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tres de sa suitte.

les guerres des Romains en Iudee, passant où | furent mises bouillir, qu'on feit manger à d'aull'on avoit crucifié quelques Iuifs, trois iours y avoit, il recogneut trois de ses amis, et obteint de les oster de là; les deux moururent, l'aultre vescut encores depuis.

dit il,

Chalcondyle, homme de foy, aux memoires qu'il a laissé des choses advenues de son temps et prez de luy 1, recite pour extreme supplice celuy que l'empereur Mechmet practiquoit souvent, de faire trencher les hommes en deux parts par le fauls du corps, à l'endroict du diaphragme, et d'un seul coup de cimeterre d'où il arrivoit qu'ils mourussent comme de deux morts à la fois; et veoyoit on, dict il, l'une et l'aultre part pleine de vie se demener long temps aprez, pressee de torment. Ie n'estime pas qu'il y eust grande souffrance en ce mouvement : les supplices plus hideux à veoir ne sont pas tousiours les plus forts à souffrir; et trouve plus atroce ce que d'aultres historiens en recitent contre des seigneurs epirotes, qu'il les feit escorcher par le menu, d'une dispensation si malicieusement ordonnee, que leur vie dura quinze iours à cette angoisse.

Et ces deux aultres: Croesus 3 ayant faict prendre un gentilhomme, favory de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d'un foullon, où il le feit gratter et carder à coups de cardes et peignes de ce mestier, iusques à ce qu'il en mourut. George Sechel 4, chef de ces païsants de Poloigne, qui, soubs tiltre de la croisade, feirent tant de maulx, desfaict en battaille par le vayvode de Transsylvanie, et prins, feut trois iours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de torments que chascun pouvoit apporter contre luy; pendant lequel temps on fit ieusner plusieurs aultres prisonniers. Enfin, luy vivant et veoyant, on abbruva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel seul il prioit, tirant sur soy toute l'envie de leurs mesfaicts : et feit lon paistre vingt de ses plus favoris capitaines, deschirants à belles dents sa chair, et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré,

5

1 Histoire des Turcs, 1. X, vers le commencement. C. Par l'enfourchure; à la lettre, par le défaut du corps.

E. J.

3 HÉRODOTE, I, 92; PLUTARQUE, De la malignité d'Hérodote, pag. 858. J. V. L.

4 Vous trouverez ce fait, avec toutes ses circonstances, dans la Chronique de Carion, refondue par Mélanchthon et Gaspard Peucer, son gendre, 1. IV, p. 700, et dans les Annales de Silésie, compilées en latin par Joachim Cureus, p. 233. C.

5 Toute la haine que les méfaits de l'un et de l'autre devaient inspirer.

CHAPITRE XXVIII.

Toutes choses ont leur saison.

Ceulx qui apparient Caton le censeur au ieune Caton meurtrier de soy mesme, apparient deux belles natures et de formes voysines. Le premier exploicta la sienne à plus de visages, et precelle en exploicts militaires et en utilité de ses vacations publicques: mais la vertu du ieune, oultre ce que c'est blaspheme de luy en apparier nulle aultre en vigueur, feut bien plus nette; car qui deschargeroit d'envie et d'ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l'honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d'excellence de bien loing plus grand, et que luy, et que tout aultre homme de son siecle?

Ce qu'on dict', entre aultres choses, de luy, qu'en son extreme vieillesse il se meit à apprendre la langue grecque, d'un ardent appetit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable: c'est proprement ce que nous disons, « retumber en enfantillage. »> Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout '; et ie puis dire mon patenostre hors de propos; comme on defera T. Quintius Flaminius de ce qu'estant general d'armee, on l'avoit veu à quartier, sur l'heure du conflict, s'amusant à prier Dieu, en une battaille qu'il gaigna 3.

Imponit finem sapiens et rebus honestis 4. Eudemonidas veoyant Xenocrates, fort vieil, s'empresser aux leçons de son eschole : « Quand sçaura cettuy cy, dit il, s'il apprend encores 5?» Et Philopomen, à ceulx qui hault louoient le roy Ptolemæus de ce qu'il durcissoit sa personne touts les iours à l'exercice des armes : « Ce n'est, dit il, pas chose louable à un roy de son aage de s'y exercer; il les debvroit hormais reellement emI PLUTARQUE, Caton le Censeur, c. I. C. 2 Aussi.

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Et tout, dans ce sens-là, est un vrai gasconisme, dont voici encore un exemple que j'ai trouvé dans BRANTÔME, p. 432, t. II, de ses Femmes galantes, où parlant d'un homme marié à une belle et aimable femme, il dit: Qui l'a telle, ne va point au pourchas, comme d'aultres; aultrement il est bien miserable: et qui n'y va pas, peu se soulcie il de dire mal des dames, ni bien et tout, sinon que de la sienne. C. On dit encore itout pour aussi, en Sologne. E. J.

3 PLUTARQUE, Comparaison de T. Q. Flaminius avec Philopamen, c. 2. C.

4 Même dans la vertu, le sage sait s'arrêter. JUVÉNAL, VI, 444.- Ici Montaigne détourne les paroles de ce poëte du sens qu'elles ont dans l'original, où elles signifient tout autre chose. C.

5 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. 6 Désormais, à l'avenir. — Désormais, en prenant la place

ployer'. » Le ieune doibt faire ses apprests, le | vieil en iouyr, disent les sages; et le plus grand vice qu'ils remarquent en nous, c'est que nos desirs raieunissent sans cesse; nous recommenceons tousiours à vivre.

Nostre estude et nostre envie debvroient quelquesfois sentir la vieillesse. Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuittes ne font que naistre :

Tu secanda marmora

Locas sub ipsum funus, et, sepulcri
Immemor, struis domos 3.

Le plus long de mes desseings n'a pas un an d'es-
tendue : ie ne pense desormais qu'à finir, me des-
fois de toutes nouvelles esperances et entreprin-
ses, prens mon dernier congé de touts les lieux
que ie laisse, et me despossede touts les iours de
ce que l'ay. Olim iam nec perit quidquam mihi,
nec acquiritur...... plus superest viatici quam
viæ.

garny de toute sorte de munitions pour un tel deslogement; d'asseurance, de volonté ferme et d'instruction, il en avoit plus que Platon n'en a en ses escripts; sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie : il print cette occupation, non pour le service de sa mort; mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance d'une telle deliberation, il continua aussi sans chois et sans changement ses estudes, avec les aultres actions accoustumees de sa vie. La nuict' qu'il veint d'estre refusé de la preture, il la passa à iouer; celle en laquelle il debvoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie, ou de l'office, tout luy feut un. CHAPITRE XXIX.

2

De la vertu.

Ie treuve, par experience, qu'il y a bien à dire entre les boutees et saillies de l'ame, ou une resolue et constante habitude : et veoy bien qu'il n'est rien que nous ne puissions, voire iusques à surpasser la Divinité mesme, dict quelqu'un3, d'autant que c'est plus de se rendre impassible de soy, que d'estre tel de sa condition originelle; et ius

Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi 5. C'est enfin tout le soulagement que ie treuve en ma vieillesse, qu'elle amortit en moy plusieurs desirs et soings dequoy la vie est inquietee; le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy.ques à pouvoir ioindre à l'imbecillité de l'homme Cettuy cy apprend à parler, lors qu'il luy fault apprendre à se taire pour iamais. On peult continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage: la sotte chose qu'un vieillard abecedaire ! Diversos diversa iuvant; non omnibus annis Omnia conveniunt 7.

S'il fault estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, à fin que nous puissions respondre, comme celuy à qui quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa decrepitude : « A m'en partir meilleur, et plus à mon ayse, » respondit il. Tel estude feut celuy du ieune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, De l'eternité de l'ame; non, comme il fault croire, qu'il ne feust de long temps

de hormais, l'a dépossédé entièrement. Du temps de Nicot, on pouvait écrire des ores mais, au lieu de désormais. C. PLUTARQUE, Philopomen, c. 19. C.

2 SÉNÈQUE, Epist. 36. J. V. L.

3 Vous faites tailler des marbres, à la veille de mourir; vous båtissez une maison, et il faudrait songer à un tombeau. Hor. Od. II, 18, 17.

4 Depuis longtemps, je ne perds ni ne gagne...... il me reste plus de provisions que de chemin à faire. SÉNÈQUE, Epist. 77. 5 J'ai vécu, j'ai fourni la carrière que m'avait donnée la fortune. VIRG. Énéide, IV, 653.

6 Montaigne traduit SÉNÈQUE, Epist. 36: Turpis et ridicula res est elementarius senex. J. V. L.

7 Les hommes aiment des choses diverses: toute chose ne convient pas à tout âge. PSEUDO-GALLUS, I, 104.

une resolution et asseurance de dieu; mais c'est par secousses: et ez vies de ces heros du temps passé, il y a quelquesfois des traicts miraculeux, et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles; mais ce sont traicts, à la verité; et est dur à croire que de ces conditions ainsin eslevees, on en puisse teindre et abbruver l'ame en maniere qu'elles luy deviennent ordinaires et comme naturelles. Il nous escheoit à nous mesmes, qui ne sommes qu'avortons d'hommes, d'eslancer par fois nostre ame, esveillee par les discours ou exemples d'aultruy, bien loing au delà de son ordinaire: mais c'est une espece de passion, qui la poulse et agite, et qui la ravit aulcunement hors de soy; car ce tourbillon franchy, nous veoyons que, sans y penser, elle se desbande et relasche d'elle mesme, sinon iusques à la derniere touche, au moins iusques à n'estre plus celle là; de façon que lors, à toute occasion, pour un oyseau perdu, ou un verre cassé, nous nous laissons esmouvoir à peu prez comme l'un du vulgaire. Sauf

Ces mots, jusqu'à la fin du chapitre, sont traduits de SÉNEQUE, Epist. 71 et 104. C.

2 Les élans, les boutades.-D'une boutée, uno impulsu, uno impetu. NICOT.

SÉNÈQUE, Epist. 73; et surtout de Provident. c. 5: Ferte fortiter; hoc est, quo Deum antecedatis : ille extra paticntiam malorum est, vos supra patientiam. J. V. L.

l'ordre, la moderation et la constance, i'estime | choses, premierement par les effects, mais au pis

que toutes choses soient faisables par un homme bien manque' et defaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il fault, pour iuger bien à poinct d'un homme, principalement contrerooller ses actions communes, et le surprendre en son à touts les iours.

Pyrrho, celuy qui bastit de l'ignorance une si plaisante science, essaya, comme touts les aultres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et parce qu'il maintenoit la foiblesse du iugement humain estre si extreme, que de ne pouvoir prendre party ou inclination, et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses comme indifferentes, on conte3 qu'il se maintenoit tousiours de mesme façon et visage : s'il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l'achever, bien que celuy à qui il parloit s'en feust allé; s'il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentast, conservé des precipices, du heurt des charrettes, et aultres accidents, par ses amis: car de craindre ou eviter quelque chose, c'eust esté chocquer ses propositions, qui ostoient aux sens mesmes toute eslection et certitude. Quelquesfois il souffrit d'estre incisé et cauterizé, d'une telle constance, qu'on ne luy en veit pas seulement ciller les yeulx. C'est quelque chose de ramener l'ame à ces imaginations; c'est plus d'y ioindre les effects; toutesfois il n'est pas impossible: mais de les ioindre avecques telle perseverance et constance, que d'en establir son train ordinaire, certes en ces entreprinses si esloingnees de l'usage commun, il est quasi incroyable qu'on le puisse. Voylà pourquoy, comme il feut quelquesfois rencontré en sa maison, tansant bien asprement avecques sa sœur, et luy estant reproché de faillir en cela à son indifference : « Quoy! dit il, fault il qu'encores cette femmelette serve de tesmoignage à mes reigles? » Une aultre fois, qu'on le veit se deffendre d'un chien : « Il est, dit il, tres difficile de despouiller entierement l'homme; et se fault mettre en debvoir et efforcer de combattre les

1 Défectueux, imparfait, faible, C.

2 Ou privées, comme dans l'édition in-4° de 1588, fol. 300. 3 DIOG. LAERCE, IX, 63. C.

4 ID. ibid. 62. C. Montaigne dit positivement ailleurs, que ceux qui peignent Pyrrhon « stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant « le heurt des charrettes, se presentant aux precipices, refua sant de s'accommoder aux loix, » enchérissent sur sa doctrine. « Pyrrhon, ajoute-t-il, n'a pas voulu se faire pierre ou « souche; il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, iouissant de touts plaisirs et commoditez naturelles, etc. » L. II c. 12. C.

aller, par la raison et par les discours'. »

2

Il y a environ sept ou huict ans, qu'à deux lieues d'icy, un homme de village, qui est encores vivant, ayant la teste de long temps rompue par la ialousie de sa femme, revenant un iour de la besongne, et elle le bienveignant de ses criailleries accoustumees, entra en telle furie, que sur le champ, à tout la serpe qu'il tenoit encores en ses mains, s'estant moissonné tout net les pieces qui la mettoient en fiebvre, les luy iecta au nez. Et il se dict qu'un ieune gentilhomme des nostres 3, amoureux et gaillard, ayant par sa perseverance amolly enfin le cœur d'une belle maistresse, desesperé de ce que, sur le poinct de la charge, il s'estoit trouvé mol luy mesme et defailly, et que

Non viriliter Iners senile penis extulerat caput 4, il s'en priva soubdain revenu au logis, et l'envoya, cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offense. Si c'eust esté par discours et religion, comme les presbtres de Cybele, que ne dirions nous d'une si haultaine entreprinse?

Depuis peu de iours, à Bergerac, à cinq lieues de ma maison, contremont la riviere de Dordoigne, une femme ayant esté tormentee et battue, le soir avant, de son mary, chagrin et fascheux de sa complexion, delibera d'eschapper à sa rudesse, au prix de sa vie; et s'estant, à son lever, accointee de ses voysines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne sœur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et aprez avoir prins congé d'elle, comme par maniere de ieu, sans monstrer aultre changement ou alteration, se precipita du hault en bas en la riviere, où elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce conseil meurit une nuict en

tiere dans sa teste.

IDIOG. LAERCE, IX, 66. C.

2 L'accueillant, pour sa bienvenue. - Bienveigner, comi ter excipere aliquem. NICOT.

3 Une histoire semblable est racontée par HENRI ESTIENNE, Apologie pour Hérodote, t. I, p. 299. Il dit la tenir «< d'un << homme de bien, et nommeement qui est ennemy mortel des << mensonges. » Son commentateur le Duchat suppose que c'est de Montaigne lui-même. D'après Henri Estienne, le jeune gentilhomme était un bátard de la maison de Campois, près de Romorentin, et le fait s'était passé environ vingt-cinq ans avant la publication de son ouvrage, qui parut pour la première fois en 1566. J. V. L.

4 La partie dont il attendait le plus de service, n'avait donné aucun signe de vigueur. TIBULLE, Priap. carm. 84. — Montaigne met ici extulerat au lieu d'extulit, qui est dans l'original. Ces fragments, ou ces Priapees, ont été recueillis et publiés à la suite du Pétrone variorum, édit. de 1669. C.

C'est bien aultre chose des femmes indiennes : car estant leur coustume, aux maris d'avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d'elles de se tuer aprez son mary, chascune, par le desseing de toute sa vie, vise à gaigner ce poinct et cet advantage sur ses compaignes; et les bons offices qu'elles rendent à leur mary ne regardent aultre recompense que d'estre preferees à la compaignie de sa mort.

.... Ubi mortifero iacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis;

Et certamen habent lethi, quæ viva sequatur
Coniugium pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponuntque suis ora perusta viris'.

accom

Un homme escrit encores en nos iours avoir veu en ces nations orientales cette coustume en credit, que non seulement les femmes s'enterrent aprez leurs maris, mais aussi les esclaves desquelles il a eu iouïssance; ce qui se faict en cette maniere. Le mary estant trespassé, la veufve peult, si elle veult (mais peu le veulent), demander deux ou trois mois d'espace à disposer de ses affaires. Le iour venu, elle monte à cheval, paree comme à nopces, et d'une contenance gaye, va, dict elle, dormir avecques son espoux, tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en l'aultre s'estant ainsi promenee en pompe, paignee de ses amis et parents et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu publicque destiné à tels spectacles : c'est une grande place, au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois, et ioignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches, sur lequel elle est conduicte, et servie d'un magnifique repas; aprez lequel, elle se met à baller et à chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela faict, elle descend, et prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont ensemble à la riviere voysine, où elle se despouille toute nue, et distribue ses ioyaux et vestements à ses amis, et se va plongeant dans l'eau, comme pour y laver ses pechez: sortant de là, elle s'enveloppe d'un linge iaune, de quatorze brasses de long; et donnant derechef la main à ce parent de son mary, s'en revont sur la motte, où elle parle au peuple, et recommende ses enfants, si elle en a. Entre la fosse et la motte, on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de

'Lorsque la torche funèbre est lancée sur le bûcher, on voit à l'entour les épouses échevelées se disputer l'honneur de mourir, et de suivre leur époux : survivre est une honte pour elles. Celle qui sort victorieuse de ce combat, se précipite dans les flammes, et, d'une bouche ardente, embrasse en mourant son époux qui n'est plus. PROPERCE, III, 13, 17.

cette fornaise ardente; ce qu'aulcunes deffendent, pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d'huyle à s'oindre la teste et tout le corps, lequel elle iette dans le feu quand elle en a faict, et en l'instant s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renverse sur elle quantité de busches, pour l'empescher de languir; et se change toute leur ioye en dueil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veult enterrer, et là mis en son seant, la veufve à genoux devant luy, l'embrassant estroictement; et se tient en ce poinct, pendant qu'on bastit autour d'eulx un mur, qui venant à se haulser iusques à l'endroict des espaules de la femme, quelqu'un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tord le col; et rendu qu'elle a l'esprit, le mur est soubdain monté et clos, où ils demeurent ensepvelis.

En ce mesme païs, il y avoit quelque chose de pareil en leurs gymnosophistes: car, non par la contraincte d'aultruy, non par l'impetuosité d'une humeur soubdaine, mais par expresse profession de leur reigle, leur façon estoit, à mesure qu'ils avoient attainct certain aage, ou qu'ils se veoyoient menacez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un lict bien paré; et aprez avoir festoyé ioyeusement leurs amis et cognoissants, s'aller planter dans ce lict, en telle resolution, que le feu y estant mis, on ne les veist mouvoir ny pieds, ny mains : et ainsi mourut l'un d'eulx, Calanus, en presence de toute l'armee d'Alexandre le Grand'. Et n'es toit estimé entre eulx ny sainct, ny bienheureux, qui ne s'estoit ainsi tué, envoyant son ame purgee et purifiee par le feu, aprez avoir consommé tout ce qu'il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c'est ce qui faict le miracle.

Parmy nos aultres disputes, celle du Fatum s'y est meslee et pour attacher les choses et nostre volonté mesme à certaine et inevitable necessité, on est encores sur cet argument du temps passé, « Puis que Dieu preveoit toutes choses debvoir ainsin advenir, comme il faict sans doubte; il fault doncques qu'elles adviennent ainsin. « A quoy nos maistres respondent, « Que le veoir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de mesme (car tout luy estant present, il veoit plustost qu'il ne preveoit), ce n'est pas la

1 QUINTE-CURCE, VIII, 9; STRABON, liv. XV, p. 1045, tom. II, édit. d'Amsterdam, 1707. C.

2 PLUTARQUE, Alexandre, c. 21. C.

Un ieune seigneur turc, ayant faict un signalé faict d'armes de sa personne, à la veue des deux battailles d'Amurath et de l'Huniade', prestes à se donner2, enquis par Amurath, qui l'avoit, en si grande ieunesse et inexperience (car c'estoit la première guerre qu'il eust veu), remply d'une si genereuse vigueur de courage, respondit, « Qu'il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre. Quelque iour estant à la chasse, dit

forcer d'advenir: voire, nous veoyons à cause que les choses adviennent, et les choses n'adviennent pas à cause que nous veoyons; l'advenement faict la science, et non la science l'advenement. Ce que nous veoyons advenir, advient; mais il pouvoit aultrement advenir; et Dieu, au registre des causes des advenements qu'il a en sa prescience, y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires, qui dependent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faul-il, ie descouvris un lievre en forme 3; et encores drons parce que nous aurons voulu faillir. »

que i'eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu'il valoit mieulx y employer encores mon arc; car il me faisoit fort beau ieu. Ie commenceay à descocher mes flesches, et iusques à quarante qu'il y en avoit en ma trousse, non sans l'assener seulement, mais sans l'esveiller. Aprez tout, ie descouplay mes levriers aprez, qui n'y peurent non plus. I'apprins par là qu'il avoit esté couvert par sa destinee; et que ny les traicts ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n'est en nous de reculer ny d'advancer. » Ce conte doibt servir à nous faire veoir en passant, combien nostre raison est flexible à toute sorte d'images. Un personnage, grand d'ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d'avoir esté porté à certaine mutation tres importante de sa foy par une incitation estrangiere aussi bizarre; et au reste si mal concluante, que ie la trouvoy plus forte au revers: luy l'appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant popu

Or i'ay veu assez de gents encourager leurs trouppes de cette necessité fatale: car si nostre heure est attachee à certain poinct, ny les arquebusades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuitte et couardise, ne la peuvent advancer ou reculer. Cela est beau à dire; mais cherchez qui l'effectuera: et s'il est ainsi, qu'une forte et vifve creance tire aprez soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement le giere en nos siecles; sinon que le mespris qu'elle a des œuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a, qu'à ce mesme propos, le sire de Iouinville, tesmoing croyable autant que tout aultre, nous raconte des Bedoins, nation meslee aux Sarrasins, ausquels le roy sainct Louys eut affaire en la terre saincte, qu'ils croyoient si fermement, en leur religion, les iours d'un chascun estre de toute eternité prefix et comptez, d'une preordonnance inevitable, qu'ils alloient à la guerre nuds, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d'un linge blanclairement semee entre les Turcs, de la fatale et et pour leur plus extreme mauldisson, quand ils se courrouceoient aux leurs, ils avoient tousiours en la bouche : « Mauldict sois tu, comme celuy qui s'arme de peur de la mort'! » Voylà bien aultre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres 2. Estants en quelque controverse de science, ils s'accorderent d'entrer touts deux dans le feu, en presence de tout le peuple, et en la place publicque, pour la verification chascun de son party: et en estoient desia les apprests touts faicts, et la chose iustement sur le poinct de l'execution, quand elle feut interrompue par un accident improuveu.

1 Mémoires de Joinville, c. 30, vol. I, p. 190. C.

2 Le 7 d'avril 1498. Voyez l'histoire du fameux Jérôme Savonarole dans les Mémoires de PHILIPPE DE COMINES, liv. VIII, c. 19; GUICCIARDIN, liv. III, vers la fin; BAYLE, au mot Savonarola; M. SISMONDI, Républiques italiennes du moyen áge, € 99, t. XII, p. 464. etc. J. V. L.

imployable prescription de leurs iours, ayde apparemment à les asseurer aux dangiers. Et ie cognoy un grand prince qui en faict heureusement son proufit, soit qu'il la croye, soit qu'il la prenne pour excuse à se hazarder extraordinairement. Pourveu que fortune ne se lasse trop tost de luy faire espaule!

Il n'est point advenu de nostre memoire un plus admirable effect de resolution, que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d'Orange 4. C'est merveille comment on peut eschauf

Le célèbre Jean Corvin Huniade, vayvode de Transylvanie, général des armées de Ladislas, roi de Hongrie, et l'un des plus grands capitaines de son siècle. C.

2 A se livrer, ou à se choquer, comme on a mis dans quelques anciennes éditions. E. J.

3 On dit, en termes de chasse, un lièvre en forme, pour dire un lièvre au gite. DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE.

4 Le fondateur de la république de Hollande. En 1582, le 18 de mars, ce prince fut assassiné d'un coup de pistolet à Anvers, au sortir de table, par un habitant de la Biscaye, nommé Jehan de Jaureguy, et guérit de cette blessure; mais en 1584, le 10 de juillet, il fut tué d'un coup de pistolet dans sa maison

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