Page images
PDF
EPUB

m'interesse, que ceulx ausquels ie m'attens moins et que ie considere moins ie saisis le mal que i'estudie, et le couche en moy. Ie ne treuve pas estrange qu'elle donne et les fiebvres et la mort à ceulx qui la laissent faire et qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps: il me souvient que me rencontrant un iour à Toulouse, chez un riche vieillard pulmonique, et traictant avec luy des moyens de sa guarison, il luy dict que c'en estoit l'un, de me donner occasion de me plaire en sa compaignie; et que fichant ses yeux sur la frescheur de mon visage, et sa pensee sur cette alaigresse et vigueur qui regorgeoit de mon adolescence, et remplissant touts ses sens de cet estat florissant en quoy i'estoy, son habitude s'en pourroit amender: mais il oublioit à dire que la mienne s'en pourroit empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son ame à comprendre l'essence et les mouvements de la folie, qu'il emporta son iugement hors de son siege, si qu'oncques puis il ne l'y peut remettre, et se pouvoit vanter d'estre devenu fol par sagesse 1. Il y en a qui de frayeur anticipent la main du bourreau; et celuy qu'on desbandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l'eschaffaut, du seul coup de son imagination. Nous, tressuons, nous tremblons, nous paslissons, et rougissons, aux secousses de nos imaginations; et renversez dans la plume, sentons nostre corps agité à leur bransle, quelquesfois iusques à en expirer et la jeunesse bouillante s'eschauffe si avant en son harnois, toute endormie, qu'elle assouvit en songe ses amoureux desirs:

Ut, quasi transactis sæpe omnibu' rebu', profundant Fluminis ingentes fluctus, vestemque cruentent 2. Et encores qu'il ne soit pas nouveau de veoir croistre la nuict des cornes à tel qui ne les avoit pas en se couchant; toutesfois l'evenement de Cippus3, roy d'Italie, est memorable, lequel pour avoir assisté le iour, avecques grande affection, au combat des taureaux, et avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en

I SÉNÈQUE le rhéteur ( Controv. 9, liv. II), de qui Montaigne doit avoir pris ce fait, ne dit point que Vibius Gallus perdit la raison en tåchant de comprendre l'essence de la folie, mais en s'appliquant, avec trop de contention d'esprit, à en imiter les mouvements. C.

2 LUCRÈCE, IV, 1029. Ces deux vers expliquent ce que vient de dire Montaigne, avec une liberté qu'on ne pourrait supporter dans notre langue. E. J.

3 PLINE, XI, 58; VALÈRE MAXIME, V, 6. Cippus, préteur romain, n'était pas roi d'Italie; mais les devins avaient prédit qu'il le deviendrait s'il rentrait à Rome : il aima mieux 'exiler. J. V. L.

son front par la force de l'imagination. La passion donna au fils de Croesus la voix que nature luy avoit refusee'. Et Antiochus print la fiebvre par la beaulté de Stratonicé trop vifvement empreinte en son ame 2. Pline dict avoir veu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le iour de ses nopces 3. Pontanus et d'aultres racontent pareilles metamorphoses advenues en Italie ces siecles passez. Et par vehement desir de luy et de sa mere,

Vota puer solvit, quæ femina voverat, Iphis 4. Passant à Vitry le François 5, ie peus veoir un homme que l'evesque de Soissons avoit nommé Germain en confirmation, lequel touts les habitants de là ont cogneu et veu fille iusques à l'aage de vingt deux ans, nommee Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu et vieil, et point marié. Faisant, dict il, quelque effort en saultant, ses membres virils se produisirent : et est encores en usage, entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s'entr'advertissent de ne faire point de grandes eniambees, de peur de devenir garçons, comme Marie Germain. Ce

n'est pas tant de merveille que cette sorte d'accident se rencontre frequent; car si l'imagination peult en telles choses, elle est si continuellement et si vigoreusement attachee à ce subiect, que pour n'avoir si souvent à recheoir en mesme pensee et aspreté de desir, elle a meil leur compte d'incorporer, une fois pour toutes cette virile partie aux filles.

Les uns attribuent à la force de l'imagination les cicatrices du roy Dagobert et de sainct François. On dict que les corps s'en enlevent, telle fois, de leur place; et Celsus recite d'un presbtre qui ravissoit son ame en telle extase, que le corps en demouroit longue espace sans respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en nomme un aultre, à qui il ne falloit que faire ouyr des cris lamentables et plainctifs; soubdain il defailloit, et s'emportoit si vifvement hors de soy, qu'on avoit beau le tempester, hurler, et le pincer, et le griller, iusques à ce qu'il feust ressuscité : lors il disoit avoir ouy I HÉRODOTE, I, 85. J. V. L.

2 LUCIEN, Traité de la déesse de Syrie. C.
3 PLINE, Hist. nat. VII, 4. C.

4 Iphis paya garçon les vœux qu'il fit pucelle.
OVIDE, Mét. IX, 793.

et

5 Au mois de septembre 1580. Dans le Voyage de Montaigne, t. I, p. 13, est parlé de Marie Germain, et on y lit ces mots : « Nous ne le seumes veoir, parce qu'il estoit au village. » Il y est dit aussi que ce fut l'évêque de Châlons, le cardinal de Lenoncourt, qui lui donna le nom de Germain. J. V. L. 6 C'est Restitutus. De Civit. Dei, XIV, 24.

des voix, mais comme venants de loing; et s'appuissant de ce qu'il est moins puissant; et tel percevoit de ses eschauldures et meurtrisseures. Et que ce ne feust une obstination appostee contre son sentiment, cela le montroit, qu'il n'avoit ce pendant ny pouls ny haleine.

Il est vraysemblable que le principal credit des visions, des enchantements et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination, agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles; on leur a si fort saisy la creance, qu'ils pensent veoir ce qu'ils ne veoyent pas.

Ie suis encores en ce doubte, que ces plaisantes liaisons' dequoy nostre monde se veoid si entravé, qu'il ne se parle d'aultre chose, ce sont volontiers des impressions de l'apprehension et de la crainte car ie sçay, par experience, que tel de qui ie puis respondre comme de moy mesme, en qui il ne pouvoit cheoir souspeçon aulcun de foiblesse et aussi peu d'enchantement, ayant ouy faire le conte à un sien compaignon d'une defaillance extraordinaire, en quoy il estoit tumbé, sur le poinct qu'il en avoit le moins de besoing, se trouvant en pareille occasion, l'horreur de ce conte luy veint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il encourut une fortune pareille; et de là en hors feut subiect à y recheoir, ce vilain souvenir de son inconvenient le gourmandant et tyrannisant. Il trouva quelque remede à cette resverie par une aultre resverie; c'est qu'advouant luy mesme et preschant avant la main cette sienne subiection, la contention de son ame se soulageoit sur ce qu'apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissoit et luy en poisoit moins. Quand il a eu loy, à son chois (sa pensee desbrouillee et desbandee, son corps se trouvant en son deu), de le faire lors premierement tenter, saisir et surprendre à la cognoissance d'aultruy, il s'est guary tout net. A qui on a esté une fois capable, on n'est plus incapable, sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprinses où nostre ame se treuve oultre mesure tendue de desir et de respect, et

notamment où les commoditez se rencontrent improuveues et pressantes: on n'a pas moyen de se ravoir de ce trouble. I'en sçay à qui il a servy d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs, pour endormir l'ardeur de cette fureur, et qui, par l'aage, se treuve moins im

■ C'est-à-dire, nouements d'aiguilletes. Il y a dans l'édition de 1588, fol. 35, ces plaisantes liaisons des mariages C.

aultre à qui il a servy aussi qu'un amy l'ayt asseuré d'estre fourny d'une contrebatterie d'enchantements certains à le preserver. Il vault mieulx que ie die comment ce feut.

Un comte de tres bon lieu de qui l'estoy fort privé, se mariant avecques une belle dame, qui avoit esté poursuyvie de tel qui assistoit à la feste, mettoit en grande peine ses amis, et nommeement une vieille dame sa parente, qui presidoit à ces nopces et les faisoit chez elle, craintifve de ces sorcelleries: ce qu'elle me feit entendre. le la priay s'en reposer sur moy. l'avoy, de fortune, en mes coffres certaine petite piece d'or platte, où estoient gravees quelques figures celestes, contre le coup du soleil, et pour oster la douleur de teste, la logeant à poinct sur la cousture du test; et pour l'y tenir, elle estoit cousue à un ruban propre à rattacher soubs le menton; resverie germaine à celle dequoy nous parlons. Iacques Peletier, vivant chez moy, m'avoit faict ce present singulier. I'advisay d'en tirer quelque usage, et dis au comte qu'il pourroit courre fortune comme les aultres, ayant là des hommes pour luy en vouloir prester une; mais que hardiment il s'allast coucher; que ie luy ferois un tour d'amy, et n'espargnerois à son besoing un miracle qui estoit en ma puissance, pourvu que sur son honneur il me promist de le tenir tres fidelement secret seulement, comme sur la nuict on iroit luy porter le resveillon, s'il luy estoit mal allé, il me feist un tel signe. Il avoit eu l'ame et les aureilles si battues, qu'il se trouva lié du trouble de son imagination, et me feit son signe à l'heure susdicte. Ie luy dis lors à l'aureille, qu'il se levast, soubs couleur de nous chasser, et prinst en se iouant la robbe de nuict que l'avoy sur moy (nous estions de taille fort Voysine), et s'en vestist tant qu'il auroit executé mon ordonnance, qui feut: Quand nous serions sortis, qu'il se retirast à tumber de l'eau, trois fois telles parolles, et feist tels mouvements; qu'à chascune de ces trois fois il ceignist le ruban que ie luy mettois en main, et couchast bien soigneusement la medaille qui y estoit attachee, sur ses roignons, la figure en telle posture : cela faict, ayant, à la derniere fois, bien estreinct ce ruban pour qu'il ne se peust ny desnouer ny mouvoir de sa place, qu'en toute asseurance il

dist

Médecin célèbre du temps de Montaigne. Il publia divers ouvrages de médecine, et quelques poésies assez faibles, qui furent imprimées à Paris en 1547. Il mourut en 1582, âgé de 65 ans. Voyez NICERON, tom. XXI. A. D.

2

s'en retournast à son prix faict', et n'oubliast de reiecter ma robbe sur son lict, en maniere qu'elle les abriast touts deux. Ces singeries sont le principal de l'effect, nostre pensee ne se pouvant desmesler que moyens si estranges ne viennent de quelque abstruse science: leur inanité leur donne poids et reverence. Somme, il feut certain que mes characteres se trouverent plus veneriens que solaires, plus en action qu'en prohibition. Ce feut une humeur prompte et curieuse qui me convia à tel effect, esloingné de ma nature. Ie suis ennemy des actions subtiles et feinctes; et hay la finesse en mes mains, non seulement recreative, mais aussi proufitable: si l'action n'est vicieuse, la route l'est.

Amasis, roi d'Aegypte, espousa Laodicé, tres belle fille grecque : et luy, qui se monstroit gentil compaignon par tout ailleurs, se trouva court à iouyr d'elle, et menacea de la tuer, estimant que ce feust quelque sorciere. Comme ez choses qui consistent en fantasie, elle le reiecta à la devotion et ayant faict ses vous et promesses à Venus, il se trouva divinement remis dez la premiere nuict, d'aprez ses oblations et sacrifices 3. Or elle sont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras disoit que la femme qui se couche avecques un homme, doibt avecques sa cotte laisser quand et quand la honte, et la reprendre avecques sa cotte. L'ame de l'assaillant, troublee de plusieurs diverses alarmes, se perd ayseement et à qui l'imagination a faict une fois souffrir cette honte (et elle ne la faict souffrir qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus ardentes et aspres, et aussi qu'en cette premiere cognoissance qu'on donne de soy, on eraint beaucoup plus de faillir), ayant mal commencé, il entre en fiebvre et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions suyvantes.

Les mariez, le temps estant tout leur, ne doibvent ny presser ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests: et vault mieux faillir indecemment à estrener la couche nuptiale, pleine d'agitation et de fiebvre, attendant une et une aultre commodité plus privee et moins alarmee,

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]

que de tumber en une perpetuelle misere, pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doibt, à saillies et divers temps, legierement essayer et offrir, sans se picquer et opiniastrer à se convaincre definitivement soy mesme. Ceulx qui sçavent leurs membres de nature docile, qu'ils se soignent seulement de contrepiper leur fantasie.

On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant si importuneement lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importuneement lors que nous en avons le plus affaire, et contestant de l'auctorité si imperieusement avecques nostre volonté, refusant avecques tant de fierté et d'obstination nos sollicitations et mentales et manuelles. Si toutesfois, en ce qu'on gourmande sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation, il m'avoit payé pour plaider sa cause, à l'adventure mettroy ie en souspeçon nos aultres membres ses compaignons de luy estre allé dresser, par belle envie de l'importance et doulceur de son usage, cette querelle appostee, et avoir, par complot, armé le monde à l'encontre de luy, le chargeant malignement, seul, de leur faulte commune: car ie vous donne à penser s'il y a une seule des parties de nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne s'exerce contre nostre volonté. Elles ont chascune des passions propres, qui les esveillent et endorment sans nostre congé. A quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage les pensees que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants! Cette mesme cause qui anime ce membre anime aussi, sans nostre sceu, le cœur, le poulmon, et le pouls; la veue d'un obiect agreable respandant imperceptiblement en nous la flamme d'une esmotion fiebvreuse. N'y a il que ces muscles et ces veines qui s'eslevent et se couchent sans l'adveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensee? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte; la main se porte souvent où nous ne l'envoyons pas; la langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme que n'ayants dequoy frire, nous le luy deffendrions. volontiers, l'appetit de manger et de boire ne laisse pas d'esmouvoir les parties qui luy sont subiectes, ny plus ny moins que cet aultre appetit; et nous abandonne de mesme hors de propos, quand bon luy semble. Les utils qui servent

2

I

Tel, à l'adventure, par cet effect de l'imagination, laisse icy les escrouelles, que son compaignon reporte en Espaigne. Voylà pourquoy, en telles choses, l'on a accoustumé de demander une ame preparee. Pourquoy practiquent les medecins avant main la creance de leur patient, avec tant de faulses promesses de sa guarison, si ce n'est à fin que l'effect de l'imagination supplee l'imposture de leur apozeme? Ils sçavent qu'un des maistres de ce mestier leur a laissé par escript, qu'il s'est trouvé des hommes à qui la seule veue de la medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice m'est tumbé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon père, homme simple, et Souysse, nation peu vaine et mensongiere, d'avoir cogneu long temps un marchand à Toulouse, maladif et subiect à la pierre, qui avoit souvent besoing de clysteres, et se les faisoit diversement ordonner aux medecins selon l'occurrence de son mal : apportez qu'ils estoient, il n'y avoit rien obmis des formes accoustumees; souvent il tastoit s'ils estoient trop chauds; le voylà couché, renversé, et toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aulcune iniection. L'apotiquaire retiré aprez cette cerimonie, le patient accommodé comme s'il avoit veritablement prins le clystere, il en sentoit pareil effect à ceulx qui les prennent. Et si le medecin n'en trouvoit l'operation suffisante, il luy en donnoit deux ou trois aultres de mesme forme. Mon tesmoing iure que pour espargner la despense (car il les payoit comme s'il les eust receus), la femme de ce malade ayant quelquesfois essayé d'y faire seulement mettre de l'eau tiede, l'effect en descouvrit la fourbe; et pour avoir trouvé ceulx là inutiles, qu'il faulsit revenir à la premiere facon.

à descharger le ventre ont leurs propres dilata- | d'immortalité et daimon immortel luy mesme. tions et compressions, oultre et contre nostre advis, comme ceulx cy destinés à descharger les roignons. Et ce que, pour auctoriser la puissance de nostre volonté, sainct Augustin allegue avoir veu quelqu'un qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il en vouloit, et que Vives son glossateur encherit d'un aultre exemple de son temps, de pets organisez, suyvant le ton des voix qu'on leur prononceoit, ne suppose non plus pure l'obeïssance de ce membre; car en est il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire? ioinct que i'en cognoy un si turbulent et revesche, qu'il y a quarante ans qu'il tient son maistre à peter d'une haleine et d'une obligation constante et irremittente, et le meine ainsin à la mort. Et pleust à Dieu que ie ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre, par le refus d'un seul pet, nous meine iusques aux portes d'une mort tres angoisseuse! et que l'empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir! Mais nostre volonté, pour les droicts de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraysemblablement la pouvons nous marquer de rebellion et sedition, par son desreiglement et desobeïssance? Veult elle tousiours ce que nous vouldrions qu'elle voulsist? ne veult elle pas souvent ce que nous luy prohibons de vouloir, et à nostre evident dommage! se laisse elle non plus mener aux conclusions de nostre raison? Enfin, ie diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considerer qu'en ce faict sa cause estant inseparablement conioincte à un consort, et indistinctement, on ne s'addresse pourtant qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuvent appartenir à sondict consort : car l'effect d'iceluy est bien de convier inopportuneement par fois, mais refuser, iamais; et de convier encores tacitement et quietement: partant se veoid l'animosité et illegalité manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant que les advocats et iuges ont beau quereller et sentencier, nature tirera cependant son train; qui n'auroit faict que raison, quand elle auroit doué ce membre de quelque particulier privilege; aucteur du seul ouvrage immortel des mortels : ouvrage divin, selon Socrates; et amour, desir

1 Voyez de Civit. Dei, XIV, 24, et le commentaire de Vives sur ce passage. C.

2 Claude, cinquième empereur romain. Mais Suétone (Claud. c. 32) rapporte seulement que Claude avait eu dessein d'autoriser cette liberté par un édit. C.

Une femme pensant avoir avalé une espingle avecques son pain, crioit et se tormentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestee: mais parce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habile homme ayant iugé que ce n'estoit que fantasie et opinion, prinse de quelque morceau de pain qui l'avoit picquee en passant, la feit vomir, et iecta à la desrobbee dans ce qu'elle rendit une espingle tortue. Cette femme cuidant l'avoir rendue, se sentit soubdain deschargee de sa douleur. le sçay qu'un gentilhomme ayant traicté chez lui une bonne compaignie, se vanta trois ou quatre iours aprez,

temps, l'oyseau s'estre laissé cheoir comme mort entre les pattes du chat; ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force at

par maniere de ieu (car il n'en estoit rien), de leur avoir faict manger un chat en paste: dequoy une damoiselle de la trouppe print telle horreur, qu'en estant tumbee en un grand desvoye-tractive du chat. Ceulx qui ayment la volerie ont ment d'estomach et fiebvre, il feut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se veoyent, comme nous, subiectes à la force de l'imagination; tesmoings les chiens qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres : nous les veoyons aussi iapper et tremousser en songe, hennir les chevaulx et se debattre.

Mais tout cecy se peult rapporter à l'estroicte cousture de l'esprit et du corps s'entrecommuniquants leurs fortunes; c'est aultre chose, que l'imagination agisse quelquesfois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d'aultruy. Et tout ainsi qu'un corps reiecte son mal à son voysin, comme il se veoid en la peste, en la verolle, et au mal des yeulx, qui se chargent de l'un à l'aultre :

Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi;

Multaque corporibus transitione nocent: pareillement l'imagination, esbranlee avecques vehemence, eslance des traicts qui puissent offenser l'obiect estrangier. L'antiquité a tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animees et courroucees contre quelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues et les austruches couvent leurs œufs de la seule veue; signe qu'ils y ont quelque vertu eiaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dict avoir des yeulx offensifs et nuisants :

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos2. Ce sont pour moy mauvais respondants que magiciens. Tant y a que nous veoyons par experience les femmes envoyer aux corps des enfants qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies; tesmoing celle qui engendra le More: et il feut presenté à Charles, roy de Boëme et empereur, une fille d'auprez de Pise, toute velue et herissee, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceue à cause d'une image de sainct Iean Baptiste pendue

en son lict.

Des animaulx il en est de mesme; tesmoings les brebis de Iacob, et les perdris et lievres que la neige blanchit aux montaignes. On veit dernierement chez moy un chat guettant un oyseau au hault d'un arbre, et s'estants fichez la veue ferme l'un contre l'aultre quelque espace de

En regardant des yeux malades, les yeux le deviennent eux-mêmes, et les maux se communiquent souvent d'un corps à l'autre. OVIDE, de Remedio amoris, v. 615.

2 Je ne sais quel malin regard ensorcelle mes tendres agneaux. VIRG. Eclog. III, 103.

I

ouy faire le conte du faulconnier, qui arrestant obstineement sa veue contre un milan en l'air, gageoit, de la seule force de sa veue, le ramener contrebas, et le faisoit, à ce qu'on dict; car les histoires que i'emprunte, ie les renvoye sur la conscience de ceulx de qui ie les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l'experience: chascun y peult ioindre ses exemples; et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il en est assez, veu le nombre et varieté des accidents. Si ie ne comme bien, qu'un aultre comme pour moy. Aussi en l'estude que ie traicte de nos mœurs et mouvements, les tesmoignages fabuleux, pourveu qu'ils soyent possibles, y servent comme les vrays: advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à lean ou à Pierre, c'est tousiours un tour de l'humaine capacité, duquel ie suis utilement advisé par ce recit. Ie le veoy, et en fais mon proufit, egualement en umbre qu'en corps; et aux diverses leçons qu'ont souvent les histoires, ie prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des aucteurs desquels la fin c'est dire les evenements: la mienne, si i'y sçavois arriver, seroit dire sur ce qui peult advenir. Il est iustement permis aux escholes de supposer des similitudes, quand ils n'en ont point: ie n'en fais pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là en religion superstitieuse toute foy historiale. Aux exemples que ie tire ceans de ce que i'ay leu, ouy, faict, ou dict, ie me suis deffendu les circonstances: ma conscience ne falsifie pas d'oser alterer iusques aux plus legieres et inutiun iota; mon inscience, ie ne sçay.

Sur ce propos, i'entre par fois en pensee qu'il puisse assez bien convenir à un theologien, à un philosophe, et telles gents d'exquise et exacte

conscience et prudence, d'escrire l'histoire. foy populaire? comment respondre des pensees Comment peuvent ils engager leur foy sur une de personnes incogneues, et donner pour argent

comptant leurs coniectures? Des actions à divers membres qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez

J'ai trouvé dans une des dernières éditions de Montaigne: Si ie ne conte pas bien, qu'un aultre conte pour moy; mais dans toutes les plus anciennes, il y a: Si ie ne comme bien, qu'un aultre comme pour moy; c'est-à-dire, Si j'emploie des exemples qui ne conviennent pas exactement au sujet que je traile, qu'un autre y en substitue de plus convenables. E.

« PreviousContinue »