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des choses qui d'elles mesmes, et en leur lieu, roient bonnes; car ils s'en servent sans discretion, faisants honneur à leur memoire aux despens de leur entendement, et faisants honneur à Cicero, à Galien, à Ulpian, et à sainct Hierosme, pour se rendre eulx mesmes ridicules.

Ie retumbe volontiers sur ce discours de l'ineptie de nostre institution : elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons et sages, mais sçavants; elle y est arrivee : elle ne nous a pas apprins de suyvre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous en a imprimé la derivation et l'etymologie; nous sçavons decliner Vertu, si nous ne sçavons l'aymer; si nous ne sçavons que c'est que prudence par effect et par experience, nous le sçavons par iargon et par cœur de nos voysins, nous ne nous contentons pas d'en sçavoir la race, les parenteles et les alliances, nous les voulons avoir pour amis, et dresser avecques eulx quelque conversation et intelligence; toutesfois elle nous a apprins les definitions, les divisions et partitions de la vertu, comme des surnoms et branches d'une genealogie, sans avoir aultre soing de dresser entre nous et elle quelque practique de familiarité et privee accointance; elle nous a choisis pour nostre apprentissage, non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais ceulx qui parlent le meilleur grec et latin, et parmy ses beaux mots nous a faict couler en la fantasie les plus vaines humeurs de l'antiquité.

Une bonne institution, elle change le iugement et les mœurs, comme il adveint à Polemon 2, ce ieune homme grec desbauché, qui estant allé ouyr par rencontre une leçon de Xenocrates, ne remarqua pas seulement l'eloquence et la suffisance du lecteur 3, et n'en rapporta pas seulement en la maison la science de quelque belle matiere, mais un fruict plus apparent et plus solide, qui feut le soubdain changement et amendement de sa premiere vie. Qui a iamais senty un tel effect de nostre discipline?

Faciasne, quod olim

Mutatus Polemon? ponas insignia morbi,
Fasciolas, cubital, focalia; potus ut ille
Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,
Postquam est impransi correptus voce magistri4?

Voyez surtout liv. I, chap. 24.

* DIOGÈNE LAERCE, IV, 16, Vie de Polémon; VALÈRE MAXIME, VI, 9, ext. 1; HORACE, Sat. II, 3, 253; SUIDAS, au mot Πολέμων, etc. J. V. L.

3 Du professeur. - Lecteur public, professor. NICOT. 4 Ferez-vous ce que fit autrefois Polémon converti? renoncerez-vous à toutes les marques de votre folie, aux vêtements efféminés, aux ridicules parures, comme ce jeune débauché qui assistant par hasard aux leçons de l'austère Xénocrate,

La moins desdaignable condition de gents me semble estre celle qui par simplesse tient le dernier reng, et nous offrir un commerce plus reiglé : les mœurs et les propos des païsants, ie les treuve communement plus ordonnez selon la prescription de la vraye philosophie, que ne sont ceulx de nos philosophes plus sapit vulgus, quia tantum, quantum opus est, sapit1.

Les plus notables hommes que i'aye iugé par les apparences externes (car pour les iuger à ma mode, il les fauldroit esclairer de plus prez), ce ont esté, pour le faict de la guerre et suffisance militaire, le duc de Guyse, qui mourut à Orleans, et le feu mareschal Strozzi; pour gents suffisants et de vertu non commune, Olivier, et l'Hospital, chanceliers de France. Il me semble aussi de la poësie, qu'elle a eu sa vogue en nostre siecle; nous avons abondance de bons artisans de ce mestier là, Aurat 2, Beze, Buchanan, l'Hospital, Montdoré 3, Turnebus : quant aux François, ie pense qu'ils l'ont montee au plus haut degré où elle sera iamais; et aux parties en quoy Ronsard et du Bellay excellent, ie ne les treuve gueres esloingnez de la perfection ancienne. Adrianus Turnebus sçavoit plus, et sçavoit mieulx ce qu'il sçavoit, qu'homme qui feust de son siecle, ny loing au delà. Les vies du duc d'Albe, dernier mort, et de nostre connestable de Montmorency, ont esté des vies nobles, et qui ont eu plusieurs rares ressemblances de fortune: mais la beaulté et la gloire de la mort de cettuy cy à la veue de Paris et de son roy, pour leur service, contre ses plus proches, à la teste d'une armee victorieuse par sa conduicte, et d'un coup de main, en si extreme vieillesse, me semble meriter qu'on la loge entre les remarquables rougit de lui-même, et jeta à la dérobée ses couronnes et ses

fleurs. HOR. Sat. II, 3, 253.

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1 Le vulgaire est plus sage, parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il le faut. LACTANCE, Div. Instit. III, 5.

2 Mort en 1588. On dit plutôt Daurat, ou Dorat, en latin Auratus. Ces formes latines ont mis de la confusion dans les noms propres. Dorat, le poëte léger, descendait de ce poëte érudit, qui avait fait, suivant Joseph Scaliger, plus de cinquante mille vers français, grecs, ou latins. J. V. L.

3 Pierre Mondoré, le moins connu de ceux qui sont nommés ici, fut maître des requêtes et bibliothécaire du roi. L'Hospital en fait mention dans ses poésies latines (p. 91 et 521, édition de 1825), et Sainte-Marthe dans ses Éloges. Les rigoristes qui faisaient un crime à Montaigne d'avoir cité le calviniste Théodore de Bèze, auraient pu lui reprocher aussi ce qu'il dit de Mondoré; car ce savant homme, versé dans la philosophie d'Aristote, et habile mathématicien, fut persécuté vers l'an 1567, et chassé d'Orléans, sa patrie, comme attaché aux nouvelles opinions. Il se retira à Sancerre, dans le Berry, où il mourut en 1571, ce qui fait dire à l'Hospital :

Musa, vester honos, et gentis gloria nostræ,
Concessit fatis, patria Montaureus exsul.
J. V. L.

evenements de mon temps; comme aussi la constante bonté, doulceur de mœurs, et facilité conscientieuse de monsieur de la Noue, en une telle iniustice de parts armees (vraye eschole de trahison, d'inhumanité et de brigandage), où tousiours il s'est nourry, grand homme de guerre et tres experimenté'.

l'ay prins plaisir à publier, en plusieurs lieux, l'esperance que i'ay de Marie de Gournay le lars, ma fille d'alliance 2, et certes aymee de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppee en ma retraicte et solitude comme l'une des meilleures parties de mon propre estre : ie ne regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peult donner presage, cette ame sera quelque iour capable des plus belles choses, et entre aultres, de la perfection de cette tres saincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores: la sincerité et la solidité de ses mœurs y sont desia bastantes 3; son affection vers moy, plus que surabondante, et telle, en somme, qu'il n'y a rien à souhaitter, sinon que l'apprehension qu'elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m'a rencontré, la travaillast moins cruellement. Leiugement qu'elle feit des premiers Essais, et femme, et en ce siecle, et si ieune, et seule en son quartier; et la vehemence fameuse dont elle m'ayma et me desira long temps, sur la seule estime qu'elle en print de moy, avant m'avoir veu, sont des accidents de tres digne consideration.

Dans l'édition de 1588, Montaigne ne parlait ici ni de la Noue, le célèbre héros calviniste, dont les Discours politiques et militaires furent publiés en 1587, ni de mademoiselle de Gournay, dont l'éloge suit, et qu'il ne vit pour la première fois que pendant le séjour qu'il fit à Paris, en 1588, pour surveiller cette nouvelle édition. Dans celle que donna mademoiselle de Gournay en 1635, sa modestie lui a fait tronquer toute la fin de ce chapitre, et elle en convient dans les dernières pages de sa préface. Il faut donc s'en tenir ici, comme partout, à l'édition de 1595, où elle n'avait osé rien changer ni retrancher. Elle se contentait de dire en faisant allusion à ce passage: Lecteur, n'accuse pas de temerité le favorable iugement qu'il a faict de moy, quand tu considereras, en cet escript icy, combien ie suis loing de le meriter. Lors qu'il me louoit, ie le possedoy: moy avec luy, et moy sans luy, sommes absolument deux. Cette excuse lui suffit alors, et elle ne changea rien. C'était comprendre beaucoup mieux ses devoirs d'éditeur. J. V. L.

2 Sur ce qu'emportent ces mots, ma fille d'alliance, voyez l'article Gournay dans le Dictionnaire de Bayle, où il est dit, d'après le témoignage de cette demoiselle mème, que le jugement qu'elle fit des premiers Essais de Montaigne donna lieu à cette sorte d'alliance, longtemps avant qu'elle eût vu l'auteur. Née en 1566, elle mourut en 1645. C.

3 Dans un assez haut degré. De l'italien bastare, suffire, on a fait baster, bastant, et baste. De ces trois mots, il n'y a proprement que le dernier, baste, qui soit maintenant en usage dans le style familier. C. Bastant est encore usité dans le langage populaire; on dit: Tu n'es pas bastant pour faire ecla. E. J.

Les aultres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage : mais la vaillance, elle est devenue populaire par nos guerres civiles; et en cette partie, il se treuve parmy nous des ames fermes iusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire.

Voylà tout ce que i'ay cogneu, iusques à cette heure, d'extraordinaire grandeur et non commune.

CHAPITRE XVIII. Du desmentir.

Voire mais, on me dira que ce desseing de se servir de soy, pour subiect à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux, qui par leur reputation auroient donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain, ie l'advoue et sçay bien, que pour veoir un homme de la commune façon, à peine qu'un artisan leve les yeulx de sa besongne; là où pour veoir un personnage grand et signalé arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s'abbandonnent. Il messied à tout aultre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a dequoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron : Cesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en une base iuste et solide: ainsi sont à souhaitter les papiers iournaulx du grand Alexandre, les commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla, Brutus, et aultres, avoient laissé de leurs gestes: de telles gents on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesme et en pierre.

Cette remonstrance est tres vraye; mais elle ne me touche que bien peu :

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus; Non ubivis, coramve quibuslibet; in medio qui Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes'. Ie ne dresse pas icy une statue à planter au quarrefour d'une ville, ou dans une eglise, ou place publicque :

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat;
Secreti loquimur 3:

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vent me testonner et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermy, et aulcunement formé soy mesme : me peignant pour aultruy, ie me suis peinct en moy, de couleurs plus nettes que n'estoient les miennes premieres. Ie n'ay pas plus faict mon livre, que mon livre m'a faict : livre consubstantiel à son aucteur, d'une occupation propre, membre de ma vie, non d'une occupation et fin tierce et estrangiere, comme touts aultres livres. Ay ie perdu mon temps, de m'estre rendu compte de moy, si continuellement, si curieusement? car ceulx qui se repassent par fantasie seulement et par langue, quelque heure, ne s'examinent pas si primement', ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de du

c'est pour le coing d'une librairie, ou pour en amuser un voysin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me raccointer1 et repractiquer en cette image. Les aultres ont prins cœur de parler d'eulx, pour y avoir trouvé le subiect digne et riche; moy, au rebours, pour l'avoir trouvé si sterile et si maigre, qu'il n'y peult escheoir souspeçon d'ostentation. Ie iuge volontiers des actions d'aultruy : des miennes, ie donne peu à iuger, à cause de leur nihilité; ie ne treuve pas tant de bien en moy, que ie ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d'ouyr ainsi quelqu'un qui me recitast les mœurs, le visage, la contenance, les plus communes paroles, et les fortunes de mes ancestres! combien i'y serois attentif! Vrayement cela partiroit d'une mauvaise nature, d'avoir à mespris les pourtraicts mesmes de nos amis et pre-ree, de toute sa foy, de toute sa force : les plus dedecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. I'en conserve l'escriture, le seing, des heures, et une espee peculiere2 qui leur a servy 3; et n'ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. Paterna vestis, et annulus, tanto carior est posteris, quanto erga parentes maior affectus. Si toutesfois ma posterité est d'aultre appetit, i'auray bien dequoy me revencher; car ils ne sçauroient faire moins de compte de moy que i'en feray d'eulx en ce temps là. Tout le commerce que i'ay en cecy avecques le publicque, c'est que i'emprunte les utils de son escriture, plus soubdaine et plus aysee: en recompense, i'empescheray peultestre que quelque coing de beurre ne se fonde au marché;

Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis 5;

Et laxas scombris sæpe dabo tunicas 6. Et quand personne ne me lira, ay ie perdu mon temps, de m'estre entretenu tant d'heures oysifves à des pensements si utiles et agreables? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si sou

bagatelles; je parle comme en tête à tête avec mon lecteur. PERSE, V, 19.

A se familiariser encore avec moi par le moyen de cette image. C.

2 Particulière. - Peculiere, du latin peculiaris, qui signifie

la même chose.

3 Edition in-4o de 1588, fol. 285. « Un poignard, un harnois, une espee qui leur a servy, ie les conserve pour l'amour d'eulx, autant que ie puis, de l'iniure du temps. » Montaigne a ajouté, depuis, les longues gaules de son père, et la citation de S. Augustin. J. V. L.

4 L'habit, l'anneau d'un père, sont d'autant plus chers à ses enfants, qu'ils conservent plus d'affection pour lui. S. AuGUSTIN, de Civit. Dei, I, 13.

5 J'empêcherai que les olives et le poisson ne manquent d'enveloppe. MARTIAL, XIII, 1, 1.

6 Souvent je fournirai aux maquereaux des habits où ils seront fort à l'aise. CATULLE, XCIV, 8.

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licieux plaisirs, si se digerent ils au dedans, fuyent
à laisser trace de soy, et fuyent la veue, non seu-
lement du peuple, mais d'un aultre. Combien de
fois m'a cette besongne diverty de cogitations en-
nuyeuses! et doibvent estre comptees pour en-
nuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estre-
nez d'une large faculté à nous entretenir à part;
et nous y appelle souvent, pour nous apprendre que
nous nous debvons en partie à la societé, mais en
la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma
fantasie à resver mesme par quelque ordre et pro-
iect, et la garder de se perdre et extravaguer au
vent, il n'est que de donner corps et mettre en
registre tant de menues pensees qui se presentent
à elle : i'escoute à mes resveries, parce que i'ay à
les enrooller. Quantesfois, estant marry de quel-
que action que la civilité et la raison me prohi-
boient de reprendre à descouvert, m'en suis ie icy
truction! et si, ces verges poëtiques,
desgorgé, non sans desseing de publicque ins-

Zon dessus l'œil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du sagoin',

s'impriment encores mieulx en papier, qu'en la
chair vifve. Quoy, si ie preste un peu plus atten-
tifvement l'aureille aux livres, depuis que ie guette
si i'en pourray fripponner quelque chose dequoy
esmailler ou estayer le mien? Ie n'ay aulcune-
ment estudié pour faire un livre; mais i'ay aul-
cunement estudié pource que ie l'avoy faict: si
c'est aulcunement estudier qu'effleurer et pincer,
par la teste, ou par les pieds, tantost un aucteur,
tantost un aultre, nullement pour former mes

C.

1 Si exactement - Primement se trouve dans COTGRAVE.

2 MAROT, dans son épitre intitulée, Fripelippes, valet de Marot, à Sagon. C.

opinions; ouy, pour les assister pieça formees, seconder et servir.

on imaginer plus vilain que d'estre couard à l'endroict des hommes, et brave à l'endroict de Dieu? Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parole, celuy qui la faulse trahit la societé publicque: c'est le seul util par le moyen duquel se communiquent nos volontez et nos pensees, c'est le truchement de nostre ame; s'il nous fault, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entrecognoissons plus; s'il nous trompe, il rompt tout nostre

Mais à qui croirons nous parlant de soy, en une saison si gastee? veu qu'il en est peu, ou point, à qui nous puissions croire parlants d'aultruy, où il y a moins d'interest à mentir. Le premier traict de la corruption des mœurs, c'est le bannissement de la verité : car, comme disoit Pindare', l'estre veritable est le commencement d'une grande vertu, et le premier article que Platon de-commerce, et dissoult toutes les liaisons de nostre mande au gouverneur de sa republique. Nostre verité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à aultruy : comme nous appellons monnoye, non celle qui est loyale seulement, mais la faulse aussi qui a mise. Nostre nation est de long temps reprochee de ce vice: car Salvianus Massiliensis, qui estoit du temps de l'empereur Valentinian, dict' « qu'aux François le mentir et se pariurer n'est pas vice, mais une façon de parler. » Qui vouldroit encherir sur ce tesmoignage, il pourroit dire que ce leur est à present vertu on s'y forme, on s'y faconne, comme à un exercice d'honneur; car la dissimulation est des plus notables qualitez de ce siecle.

Ainsi i'ay souvent consideré d'où pouvoit naistre cette coustume, que nous observons si religieusement, De nous sentir plus aigrement offensez du reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que de nul aultre; et que ce soit l'extreme iniure qu'on nous puisse faire de parole, que de nous reprocher la mensonge. Sur cela ie treuve qu'il est naturel de se deffendre le plus des defaults dequoy nous sommes les plus entachez: il semble qu'en nous ressentant de l'accusation et nous en esmouvant, nous nous deschargeons aulcunement de la coulpe; si nous l'avons par effect, au moins nous la condemnons par apparence. Seroit ce pas aussi que ce reproche semble envelopper la couardise et lascheté de cœur ? en est il de plus expresse que se desdire de sa parole? quoy, se desdire de sa propre science? C'est un vilain vice que le mentir, et qu'un ancien3 peinct bien honteusement, quand il dict « que c'est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de craindre les hommes : » il n'est pas possible d'en representer plus richement l'horreur, la vilité, et le desreiglement; car que peult

1 Voyez CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Strom. VI, 10; STOBÉE, Serm. XI. C.

2 Si pejeret Francus, quid novi faciet, qui perjurium ipsum sermonis genus putat esse, non criminis? De Gubernat. Dei, I, 14, p. 87, édit. 3, Baluz. C.

3 PLUTARQUE, Lysandre, c. 4 de la version d'Amyot. J. V. L.

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police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n'a que faire d'en remarquer les noms, ils ne sont plus; car iusques à l'entier abolissement des noms et ancienne cognoissance des lieux, s'est estendue la desolation de cette conqueste, d'un merveilleux exemple et inouy) offroient à leurs dieux du sang humain, mais non aultre que tiré de leur langue et aureilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouïe que prononcee. Ce bon compaignon de Grece' disoit que les enfants s'amusent par les osselets, les hommes par les paroles.

Quant aux divers usages de nos desmentirs, et les loix de nostre honneur en cela, et les changements qu'elles ont receu, ie remets à une aultre fois d'en dire ce que j'en sçay; et apprendray ce pendant, si ie puis, en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les paroles, et d'y attacher nostre honneur: car il est aysé à iuger qu'elle n'estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs; et m'a semblé souvent nouveau et estrange de les veoir se desmentir et s'iniurier, sans entrer pourtant en querelle : les loix de leur debvoir prenoient quelque aultre voye que les nostres. On appelle Cesar, tantost voleur, tantost yvrongne 2, à sa barbe nous veoyons la liberté des invectives qu'ils font les uns contre les aultres, ie dis les plus grands chefs de guerre de l'une et l'aultre nation, où les paroles se revenchent seulement par les paroles, et ne se tirent à aultre consequence.

CHAPITRE XIX.

De la liberté de conscience.

Il est ordinaire de veoir les bonnes intentions, si elles sont conduictes sans moderation, poulser les hommes à des effects tres vicieux. En ce debat par lequel la France est à present agitee de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party est sans doubte celuy qui maintient et la religion

Lysandre. Voyez sa Vie dans PLUTARQUE, c. 4 de la tra duction d'Amyot. C.

2 PLUTARQUE, Pompée, c. 16; Cuton d'Utique, c. 7. C.

et la police ancienne du païs : entre les gents de | thes, aagé de trente un ans seulement. Quant bien toutesfois qui le suyvent (car ie ne parle point à la iustice, il prenoit luy mesme la peine d'ouyr de ceulx qui s'en servent de pretexte pour, ou les parties; et encores que par curiosité il s'inforexercer leurs vengeances particulieres, ou four- mast à ceulx qui se presentoient à luy, de quelle nir à leur avarice, ou suyvre la faveur des prin- religion ils estoient, toutesfois l'inimitié qu'il porces; mais de ceulx qui le font par vray zele envers toit à la nostre ne donnoit aulcun contrepoids leur religion, et saincte affection à maintenir la | à la balance. Il feit luy mesme plusieurs bonnes paix et estat de leur patrie), de ceulx cy, dis loix, et retrencha une grande partie des subsides ie, il s'en veoid plusieurs que la passion poulse et impositions que levoient ses predecesseurs 2. hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils iniustes, violents, et encores temeraires.

Nous avons deux bons historiens tesmoings oculaires de ses actions : l'un desquels, Marcellinus, reprend aigrement, en divers lieux de son his

Il est certain qu'en ces premiers temps que nos-toire3, cette sienne ordonnance par laquelle il tre religion commencea de gaigner auctorité avecques les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres payens, dequoy les gents de lettres souffrent une merveilleuse perte; i'estime que ce desordre ayt plus porté de nuisance aux lettres, que touts les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing: car quoy que l'empereur Tacitus, son parent, en eust peuplé, par ordonnances expresses, toutes les librairies du monde'; toutesfois un seul exemplaire entier n'a peu eschapper la curieuse recherche de ceulx qui desiroient l'abolir, pour cinq ou six vaines clauses contraires à nostre creance.

Ils ont aussi eu cecy, de prester ay seement des louanges faulses à touts les empereurs qui faisoient pour nous, et condemner universellement toutes les actions de ceulx qui nous estoient adversaires, comme il est aysé à veoir en l'empereur Iulian, surnommé l'Apostat2. C'estoit, à la verité, un tres grand homme et rare, comme celuy qui avoit son ame vifvement teincte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de reigler toutes ses actions; et de vray, il n'est aulcune sorte de vertu dequoy il n'ait laissé de tres notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien clair tesmoignage), on lit de luy un pareil traict à celuy d'Alexandre et de Scipion, que de plusieurs tres belles captifves, il n'en voulut pas seulement veoir une 3, estant en la fleur de son aage; car il feut tué par les Par

1 Cornelium Tacitum, scriptorem historia Augusta, quod parentem suum eumdem diceret, in omnibus bibliothecis collocari jussit, etc. VOPISCUS, in Tacito imp. c. 10. J. V. L.

2 Ce que Montaigne va dire de l'empereur Julien fut blàmé, pendant son séjour à Rome en 1581, par le maitre du sacré palais; mais le censeur, dit-il, remeit à ma conscience de rubiller ce que ie verrois estre de mauvais goust. (Voyage, t. II, p. 35.) Il paraît qu'il n'a rien rhabillé; et ce chapitre a fourni, depuis, à Voltaire, la plupart des éloges qu'il a faits de Julien. J. V. L.

3 AMMIEN MARCELLIN, XXIV, 8. C.

deffendit l'eschole et interdit l'enseigner à touts les rhetoriciens et grammairiens chrestiens, et dict qu'il souhaitteroit cette sienne action estre ensepvelie soubs le silence : il est vraysemblable, s'il eust faict quelque chose de plus aigre contre nous, qu'il ne l'eust pas oublié, estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre, à la verité, mais non pourtant cruel ennemy; car nos gents mesmes 4 recitent de luy cette histoire, Que se pourmenant un iour autour de la ville de Chalcedoine, Maris, evesque du lieu, osa bien l'appeller Meschant, Traistre à Christ; et qu'il n'en feit aultre chose, sauf luy respondre : « Va, miserable, pleure la perte de tes yeulx; » à quoy l'evesque encores repliqua : « le rens graces à lesus Christ de m'avoir osté la veue, pour ne veoir ton visage impudent; » affectant 5 en cela, disent ils, une patience philosophique. Tant y a que ce faict là ne se peult pas bien rapporter aux cruautez qu'on le dict avoir exercees contre nous. Il estoit, dit Eutropius, mon aultre tesmoing, ennemy de la chrestienté, mais sans toucher au sang. »

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Et pour revenir à sa iustice, il n'est rien qu'on
y puisse accuser, que les rigueurs dequoy il usa,
au commencement de son empire, contre ceulx
qui avoient suyvy le party de Constantius, son
predecesseur 7. Quant à sa sobrieté, il vivoit
tousiours un vivre soldatesque; et se nourrissoit,
en pleine paix, comme celuy qui se preparoit et
accoustumoit à l'austerité de la guerre. La vi-
gilance estoit telle en luy, qu'il despartoit la
nuict a trois ou à quatre parties, dont la moindre
I AMMIEN MARCELLIN, XXV, 4. C.
2 ID. XXII, 10; XXV, 5, 6. C.
3 ID. XXII, 10, etc. C.

4 SOZOMÈNE, Hist. ecclés. V, 4. C.
5 Ce mot se rapporte à Julien.

6 Liv. X, c. 8: Nimius religionis christianæ insectator, perinde tamen ut cruore abstineret.

7 AMMIEN MARCELLIN, XXII, 2. C.
8 ID. XVI, 2. C.

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