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plus sans comparaison l'eguale polissure et cette | françois, et Seneque. Ils ont touts deux cette noperpetuelle doulceur et beaulté fleurissante des table commodité pour mon humeur, que la epigrammes de Catulle, que touts les aiguillons science que i'y cherche y est traictée à pieces dequoy Martial aiguise la queue des siens. C'est descousues, qui ne demandent pas l'obligation cette mesme raison que ie disoy tantost, comme d'un long travail, dequoy ie suis incapable: ainsi Martial de soy, minus illi ingenio laborandum sont les opuscules de Plutarque, et les epistres fuit, in cuius locum materia successerat1. Ces de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs premiers là, sans s'esmouvoir et sans se picquer, escripts et la plus proufitable. Il ne fault pas se font assez sentir; ils ont dequoy rire par tout, grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte il ne fault pas qu'ils se chatouillent: ceulx cy ont où il me plaist: car elles n'ont point de suitte et besoing de secours estrangier; à mesure qu'ils dependance des unes aux aultres. Ces aucteurs ont moins d'esprit, il leur fault plus de corps; se rencontrent en la pluspart des opinions utiles ils montent à cheval parce qu'ils ne sont assez et vrayes; comme aussi leur fortune les feit naisforts sur leurs iambes : tout ainsi qu'en nos bals, tre environ mesme siecle, touts deux precepteurs ces hommes de vile condition qui en tiennent de deux empereurs romains, touts deux venus de eschole, pour ne pouvoir representer le port et païs estrangier, touts deux riches et puissants. la decence de nostre noblesse, cherchent à se Leur instruction est de la cresme de la philorecommender par des saults perilleux, et aultres sophie, et presentee d'une simple façon, et permouvements estranges et batteleresques; et les tinente. Plutarque est plus uniforme et constant; dames ont meilleur marché de leur contenance Seneque, plus ondoyant et divers : cettuy cy se aux dances où il y a diverses decouppeures et agi- peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu tations de corps, qu'en certaines aultres dances de contre la foiblesse, la crainte et les vicieux apparade, où elles n'ont simplement qu'à marcher petits; l'aultre semble n'estimer pas tant leurs un pas naturel, et representer un port naïf et leur efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se grace ordinaire : et comme i'ay veu aussi les ba- mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions pladins excellents, vestus en leur à touts les iours toniques, doulces et accommodables à la socieet en une contenance commune, nous donner té civile; l'aultre les a stoïques et epicuriennes, tout le plaisir qui se peult tirer de leur art; les plus esloingnees de l'usage commun, mais selon apprentifs et qui ne sont de si haulte leçon, avoir moy plus commodes en particulier et plus ferbesoing de s'enfariner le visage, de se travestir, mes. Il paroist en Seneque qu'il preste un peu se contrefaire en mouvements de grimaces sau- à la tyrannie des empereurs de son temps; car vages, pour nous apprester à rire. Cette mienne ie tiens pour certain que c'est d'un iugement forcé conception se recognoist, mieulx qu'en tout aultre qu'il condemne la cause de ces genereux meurlieu, en la comparaison de l'Aeneïde et du Fu- triers de Cesar: Plutarque est libre par tout. rieux3 celuy là on le veoit aller à tire d'aile, Seneque est plein de poinctes et saillies; Plutard'un vol hault et ferme, suyvant tousiours sa que, de choses: celuy là vous eschauffe plus et poincte; cettuy cy, voleter et saulteler de conte vous esmeut; cettuy cy vous contente davantage en conte, comme de branche en branche, ne se et vous paye mieulx ; il nous guide, l'aultre nous fiant à ses ailes que pour une bien courte tra- poulse. verse, et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille;

Excursusque breves tentat 4.

Voylà doncques, quant à cette sorte de subiect, les aucteurs qui me plaisent le plus.

Quant à mon aultre façon, qui mesle un peu plus de fruict au plaisir, par où l'apprens à renger mes opinions et conditions, les livres qui ger mes opinions et conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, depuis qu'il est

Il n'avait pas de grands efforts à faire le sujet même lui tenait lieu d'esprit. MARTIAL, Préface du liv. VIII.

2 A leur ordinaire, édit. in-4° de 1588, p. 171, verso. C. 3 L'Orlando furioso de l'Arioste. C.

4 Il tente de petites courses. VIRG. Géorg. IV, 194.

2

Quant à Cicero, les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceulx qui traictent de la philosophie specialement (car puis qu'on a franchy les barrieres de l'immorale. Mais, à confesser hardiement la verité pudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'es

crire me semble ennuyeuse; et toute aultre pa

reille façon : car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la pluspart de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de mouelle est estouffé par ses longueries d'apprests. Si i'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que ie ramentoive ce que i'en ay tiré de suc et de substance, la pluspart du

temps ie n'y treuve que du vent; car il n'est pas | mais beaucoup plus pour y descouvrir ses huencores venu aux arguments qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le noeud que ie cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus scavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et aristoteliques ne sont pas à propos; ie veulx qu'on commence par le dernier poinct i'entens assez que c'est que Mort et Volupté; qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer. Ie cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivee, qui m'instruiEsent à en soustenir l'effort; ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de paroles et d'argumentations, n'y servent. Ie veulx des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot; ils sont bons pour l'eschole, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encores, un quart d'heure aprez, assez à temps pour en retrouver le fil. Il est besoing de parler ainsin aux iuges qu'on veult gaigner à tort ou à droict, aux enfants et au vulgaire, à qui il fault tout dire, et veoir ce qui portera. Ie ne veulx pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, « Or oyez!» à la mode de nos heraults. Les Romains disoient en leur religion, Hoc age, que nous disons en la nostre, Sursum corda: ce sont autant de paroles perdues pour moy; i'y viens tout preparé du logis. Il ne me fault point d'alleichement ny de saulse; ie mange bien la viande toute crue: et au lieu de m'aiguiser l'appetit par ces preparatoires et avant ieux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi traisnants les dialogismes de Platon mesme, estouffant par trop sa matiere; et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire ? mon ignorance m'excusera mieulx, sur ce que ie ne veoy rien en la beaulté de son langage. Ie demande en general les livres qui usent des sciences, non ceulx qui les dressent. Les deux premiers', et Pline, et leurs semblables, ils n'ont point de Hoc age; ils veulent avoir à faire à gents qui s'en soyent advertis eulx mesmes; ou s'ils en ont, c'est un Hoc age substantiel, et qui a son corps à part. Ie veoy aussi volontiers les epistres ad Atticum, non seulement parce qu'elles contiennent une tres ample instruction de l'histoire et affaires de son temps;

1 Plutarque et Sénèque. C.

meurs privees: car i'ay une singuliere curiosité, comme i'ay dict ailleurs, de cognoistre l'ame et les naïfs iugements de mes aucteurs. Il fault bien iuger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs ny eulx, par cette monstre de leurs escripts qu'ils estalent au theatre du monde. l'ay mille fois regretté que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escript de la vertu : car il faict beau apprendre la theorique de ceulx qui sçavent bien la practique. Mais d'autant que c'est aultre chose le presche que le prescheur, l'ayme bien autant veoir Brutus chez Plutarque que chez luy mesme ie choisiroy plustost de sçavoir au vray les devis qu'il tenoit en sa tente à quelqu'un de ses privez amis, la veille d'une battaille, que les propos qu'il teint le lendemain à son armee; et ce qu'il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au senat. Quant à Cicero, ie suis du iugement commun, que hors la science, il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gosseurs, tel qu'il estoit; mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit, sans mentir, beaucoup. Et si ne sçay comment l'excuser d'avoir estimé sa poësie digne d'estre mise en lumiere : ce n'est pas grande imperfection que de faire mal des vers; mais c'est imperfection de n'avoir pas senty combien ils estoient indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison : ie croy que iamais homme ne l'egualera. Le ieune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangiers, et entre aultres Cestius, assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands. Cicero s'informa qui il estoit, à l'un de ses gents, qui luy dict son nom : mais, comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy redemanda encores, depuis, deux ou trois fois. Le serviteur, pour n'estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par quelque circonstance : « C'est, dit il, ce Cestius, de qui on vous a dict qu'il ne faict pas grand estat de l'eloquence de vostre pere, au prix de la sienne. » Cicero s'estant soubdain picqué de cela, commanda qu'on empoignast ce pauvre Cestius, et le feit tres bien fouetter en sa presence'. Voylà un mal courtois hoste ! Entre ceulx mesmes SÉNÈQUE, Suasor. 8. C.

qui ont estimé, toutes choses comptees, cette sienne eloquence incomparable, il y en a eu qui n'ont pas laissé d'y remarquer des faultes; comme ce grand Brutus, son amy, disoit que c'estoit une eloquence cassee et esrenee, fractam et elumbem. Les orateurs voysins de son siecle, reprenoient aussi en luy ce curieux soing de certaine longue cadence au bout de ses clauses, et notoient ces mots esse videatur, qui'l y employe si souvent 2. Pour moy, i̇'ayme mieulx une cadence qui tumbe plus court, couppee en iambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement; i'en ay remarqué ce lieu à mes aureilles Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem ante, quam essem3.

Les historiens sont ma droicte bale 4: car ils sont plaisants et aysez; et quand et quand l'homme en general, de qui ie cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul aultre lieu; la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail; la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceulx qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evenements, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceulx là me sont plus propres : voylà pourquoy, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Ie suis bien marry que nous n'ayons une douzaine de Laërtius, ou qu'il ne soit plus estendu, ou plus entendu car ie suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d'estude des histoires, il fault feuilleter, sans distinction, toutes sortes d'aucteurs et vieils et nouveaux, et barragouins et françois, pour y apprendre les choses dequoy diversement ils traictent. Mais Cesar singulierement me semble Voyez le dialogue de Oratoribus, c. 18. C.

2 Ibid. c. 23. C.

3 Pour moi, j'aimerais mieux être vieux moins longtemps que de vieillir avant la vieillesse. Cic. de Senectute, c. 10.— Voyez quelques observations sur cette critique de Montaigne, OEuvres completes de Cicéron, éd. in-8°, t. XXVIII, p. 91. Montaigne lui-même a traduit cette phrase latine dans le troisième livre de ses Essais, au commencement du chap. 5. J. V. L.

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4 Montaigne appelle ici la lecture des historiens, sa droicte bale, pour nous apprendre que c'est le plus doux et le plus

aisé de ses amusements, par allusion à ce qui arrive à un joureur de paume qui, lorsque la balle lui vient du côté droit, la renvoie naturellement et sans peine, réduit, lorsqu'elle lui vient du côté opposé, à la chasser d'un coup de revers, qui, pour l'ordinaire, est un coup moins sur et plus malaisé. Il y avait dans les premières éditions: Les historiens sont le vray gibbier de mon estude. C.

meriter qu'on l'estudie', non pour la science de l'histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d'excellence par dessus toute les aultres, quoy que Salluste soit du nombre, Certes, ie lis cet aucteur avecques un peu plus de reverence et de respect, qu'on ne lict les humains ouvrages; tantost le considerant luy mesme par ses actions et le miracle de sa grandeur; tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement touts les historiens, comme dict Cicero1, mais à l'adventure Cicero mesme : avecques tant de sincerité en ses iugements, parlant de ses ennemis, que sauf les faulses couleurs dequoy il veult couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente ambition, ie pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redire qu'il a esté trop espargnant à parler de soy; car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executees par luy, qu'il n'y soit allé beaucoup plus du sien qu'il n'y en met.

l'ayme les historiens ou fort simples ou excellents. Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soing et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer, à la bonne foy, toutes choses sans chois et sans triage, nous laissent le iugement entier pour la cognoissance de la verité: tel est entre aultres, pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprinse d'une si franche naïfveté, qu'ayant faict une faulte, il ne craint aulcunement de la recognoistre et corriger en l'endroict où il en a esté adverty; et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroient, et les differents rapports qu'on luy faisoit : c'est la matiere de l'histoire nue et informe; chascun en peult faire son proufit autant qu'il a d'entendement. Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sceu; peuvent trier, de deux rapports, celuy qui est plus vraysemblable; de la condition des princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l'auctorité de reigler nostre creance à la leur; mais certes cela n'appartient à gueres de gents. Ceulx d'entre deux (qui est la plus commune facon) nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux; ils se donnent loy de iuger, et par consequent d'incliner l'histoire à leur fantasie; car depuis que le iugement pend d'un costé, on ne se peult garder de contourner et tordre la narration 1 CICERON, Brutus, c. 75. J. V. L..

à la mode d'une information iudiciaire, on ne confronte les tesmoings et receoit les obiects sur la preuve des ponctilles de chasque accident '. Vrayement la cognoissance que nous avons de nos affaires est bien plus lasche: mais cecy a esté suffisamment traicté par Bodin', et selon ma conception.

Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire, et à son default, si extreme qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme recents et à moy incogneus, que i'avoy leu soigneusement quelques annees auparavant, et barbouillé de mes notes, i'ay prins en coustume, depuis quelque temps, d'adiouster au bout de chasque livre (ie dis de ceulx desquels ie ne me veulx servir qu'une fois) le temps auquel i'ay achevé de le lire, et le iugement que i'en ay retiré en gros; à fin que cela me represente au moins l'air et idee generale que i'avoy conceu de l'aucteur en le lisant. Ie veulx icy transcrire aulcunes de ces annotations.

Voycy ce que ie meis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, ie leur parle en la mienne):

à ce blais ils entreprennent de choisir les cho- | à la science de celuy qui y a commandé, ny ses dignes d'estre sceues, et nous cachent souvent aux soldats, de ce qui s'est passé prez d'eulx, si telle parole, telle action privee, qui nous instrui- | roit mieulx; obmettent, pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas, et peultestre encores telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon latin ou françois. Qu'ils estalent hardiement leur eloquence et leur discours, qu'ils iugent à leur poste: mais qu'ils nous laissent aussi dequoy iuger aprez eulx; et qu'ils n'alterent ny dispensent, par leurs raccourciments et par leur chois, rien sur le corps de la matiere; ains qu'ils nous la renvoyent pure et entiere en toutes ses dimensions. Le plus souvent on trie, pour cette charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d'entre le vulgaire, pour cette seule consideration de sçavoir bien parler; comme si nous cherchions d'y apprendre la grammaire : et eulx ont raison, n'ayants esté gagez que pour cela, et n'ayants mis en vente que le babil, de ne se soulcier aussi principalement que de cette partie; ainsin, à force beaux mots, ils nous vont pastissant une belle contexture des bruits qu'ils ramassent ez carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escriptes par ceulx mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participants à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d'en conduire d'aultres de mesme sorte: telles sont quasi toutes les grecques et romaines; car plusieurs tesmoings oculaires ayants escript de mesme subiect (comme il advenoit en ce temps là que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communement), s'il y a de la faulte, elle doibt estre merveilleusement legiere, et sur un accident fort doubteux. Que peult on esperer d'un medecin traictant de la guerre, ou d'un escholier traictant les desseings des princes? Si nous voulons remarquer la religion que les Romains avoient en cela, il n'en fault que cet exemple: Asinius Pollio trouvoit ez histoires mesmes de Cesar quel-richis de beaux traicts: mais il s'y est trop pleu; que mescompte en quoy il estoit tumbé, pour n'a- càr pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un voir peu iecter les yeulx en touts les endroicts de subiect si plein et ample, et à peu prez infiny, son armee, et en avoir creu les particuliers qui en devient lasche, et sentant un peu le cacquet luy rapportoient souvent des choses non assez ve- scholastique. I'ay aussi remarque cecy, que de tant d'ames et effects qu'il iage, de tant de mouverifiees; ou bien pour n'avoir esté assez curieusement adverty par ses lieutenants des choses qu'ils ments et conseils, il n'en rapporte iamais un seul à avoient conduictes en son absence. On peult la vertu, religion et conscience, comme si ces parties là estoient du tout esteinctes au monde; et veoir par là si cette recherche de la verité est delicate, qu'on ne se puisse pas fier d'un combat

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Il est historiographe diligent, et duquel, à mon advis, autant exactement que de nul aultre, on peult apprendre la verité des affaires de son temps: aussi, en la pluspart, en a il esté acteur luy mesme, et en reng honnorable. Il n'y a aulcune apparence que par haine, faveur ou vanité, il ayt desguisé les choses; dequoy font foy les libres iugements qu'il donne des grands, et notamment de ceulx par lesquels il avoit esté advancé et employé aux charges, comme du pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en

de bons et en

il

Si l'on ne confronte les témoignages, si l'on ne reçoit les objections, lorsqu'il s'agit de prouver les moindres détails de chaque fait. J. V. L.

2 Le célèbre jurisconsulte, dans l'ouvrage qu'il publia, en 1566, sous le titre de Methodus ad facilem historiarun cogni tionem.

de toutes les actions, pour belles par apparence | de madame d'Estampes ne s'y treuve point. On qu'elles soient d'elles mesmes, il en reiecte la cause peult couvrir les actions secrettes; mais de taire à quelque occasion vicieuse ou à quelque proufit. ce que tout le monde sçait, et les choses qui ont Il est impossible d'imaginer que parmy cet in- tiré des effects publicques et de telle consequence, finy nombre d'actions dequoy il iuge, il n'y en c'est un default inexcusable. Somme, pour avoir ayt eu quelqu'une produicte par la voye de la l'entiere cognoissance du roy François et des raison nulle corruption peult avoir saisy les choses advenues de son temps, qu'on s'addresse hommes si universellement, que quelqu'un n'es- ailleurs, si on m'en croit. Ce qu'on peult faire chappe de la contagion. Cela me faict craindre ici de proufit, c'est par la deduction particuliere qu'il y aye un peu du vice de son goust; et peult des battailles et exploicts de guerre où ces genestre advenu qu'il ayt estimé d'aultruy selon soy.» tilshommes se sont trouvez; quelques paroles et En mon Philippe de Comines il y a cecy: actions privees d'aulcuns princes de leur temps; « Vous y trouverez le langage doulx et agreable, et les practiques et negociations conduictes par le d'une naïfve simplicité; la narration pure, et en seigneur de Langeay, où il y a tout plein de laquelle la bonne foy de l'aucteur reluict evidem- choses dignes d'estre sceues, et des discours non ment, exempte de vanité parlant de soy, et d'af- vulgaires. fection et d'envie parlant d'aultruy; ses discours et enhortements accompaignez plus de bon zele et de verité, que d'aulcune exquise suffisance; et, tout par tout, de l'auctorité et gravité, representant son homme de bon lieu, et eslevé aux grands affaires. »

Sur les Memoires de monsieur du Bellay: « C'est tousiours plaisir de veoir les choses escriptes par ceulx qui ont essayé comme il les fault conduire; mais il ne se peult nier qu'il ne se descouvre evidemment, en ces deux seigneurs icy, un grand deschet de la franchise et liberté d'escrire, qui reluict ez anciens de leur sorte, comme au sire de Iouinville, domestique de sainct Louys; Eginard, chancelier de Charlemaigne; et de plus fresche memoire, en Philippe de Comines. C'est icy plustost un plaidoyer pour le roy François contre l'empereur Charles cinquiesme, qu'une histoire. Ie ne veulx pas croire qu'ils ayent rien changé quant au gros du faict; mais de contourner le iugement des evenements, souvent contre raison, à nostre advantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier : tesmoing les reculements de messieurs de Montmorency et de Byron', qui y sont oubliez; voire le seul nom

1 Ces Mémoires, publiés par messire Martin du Bellay, et moins connus que les ouvrages précédents, contiennent dix livres, dont les quatre premiers et les trois derniers sont de Martin du Bellay, et les autres de son frère Guillaume de Langey, et ont été tirés de sa cinquième Ogdoade, depuis l'an 1536 jusqu'en 1540. Ils sont intitulés: Memoires de messire Martin du Bellay, contenant le discours de plusieurs choses advenues au royaume de France, depuis l'an 1513 jusqu'au trespas de François Ier, arrivé en 1547. De tout cela il est aisé de juger pourquoi Montaigne parle de deux seigneurs du Bellay, après avoir dit, les Memoires de monsieur du Bellay. C.

2 Il y a Brion dans l'édition de 1588, dans celle de 1595, dans celle de 1635; et c'est la vraie leçon. L'autre n'a pour autorité que l'édition de 1598. Philippe Chabot, amiral de France,

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CHAPITRE XI.

De la cruauté.

Il me semble que la vertu est chose aultre, et plus noble, que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reiglees d'elles mesmes et bien nees, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses: mais la vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doulcement et paisiblement conduire à la suitte de la raison. Celuy qui, d'une doulceur et facilité naturelle, mespriseroit les offenses receues, feroit chose tres belle et digne de louange: mais celuy qui, picqué et oultré iusques au vif d'une of fense, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et aprez un grand conflict, s'en rendroit enfin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy là feroit bien; et cettuy cy vertueusement : l'une action se pourroit dire bonté; l'aultre, vertu; car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie1. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu, bon, fort, et liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux'; ses opera longtemps connu sous le nom de seigneur de Brion, pris à la bataille de Pavie en 1525, ambassadeur en Angleterre en 1532, chargé, en 1535, de commander l'armée en Piémont, après de brillants succès, s'arrêta tout court à Verceil : Fran çois Ier ne lui pardonna jamais cette faute. Condamné en 150 comme concussionnaire, il fut sauvé par la protection de la duchesse d'Étampes. On conserve à la Bibliothèque royale un recueil manuscrit des Lettres de l'amiral de Brion, écrites en 1525. Le témoignage de Brantôme sur ce général parait plus véridique que celui de Martin du Bellay. J. V. L. 1 Sans partie adverse, sans opposition. E. J.

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