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de la conduire en quelque heureux siege en l'aultre monde, avalla brusquement ce mortel bruvage. Or entreteint elle la compaignie du progrez de son operation, et comme les parties de son corps se sentoient saisies de froid l'une aprez l'aultre; iusques à ce qu'ayant dict enfin qu'il arrivoit au cœur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office et luy clorre les yeulx.

Pline recite de certaine nation hyperboree, qu'en icelle, pour la doulce temperature de l'air, les vies ne se finissent communement que par la propre volonté des habitants; mais qu'estants las et saouls de vivre, ils ont en coustume, au bout d'un long aage, aprez avoir faict bonne chere, se precipiter en la mer, du hault d'un certain rochier destiné à ce service. La douleur 2 et une pire mort me semblent les plus excusables incitations.

CHAPITRE IV.

A demain les affaires.

le donne avecques raison, ce me semble, la palme à Iacques Amyot sur touts nos escrivains françois, non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse touts aultres, ny pour la constance d'un si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu desvelopper si heureusement un aucteur si espineux et ferré (car on m'en dira ce qu'on vouldra, ie n'entens rien au grec, mais ie veoy un sens si bien ioinct et entretenu par tout en sa traduction, que, ou il a certainement entendu l'imagination vraye de l'aucteur, ou ayant, par longue conversation, planté vifvement dans son ame une generale idee de celle de Plutarque, il ne luy a au moins rien presté qui le desmente ou qui le desdie); mais, sur tout, ie luy sçay bon gré d'avoir sceu trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous aultres ignorants estions perdus, si ce livre ne nous eust relevé du bourbier sa mercy, nous osons à cette heure et parler et escrire; les dames en regentent les maistres d'eschole; c'est nostre breviaire. Si ce bon homme vit, le luy resigne Xenophon, pour en faire autant : c'est une occupation plus aysee, et d'autant plus propre à sa vieillesse; et puis,

1 Nat. Hist. IV, 12. C.

2 CIC. Tusc. quæst. V, 27. C. J. J. Rousseau, dans ses deux fameuses lettres pour et contre le suicide (Nouv. Héloïse, liv. II, lettres I et 2), à fait usage de plusieurs des arguments que contient ce chapitre de Montaigne. A. D.

ie ne sçay comment il me semble, quoy qu'il se desmesle bien brusquement et nettement d'un mauvais pas, que toutesfois son style est plus chez soy, quand il n'est pas pressé et qu'il roule à son ayse.

I

l'estois à cette heure sur ce passage où Plutarque dict de soy mesme, que Rusticus assistant à une sienne declamation à Rome, y receut un pacquet de la part de l'empereur, et temporisa de l'ouvrir iusques à ce que tout feust En quoy, dict il, toute l'assistance loua singulierement la gravité de ce personnage. » De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous faict, avec tant d'indiscretion et d'impatience, abbandonner toutes choses pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance pour crocheter soubdain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous apporte, il a eu raison de louer la gravité de Rusticus; et pouvoit encores y ioindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n'avoir voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais ie fois doubte qu'on le peust louer de prudence; car recevant à l'improveu lettres, et notamment d'un empereur, il pouvoit bien advenir que le differer à les lire eust esté d'un grand preiudice. Le vice contraire à la curiosité, c'est la nonchalance, vers laquelle ie penche evidemment de ma complexion, et en laquelle i'ay veu plusieurs hommes si extremes, que trois ou quatre iours aprez, on retrouvoit encores leur pochette les lettres toutes closes qu'on leur avoit envoyees.

en

Ie n'en ouvris iamais non seulement de celles

qu'on m'eust commises, mais de celles mesmes que la fortune m'eust faict passer par les mains; et fois conscience si mes yeulx desrobbent, par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d'importance qu'il lit quand ie suis à costé d'un grand. Iamais homme ne s'enquit moins et ne fureta moins ez affaires d'aultruy.

Du temps de nos peres, monsieur de Boutieres* cuida perdre Turin pour, estant en bonne compaignie à soupper, avoir remis à lire un advertissement qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque 3 m'a apprins que Iulius Cesar se feust sauvé, si allant au senat le iour qu'il y feust tué par les coniurez, il eust leu un

Traité de la Curiosité, c. 14 de la traduction d'Amyot. C.

2 Voyez Memoires de G. DU BELLAY, liv. IX, fol. 451. C. 3 Dans la Vie de J. César, c. 17. C.

I

memoire qu'on luy presenta; et faict aussi le conte d'Archias, tyran de Thebes que le soir avant l'execution de l'entreprinse que Pelopidas avoit faicte de le tuer, pour remettre son païs en liberté, il luy feut escript par un aultre Archias, Athenien, de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit; et que ce pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remeit à l'ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grece: « A demain les affaires. »

Un sage homme peult, à mon opinion, pour l'interest d'aultruy, comme pour ne rompre indecemment compaignie, ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer une aultre affaire d'importance, remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouveau; mais pour son interest ou plaisir particulier, mesme s'il est homme ayant charge publicque, pour ne rompre son disner, voire ny son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à Rome la place consulaire 2, qu'ils appelloient, la plus honnorable à table, pour estre plus à delivre, et plus accessible à ceulx qui surviendroient pour entretenir celuy qui y seroit assis: tesmoignage que, pour estre à table, ils ne se despartoient pas de l'entremise d'aultres affaires et survenances. Mais quand tout est dict, il est mal aysé ez actions humaines de donner reigle si iuste par discours de raison, que la fortune n'y maintienne son droict.

CHAPITRE V.

De la conscience.

Voyageant un iour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant nos guerres civiles, nous rencontrasmes un gentilhomme de bonne façon. Il estoit du party contraire au nostre; mais ie n'en sçavoy rien, car il se contrefaisoit aultre : et le pis de ces guerres, c'est que les chartes sont si meslees, vostre ennemy n'estant distingué d'avecques vous d'aulcune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air, qu'il est mal aysé d'y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy mesme de rencontrer nos trouppes en lieu où ie ne feusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'estoit aultrefois advenu; car en un tel mescompte ie perdis et hommes et chevaulx, et m'y tua lon miserablement, entre aultres', un page,

Dans son traité de l'Esprit familier de Socrate, c. 27. C. 2 PLUTARQUE, Propos de table, 1, 3, 2, de la traduction d'Amyot. J. V. L.

gentilhomme italien, que ie nourrissoy soigneusement, et feut esteincte en luy une tres belle enfance et pleine de grande esperance. Mais cettuy cy en avoit une frayeur si esperdue, et ie le veoyoy si mort, à chasque rencontre d'hommes à cheval et passage de villes qui tenoient pour le roy, que ie devinay enfin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu'au travers de son masque, et des croix de sa casaque, on iroit lire iusques dans son cœur ses secrettes intentions: tant est merveilleux l'effort de la conscience! Elle nous faict trahir, accuser et combattre nous mesmes, et à faulte de tesmoing estrangier, elle nous produict contre nous, Occultum quatiens animo tortore flagellum'. Ce conte est en la bouche des enfants: Bessus, Pæonien, reproché d'avoir de gayeté de cœur abbattu un nid de moyneaux, et les avoir tuez, disoit avoir eu raison, parce que ces oysillons ne cessoient de l'accuser faulsement du meurtre

de son pere. Ce parricide, iusques lors, avoit esté occulte et incogneu: mais les furies venge

resses de la conscience le feirent mettre hors à

celuy mesme qui en debvoit porter la penitence 2. Hesiode corrige le dire de Platon, « que la peine suit de bien prez le peché; » car il dict « qu'elle naist en l'instant et quand et quand le peché 3. » Quiconque attend la peine, il la souffre; et quiconque l'a meritee, l'attend 4. La meschanceté fabrique des torments contre soy :

Malum consilium, consultori pessimum 5: comme la mouche guespe picque et offense aultruy, mais plus soy mesme; car elle y perd son aiguillon et sa force pour iamais,

Vitasque in vulnere ponunt 6. Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature7 aussi à mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tormente de plusieurs imaginations penibles, veillants et | dormants :

Quippe ubi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,

Elle nous sert elle-même de bourreau, et nous frappe sans cesse de fouets invisibles. JUVÉN. XIII, 195.

2 PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 8. C. 3 ID. ibid. c. 9. C.

4 SÉNÈQUE, Epist. 105, à la fin. C.

5 Le mal retombe sur celui qui l'a médité. Apud A. GELLIUM, IV, 5.

6 Et laisse sa vie dans la blessure qu'elle a faite. VIRG. Géorg. IV, 238.

7 PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 9. C.

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Iudice nemo nocens absolvitur 4.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi faict elle d'asseurance et de confiance; et ie puis dire avoir marché en plusieurs hazards d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que l'avoy de ma volonté et innocence de mes desseings :

à

soy mesme; et de ses mains; en la presence du senat, le deschira et meit en pieces'. Ie ne croy pas qu'une ame cauterizee sceust contrefaire une telle asseurance. Il avoit le cœur trop gros de dict nature, et accoustumé à trop haulte fortune, Tite Live, pour sçavoir estre criminel et se desmettre à la bassesse de deffendre son innocence.

C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de verité. Et celuy qui les peult souffrir cache la verité, et celuy qui ne les peult souffrir: car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces torments; pourquoy ne le sera celuy qui l'a faict, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? Je pense que le fondement de cette invention vient de la consideration de l'effort de la conscience : car, au coulpable, il semble qu'elle ayde à la torture pour luy faire confesser sa faulte, et qu'elle l'affoiblisse; et de l'aultre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de dangier : que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs?

2

Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra Pectora pro facto spemque, metumque suo 5. Il y en a mille exemples; il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage. Scipion estant un iour accusé devant le peuple romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses iuges : « Il vous siera bien, leur diet il, de vouloir entreprendre de iuger de la teste de celuy par le moyen duquel vous avez l'auctorité de iuger de tout le monde ! » Et une aultre fois, pour toute response aux imputations Etiam innocentes cogit mentiri dolor 3: que luy mettoit sus un tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : « Allons, dict il, mes ci- d'où il advient que celuy que le iuge a gehenné, toyens, allons rendre graces aux dieux de la pour ne le faire mourir innocent, il le face monvictoire qu'ils me donnerent contre les Carthagi-rir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont nois en pareil iour que cettuy cy; » et se mettant chargé leur teste de faulses confessions, à marcher devant, vers le temple, voylà toute lesquels ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy feit, et le progrez de sa gehenne 4. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer : bien inhumainement pourtant, et bien inutilement, à mon advis.

l'assemblee et son accusateur mesme à sa suitte 7. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander compte de l'argent manié en la province d'Antioche, Scipion estant venu au senat pour cet effect, produisit le livre de raisons, qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dit que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise : mais comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vouloir pas faire cette honte

Souvent les coupables se sont accusés eux-mêmes en songe, ou dans le délire de la fièvre, et ont révélé des crimes longtemps cachés. LUCRÈCE, V, 1157.

2 PLUTARQUE, Pourquoy la justice divine, etc. c. 9; PoLYEN, V, 6, 18. C.

3 SÉNÈQUE, Epist. 97. J. V. L.

4 Le premier châtiment du coupable, c'est qu'il ne saurait s'absoudre à son propre tribunal. Juv. Sat. XIII, 2.

5 Selon le témoignage que l'homme se rend à soi-même, il a le cœur rempli de crainte ou d'espérance. OVIDE, Fast. I,

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entre

Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine, qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tormenter et desrompre un homme, de la faulte duquel vous estes encores en doubte. Que peult il mais de vostre ignorance? Estes vous pas iniuste, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faictes pis que le tuer? Qu'il soit ainsi, veoyez combien de fois il ayme mieulx mourir sans raison, que de passer par cette information plus penible que le supplice, .

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et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Ie ne sçay d'où ie tiens ce conte', mais il rapporte exactement la conscience de nostre iustice. Une femme de village accusoit devant un general d'armee2, grand iusticier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armee ayant tout ravagé. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, aprez avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son accusation, si elle mentoit; et elle persistant, il feit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la verité du faict et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.

CHAPITRE VI.

De l'exercitation.

Il est mal aysé que le discours et l'instruction, encores que nostre creance s'y applique volontiers, soient assez puissants pour nous acheminer iusques à l'action, si, oultre cela, nous n'exerceons et formons nostre ame par experience au train auquel nous la voulons renger: aultrement, quand elle sera au propre des effects, elle s'y trouvera sans doubte empeschee. Voylà pourquoy, parmy les philosophes, ceulx qui ont voulu attaindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez et nouveaux au combat; ains ils luy sont allez au devant, et se sont iectez, à escient, à la preuve des difficultez : les uns en ont abbandonné les richesses, pour s'exercer à une pauvreté volontaire; les aultres ont recherché le labeur et une austerité de vie penible, pour se durcir au mal et au travail; d'aultres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veue, et des membres propres à la generation, de peur que leur service, trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté de leur ame.

Mais à mourir, qui est la plus grande besongne que nous ayons à faire, l'exercitation ne

Il est dans FROISSART, Vol. 4, c 87; et c'est là sans doute

nous y peult ayder. On se peult, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence, et tels aultres accidents: mais quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois, nous y sommes touts apprentifs quand nous y venons.

Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellents mesnagiers du temps, qu'ils ont essayé, en la mort mesme, de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour veoir que c'estoit de ce passage; toutesfois il ne sont pas revenus nous en dire des nouvelles :

Nemo expergitus exstat,

Frigida quem semel est vitaï pausa sequuta1. Canius Iulius, noble romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condemné à la mort par ce maraud de Caligula; oultre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : « demanda: «< Eh bien, Canius, en quelle desmarche est à cette heure vostre ame? que faict elle? en quels pensements estes vous ? le pensoy, luy respondit il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour veoir si en cet instant de la mort, si court et si brief, ie pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssue; pour, si i'en apprens quelque chose, en revenir donner aprez, si ie puis, advertissement à mes amis. » Cettuy cy philosophe, non seulement iusques à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servist de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire!

lus hoc animi morientis habebat 3.

Il me semble toutesfois qu'il y a quelque facon de nous apprivoiser à elle, et de l'essayer aulcunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez: si nous ne la pouvons ioindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons recognoistre; et si nous ne donnons iusques à son fort, au moins verrons nous et en

que Montaigne l'avait lu, quoiqu'il ne s'en souvint plus quand practiquerons les advenues. Ce n'est pas sans

il composa ce chapitre. C.

2 Bajazet Ier, que Froissart nomme l'Amorabaquin. Je viens d'apprendre de l'ingénieux commentateur de Rabelais (le Duchat), t. V, p. 217, que Bajazet fut ainsi nomme, parce qu'il était fils d'Amurat. Ce que je remarque en faveur de ceux qui pourraient l'ignorer, comme je faisais avant d'avoir jete les yeux sur cette page du Rabelais imprimé à Amsterdam, chez Henri Desbordes, en 1711. C.

raison qu'on nous faict regarder à nostre som

* On ne se réveille jamais, dès qu'une fois on a senti le froid repos de la mort. LUCRÈCE, III, 942.

2 Voyez SÉNÈQUE, de Tranquillitate animi, c. 14. C. 3 Tant il exerçait d'empire sur son âme, à l'heure même de la mort! LUCAIN, VIII, 006.

meil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort: combien facilement nous passons du veiller au dormir! avecques combien peu d'interest nous perdons la cognoissance de la lumiere et de nous! A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par ce moyen nature nous instruict qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir que pour vivre, et dez la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous garde aprez icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte. Mais ceulx qui sont tumbez par quelque violent accident en defaillance de cœur, et qui y ont perdu touts sentiments, ceulx là, à mon advis, ont esté bien prez de veoir son vray et naturel visage : car quant à l'instant et au poinct du passage, il n'est pas à craindre qu'il porte avecques soy aulcun travail ou desplaisir, d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir : nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort, qu'il fault necessairement qu'elle soit insensible 1. Ce sont les approches que nous avons à craindre; et celles là peuvent tumber en experience.

mais

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effect i'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaicte et entiere santé; ie dis non seulement entiere, encores alaigre et bouillante; cet estat, plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand ie suis venu à les experimenter, i'ay trouvé leurs poinctures molles et lasches au prix de ma crainte. Voycy que l'espreuve touts les iours: suis ie à couvert chauldement, dans une bonne salle, pendant qu'il se passe une nuict orageuse et tempestueuse, ie m'estonne et m'afflige pour ceulx qui sont lors en la campaigne y suis ie moy mesme, desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul d'estre tousiours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable: ie feus incontinent dressé à y estre une sepmaine et un mois, plein d'esmotion, d'alteration et de foiblesse; et ay trouvé

ie ne

1 « Une douleur très-vive, pour peu qu'elle dure, conduit à l'évanouissement ou à la mort. Nos organes n'ayant qu'un certain degré de force, ne peuvent résister que pendant un certain temps à un certain degré de douleur; si elle devient excessive, elle cesse, parce qu'elle est plus forte que le corps, qui ne pouvant la supporter, peut encore moins la transmettre à l'ame, avec laquelle il ne peut correspondre que quand les organes agissent, etc. etc. » BUFFON. — Il y aurait quelque intérêt à continuer ce parallèle. BUFFON s'est rappelé certainement plusieurs idées de ce chapitre des Essais. J V. L.

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que lors de ma santé, ie plaignoy les malades beaucoup plus que ie ne me treuve à plaindre moy mesme, quand i'en suis; et que la force de mon apprehension encherissoit prez de moitié l'essence et verité de la chose. l'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort, et qu'elle ne vault pas la peine que ie prens à tant d'apprests que ie dresse, et tant de secours que i'appelle et assemble pour en soustenir l'effort. Mais, à toutes adventures, nous ne pouvons nous donner trop d'advantage.

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et

Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant allé un iour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moïau de tout le trouble des guerres civiles de France; estimant estre en toute seureté, et si voysin de ma retraicte, que ie n'avoy point besoing de meilleur equipage, i'avoy prins un cheval bien aysé, mais non gueres ferme. A mon retour, une occasion soubdaine s'estant presentee de m'ayder de ce cheval à un service qui n'estoit pas bien de son usage, un de mes gents, grand et fort, monté sur un puissant frais au roussin qui avoit une bouche desesperee, demourant et vigoreux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons, vient à le poulser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, le fouldroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'aultre les pieds contremont: si que voylà le cheval abbattu et couché tout estourdy; moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espee, que i'avois à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceincture en pieces, n'ayant ny mouvement ny sentiment non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouïssement que i'aye senty iusques à cette heure. Ceulx qui estoient avecques moy, aprez avoir essayé, par touts les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenants pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient avecques beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, environ une demy lieue françoise. Sur le chemin, et aprez avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, ie commenceay à me mouvoir et respirer; car il estoit tumbé si grande abondance de sang dans mon estomach, que pour l'en descharger, nature eut besoing de ressusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où ie rendis un plein seau de bouillons de sang pur; et plusieurs fois par le chemin il m'en fallut

Le milieu, ou le centre. COTGRAVE, Dict. franç. et angl.

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