité, n'avoir aulcun iuste reproche, ouy bien aulcunes de ses actions particulieres, rares, extraordinaires; mais il est impossible de conduire si grands mouvements avecques les reigles de la iustice; telles gents veulent estre iugez en gros par la maistresse fin de leurs actions; la ruyne de Thebes et de Persepolis, le meurtre de Menander, et du medecin d'Ephestion, de tant de prisonniers persiens à un coup, d'une trouppe de soldats indiens, non sans interest de sa parole, des Cosseiens, iusques aux petits enfants, sont saillies un peu mal excusables 2; car, quant à Clitus, la faulte en feut amendee oultre son poids; et tesmoigne cette action, autant que toute aultre, la debonnaireté de sa complexion, et que c'estoit de soy une complexion excellemment formee à la bonté; et a esté ingenieusement diet de luy, « qu'il avoit de la nature ses vertus, de la fortune ses vices 3 : » quant à ce qu'il estoit un peu vanteur, un peu trop impatient d'ouyr mesdire de soy, et quant à ses mangeoires, armes et mors qu'il feict semer aux Indes 4, toutes ces choses

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me semblent pouvoir estre condonnees à son aage, et à l'estrange prosperité de sa fortune : Qui considerera quand et quand tant de vertus militaires, diligence, pourvoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolution, bonheur, en quoy, quand l'auctorité d'Annibal ne nous l'auroit apprins, il a esté le premier des hommes; les rares beaultez et conditions de sa personne, iusques au miracle; ce port, et ce venerable maintien, soubs un visage si ieune, vermeil et flamboyant;

Qualis, ubi Oceani perfusus Lucifer unda, Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes, Extulit os sacrum cœlo, tenebrasque resolvit1; l'excellence de son sçavoir et capacité; la duree et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d'envie; et qu'encores long temps aprez sa mort, ce feut une religieuse croyance d'estimer que ses medailles portassent bonheur à ceulx qui les avoient sur eulx2; et que plus de rois et de princes ont escript ses gestes, qu'aultres historiens n'ont escript les gestes d'aultre roy ou prince que ce soit ; et qu'encores à present les mahumetans, qui mesprisent toutes aultres histoires, receoivent et honnorent la sienne seule, par special privilege : Il confessera, tout cela mis ensemble, que i'ay eu raison de le preferer à Cesar mesme, qui seul m'a peu mettre en doubte du chois; et il ne se peult nier qu'il n'y ayt plus du sien en ses exploicts, plus de la fortune en ceulx d'Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses eguales; et Cesar, à l'adventure, aulcunes plus grandes : ce feurent deux feux, ou deux torrents, Â ravager le monde par divers endroicts;

Et velut immissi diversis partibus ignes
Arentem in silvam, et virgulta sonantia lauro;
Aut ubi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes, et in æquora currunt,
Quisque suum populatus iter 3:

mais quand l'ambition de Cesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de malheur, ayant rencontré ce vilain subiect de la ruyne de son païs, et de l'empirement universel du monde, que, toutes pieces ramassees et mises en la balance,

Tel brille l'astre du matin, cet astre que Vénus chérit entre tous les feux de l'Olympe, lorsque, baigné des eaux de l'Océan, il s'élève majestueux, et dissipe les ténèbres de la nuit. VIRG. Énéide, VIII, 589.

› Dicuntur juvari in omni actu suo, qui Alexandrum expressum vel auro gestitant, vel argento. TRÉBELLIUS POLLION, Triginta tyrann. e. 14. J. V. L.

3 Tels des feux allumés, en divers endroits, dans une forêt pleine de broussailles bruyantes, de lauriers secs et petillants; ou tels deux torrents qui tombent avec fracas du haut des montagnes, et courent tout écumants se précipiter dans la mer, après avoir tout ravagé sur leur passage. VIRG. Encide, Xil, 521.

je ne puis que ie ne penche du costé d'Alexandre. | les offices de la vie humaine, ne laisse rien à desi

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Le tiers, et le plus excellent, à mon gré, c'est Epaminondas. De gloire, il n'en a pas à beaucoup prez tant que d'aultres (aussi n'est ce pas une piece de la substance de la chose): de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est aiguisee par ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une ame bien reiglee, il en avoit tout ce qui s'en peult imaginer: de preuve de cette sienne vertu, il en a faict autant, à mon advis, qu'Alexandre mesme et que Cesar; car encores que ses exploicts de guerre ne soyent ny si frequents, ny si enflez, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considerer et toutes leurs circonstances, d'estre aussi poisants et roides, et portants autant de tesmoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont faict cet honneur, sans contredict, de le nommer le premier homme d'entre eulx 1: mais estre le premier de la Grece, c'est facilement estre le prime du monde. Quant à son sçavoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, « que iamais homme ne sceut tant, et ne parla si peu que luy 3;» car il estoit pythagorique de secte; et ce qu'il parla, nul ne parla iamais mieulx excellent orateur et tres persuasif. Mais quant à ses mœurs et conscience, il a de bien loing surpassé touts ceulx qui se sont iamais meslez de manier affaires; car en cette partie, qui doibt estre principalement consideree, qui seule marque veritablement quels nous sommes, et laquelle ie contrepoise seule à toutes les aultres ensemble, il ne cede à aulcun philosophe, non pas à Socrates mesme : en cettuy cy l'innocence est une qualité propre, maistresse, constante, uniforme, incorruptible, au parangon 4 de laquelle elle paroist, en Alexandre, subalterne, incertaine, bigarree, molle, et fortuite.

L'ancienneté iugea, qu'à espelucher par le menu touts les aultres grands capitaines, il se treuve en chascun quelque speciale qualité qui le rend illustre en cettuy cy seul, c'est une vertu et suffisance pleine par tout et pareille, qui en touts

I DIODORE DE SICILE, XV, 88; PAUSANIAS, VIII, II, etc. C'est aussi le jugement de CICERON, de Orator. III, 34: Epaminondam, haud scio an summum virum unum omnis Græciæ. Tusculan. I, 2: Epaminondas princeps, meo judicio, Gracia. Cependant il dit ailleurs, Academ. II, 1, en parlant de Thémistocle: Quem facile Græciæ principem ponimus. Mais ce sont là des formes de style qu'il ne faut pas prendre à la lettre. J. V. L.

Ou premier, comme on a mis dans quelques éditions. Primes, c'est premiers, dit Borel dans son Thresor d'antiquitez gauloises. C.

3 PLUTARQUE, De l'esprit familier de Socrate, c. 23. C. 4 En comparaison. C.

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rer de soy, soit en occupation publicque ou privee, ou paisible, ou guerriere, soit à vivre, soit à mourir grandement et glorieusement: ie ne cognoy nulle ny forme, ny fortune d'homme que ie regarde avecques tant d'honneur et d'amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, ie la treuve aulcunement scrupuleuse, comme elle est peincte par ses meilleurs amis; et cette seule action, haulte pourtant et tres digne d'admiration, ie la sens un peu aigrette, pour par souhaict mesme, en la forme qu'elle estoit en luy, m'en desirer l'imitation.

Le seul Scipion Emilien, qui luy donneroit une fin aussi fiere et magnifique, et la cognois. sance des sciences autant profonde et universelle, se pourroit mettre à l'encontre à l'aultre plat de la balance. Oh! quel desplaisir le temps m'a faict d'oster de nos yeulx, à poinct nommé, des premieres, la couple de vies, iustement la plus noble qui feust en Plutarque, de ces deux personnages, par le commun consentement du monde, l'un le premier des Grecs, l'aultre des Romains! Quelle matiere! quel œuvrier!

Pour un homme non sainct, mais que nous disons galant homme, de mœurs civiles et communes, d'une haulteur moderee; la plus riche vie, que ie sçache, à estre vescue entre les vivants, comme on dict, et estoffee de plus de riches parties et desirables, c'est, tout consideré, celle d'Alcibiades, à mon gré.

Mais quant à Epaminondas, pour exemple d'une excessifve bonté, ie veulx adiouster icy aulcunes de ses opinions. Le plus doulx contentement qu'il eut en toute sa vie, il tesmoigna que c'estoit le plaisir qu'il avoit donné à son pere et à sa mere de sa victoire de Leuctres1; il couche de beaucoup, preferant leur plaisir au sien, si iuste et si plein d'une tant glorieuse action. Il ne pensoit pas « qu'il feust loisible, pour recouvrer mesme la liberté de son païs, de tuer un homme sans cognoissance de cause; » voylà pourquoy il feut si froid à l'entreprinse de Pelopidas, son compaignon, pour la delivrance de Thebes. Il tenoit aussi «< qu'en une battaille il falloit fuyr le rencontre d'un amy qui feust au party con traire, et l'espargner 3. » Et son humanité à l'endroict des ennemis mesmes l'ayant mis en souspeçon envers les Bootiens, de ce qu'aprez avoir

I PLUTARQUE, dans la Vie de Coriolan, c. 2; et dans le traité où il entreprend de prouver, Qu'on ne sçauroit vivre ioyeusement selon la doctrine d'Epicure, c. 13. C.

2 PLUTARQUE, De l'esprit familier de Socrate, c. 4. C. 3 ID. ibid. c. 17. C.

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