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I

Platon, en ses loix', ordonne sepulture ignomi- | se pendoient les unes aprez les aultres, iusques à nieuse à celuy qui a privé son plus proche et plus amy, sçavoir est soy mesme, de la vie et du cours des destinees, non contrainct par iugement publicque, ny par quelque triste et inevitable accident de la fortune, ni par une honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d'une ame craintifve. Et l'opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule; car enfin c'est nostre estre, c'est nostre tout. Les choses qui ont un estre plus noble et plus riche, peuvent accuser le nostre mais c'est contre nature que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir; c'est une maladie particuliere, et qui ne se veoid en aulcune aultre creature, de se haïr et desdaigner. C'est de pareille vanité que nous desirons estre aultre chose que ce que nous sommes : le fruict d'un tel desir ne nous touche pas, d'autant qu'il se contredict et s'empesche en soy. Celuy qui desire d'estre faict, d'un homme, ange, il ne faict rien pour luy : il n'en vauldroit de rien mieulx : car n'estant plus, qui se resiouira et ressentira de cet amendement pour luy?

Debet enim, misere cui forte, ægreque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, quum male possit
Accidere 2.

ce que le magistrat y pourveust, ordonnant que
celles qui se trouveroient ainsi pendues, feussent
traisnees du mesme licol toutes nues par la ville.
Quand Threicion presche Cleomenes de se
tuer pour le mauvais estat de ses affaires, et
ayant fuy la mort plus honnorable en la battaille
qu'il venoit de perdre, d'accepter cette aultre
qui luy est seconde en honneur, et ne donner
point de loisir aux victorieux de luy faire souf-
frir ou une mort ou une vie honteuse; Cleo-
menes, d'un courage lacedemonien et stoïque,
refuse ce conseil, comme lasche et effeminé :
« C'est une recepte, dict il, qui ne me peult ia-
mais manquer,
et de laquelle il ne se fault pas
servir tant qu'il y a un doigt d'esperance de
reste; que le vivre est quelquesfois constance et
vaillance; qu'il veult que sa mort mesme serve à
son païs, et en veult faire un acte d'honneur et
de vertu. » Threicion se creut dez lors, et se tua.
Cleomenes en feit aussi autant depuis, mais ce
feut aprez avoir essayé le dernier poinct de la
fortune. Touts les inconvenients ne valent pas
qu'on vueille mourir pour les eviter: et puis y
ayant tant de soubdains changements aux choses
humaines, il est mal aysé à iuger à quel poinct
nous sommes iustement au bout de nostre espe-

Sperat et in sæva victus gladiator arena,

Sit licet infesto pollice turba minax 2.

La securité, l'indolence, l'impassibilité, la pri-
vation des maulx de cette vie, que nous achep-❘rance:
tons au prix de la mort, ne nous apporte aul-
cune commodité pour neant evite la guerre,
celuy qui ne peult iouyr de la paix; et pour
neant fuit la peine, qui n'a dequoy savourer
le repos.

Entre ceulx du premier advis, il y a eu grand doubte sur cecy, Quelles occasions sont asse; iustes pour faire entrer un homme en ce party de se tuer? ils appellent cela cyov Exy@yv3. Car quoy qu'ils dient qu'il fault souvent mourir pour causes legieres, puis que celles qui nous tiennent en vie ne sont gueres fortes, si y faut il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques ,et sans discours qui ont poulsé, non des hommes particuliers seulement, mais des peuples, à se desfaire : i'en ay allegué par cy devant des exemples; et nous lisons en oultre des vierges milesiennes, que par une conspiration furieuse, elles

1 Liv. IX, et dans les Pensées de Platon, troisième partie, p. 374, seconde édition. J. V. L.

2 On n'a rien à craindre du malheur, si l'on n'existe plus dans le temps où il pourrait arriver. LUCRÈCE, III, 874.

3 Eüλcyov ¿5zywyrv, sortie raisonnable. C'était l'expression des stoïciens. Voyez DIOGÈNE LAERCE, VIII, 130; et les observations de MÉNAGE, p. 311 et 312. C.

4 PLUTARQUE, Des faicts vertueux des femmes, à l'article des Milésiennes. C.

Toutes choses, disoit un mot ancien 3, sont esperables à un homme, pendant qu'il vit. «< Ouy, en la teste cela, Que la fortune peult toutes choses mais, respond Seneca, pourquoy auroy ie plustost pour celuy qui est vivant; que cecy, Que fortune veoid Iosephe 4 engagé en un si apparent dangier ne peult rien sur celuy qui sçait mourir? » On et si prochain, tout un peuple s'estant eslevé contre luy, que par discours il n'y pouvoit avoir dict, conseillé sur ce poinct, par un de ses amis, aulcune ressource; toutesfois estant, comme il de se desfaire, bien luy servit de s'opiniastrer encores en l'esperance; car la fortune contourna, qu'il s'en veid delivré sans aulcun inconvenient. oultre toute raison humaine, cet accident, si bien Et Cassius et Brutus, au contraire, acheverent

Ou plutôt Therycion; car Plutarque (Vie d'Agis et de Cléomène, c. 14 ) le nomme puxícov. C.

quoique, par le signe ordinaire, le peuple ordonne qu'il meure. 2 Renversé sur l'arène, le gladiateur vaincu espère encore, PENTADIUS, de Spe, ap. Virg. Catalecta, ed. Scaligero, p. 223. C.

3 SÉNÈQUE, Epist. 70. C.
4 De Vita sua, p. 1009. C.

de perdre les reliques de la romaine liberté, de
laquelle ils estoient protecteurs, par la precipita-
tion et temerité dequoy ils se tuerent avant le
temps et l'occasion. A la iournee de Serisolles,
monsieur d'Anguien essaya deux fois de se don-
ner de l'espee dans la gorge, desesperé de la for-
tune du combat qui se porta mal en l'endroict où
il estoit ; et cuida par precipitation se priver de la
jouissance d'une si belle victoire'. l'ay veu cent
lievres se sauver soubs les dents des levriers.
Aliquis carnifici suo superstes fuit'.

Multa dies, variusque labor mutabilis ævi
Rettulit in melius; multos alterna revisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locavit 3.

Pline dict qu'il n'y a que trois sortes de maladies pour lesquelles eviter on aye droict de se tuer; la plus aspre de toutes, c'est la pierre à la vessie, quand l'urine en est retenue: Seneque, celles seulement qui esbranlent pour long temps les offices de l'ame. Pour eviter une pire mort, il y en a qui sont d'advis de la prendre à leur poste. Democritus, chef des Aetoliens, mené prisonnier à Rome, trouva moyen, de nuict, d'eschapper; mais suyvi par ses gardes, avant que se laisser reprendre, il se donna de l'espee au travers du corps 5. Antinous et Theodotus, leur ville d'Epire reduicte à l'extremité par les Romains, feurent d'advis au peuple de se tuer touts : mais le conseil de se rendre plustost ayant gaigné, ils allerent chercher la mort, se ruants sur les ennemis en intention de frapper, non de se couvrir. L'isle de Goze forcee par les Turcs il y a quelques annees, un Sicilien qui avoit deux belles filles prestes à marier, les tua de sa main, et leur mere aprez, qui accourut à leur mort: cela faict, sortant en rue avecques une arbaleste et une arquebuse, de deux coups il en tua les deux premiers Tures qui s'approcherent de sa porte, et puis mettant l'espee au poing, s'alla mesler furieusement, où il feut soubdain enveloppé et mis en pieces, se sauvant ainsi du servage aprez en avoir delivré les siens. Les femmes iuifves, aprez avoir faict circoncire leurs enfants, s'alloient precipiter

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| quand et eulx, fuyants la cruauté d'Antiochus'. On m'a conté qu'un prisonnier de qualité estant en nos conciergeries, ses parents, advertis qu'il seroit certainement condemné, pour eviter la honte de telle mort, apposterent un presbtre pour luy dire que le souverain remede de sa delivrance estoit qu'il se recommendast à tel sainct avec tel et tel vou, et qu'il feust huict iours sans prendre aulcun aliment, quelque defaillance et foiblesse qu'il sentist en soy. Il l'en creut, et par ce moyen se desfeit, sans y penser, de sa vie et du dangier. Scribonia conseillant Libo, son nepveu, de se tuer plustost que d'attendre la main de la iustice, luy disoit que c'estoit proprement faire l'affaire d'aultruy, que de conserver sa vie pour la remettre entre les mains de ceulx qui la viendroient chercher trois ou quatre iours aprez; et que c'estoit servir ses ennemis, de garder son sang pour leur en faire curee.

Il se lit dans la Bible3, que Nicanor, persecuteur de la loy de Dieu, ayant envoyé ses satellites pour saisir le bon vieillard Razias, surnommé, pour l'honneur de sa vertu, le pere aux Iuifs; comme ce bon homme n'y veid plus d'ordre, sa porte bruslee, ses ennemis prests à le saisir, choisissant de mourir genereusement plustost que de venir entre les mains des meschants, et de se laisser mastiner contre l'honneur de son reng, il se frappa de son espee: mais le coup, pour la haste, n'ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du hault d'un mur au travers de la trouppe, laquelle s'escartant et luy faisant place, il cheut droictement sur la teste; ce neantmoins, se sentant encores quelque reste de vie, il ralluma son courage, et s'eslevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et faulsant la presse, donna iusques à certain rochier couppé et precipiteux, où n'en pouvant plus, il print par l'une de ses plaies à deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les iecta à travers les poursuyvants, appellant sur eulx et attestant la vengeance divine.

Des violences qui se font à la conscience, la plus à eviter, à mon advis, c'est celle qui se faict à la chasteté des femmes, d'autant qu'il y a quelque plaisir corporel naturellement meslé parmy; et à cette cause, le dissentiment n'y peut estre assez entier, et semble que la force soit meslee à quelque volonté. L'histoire ecclesiastique a en reverence plusieurs tels exemples de personnes

I JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XII, 5, 4. J. V. L.

2 SÉNÈQUE, Epist. 70. C.

3 Machabees, II, 14, v. 37-46. C.

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devotes qui appellerent la mort à guarant contre | Cimon, refusa la composition de s'en retourner

les oultrages que les tyrans preparoient à leur religion et conscience. Pelagia1 et Sophronia, toutes deux canonisees, celle là se precipita dans la riviere avecques sa mere et ses sœurs, pour eviter la force de quelques soldats; et cette cy se tua aussi, pour eviter la force de Maxentius l'empereur.

Il nous sera à l'adventure honnorable aux siecles advenir, qu'un savant aucteur de ce temps, et notamment parisien, se mette en peine de persuader aux dames de nostre siecle de prendre plustost tout aultre party, que d'entrer en l'horrible conseil d'un tel desespoir. Ie suis marry qu'il n'a sceu, pour mesler à ses contes, le bon mot que l'apprins à Toulouse, d'une femme passee par les mains de quelques soldats : « Dieu soit loué, disoit elle, qu'au moins une fois en ma vie ie m'en suis saoulee sans peché! » A la verité, ces cruautez ne sont pas dignes de la doulceur françoise. Aussi, Dieu mercy, nostre air s'en veoid infiniment purgé depuis ce bon advertissement. Suffit qu'elles dient « Nenny, » en le faisant, suivant la reigle du bon Marot3.

L'histoire est toute pleine de ceux qui, en mille façons, ont changé à la mort une vie peineuse. Lucius Aruntius se tua,« pour, disoit il, fuyr et l'advenir et le passé 4. » Granius Silvanus et Statius Proximus, aprez estre pardonnez par Neron, se tuerent 5; ou pour ne vivre de la grace d'un si meschant homme, ou pour n'estre en peine une aultre fois d'un second pardon, veu sa facilité aux souspeçons et accusations à l'encontre des gents de bien. Spargapizez, fils de la royne Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere faveur que Cyrus luy feit de le faire destacher, n'ayant pretendu aultre fruict de sa liberté que de venger sur soy la honte de sa prinse 6. Bogez, gouverneur en Eione de la part du roy Xerxes, assiegé par l'armee des Atheniens soubs la conduite de

I S. AMBROISE, de Virgin. III, p. 97, éd. de Paris, 1569. C. 2 RUFIN, Hist. eccles. VIII, 27; EUSEBE, Hist. eccles. VIII, 11. Mais celui-ci ne la nomme pas, quoique ce soit la même. C. 3 DE OUY ET NENNY.

Un doulx Nenny, avec un doulx sourire,
Est tant honneste! il le vous fault apprendre.
Quant est d'Ouy, si veniez à le dire,
D'avoir trop dict ie vouldroy vous reprendre :
Non que ie sois ennuyé d'entreprendre
D'avoir le fruict dont le desir me poinct;
Mais ie vouldroy qu'en le me laissant prendre,
Vous me disiez : Non, vous ne l'aurez point. MAROT.

4 TACITE, Annal. VI, 48. C.

5 ID. ibid. XV, 71.

HERODOTE, I, 213. — Bogez. HÉRODOTE, VII, 107. J. V. L.

seurement en Asie à tout sa chevance, impatient de survivre à la perte de ce que son maistre luy avoit donné en garde; et aprez avoir deffendu iusques à l'extremité sa ville, n'y restant plus que manger, iecta premierement en la riviere de Strymon tout l'or et tout ce dequoy il luy sembla l'ennemy pouvoir faire plus de butin; et puis ayant ordonné d'allumer un grand buchier, et d'esgosiller femmes, enfants, concubines et serviteurs, les meit dans le feu, et puis soy mesme.

Ninachetuen, seigneur indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du viceroy portugais de le desposseder, sans aulcune cause apparente, de la charge qu'il avoit en Malaca, pour la donner au roy de Campar, print à part soy cette resolution: il feit dresser un eschaffaut plus long que large, appuyé sur des colonnes, royalement tapissé et orné de fleurs et de parfums en abondance; et puis s'estant vestu d'une robbe de drap d'or, chargee de quantité de pierreries de hault prix, sortit en rue, et par des degrez monta sur l'eschaffaut, en un coing duquel il y avoit un buchier de bois aromatiques allumé. Le monde accourut veoir à quelle fin ces preparatifs inaccoustumez: Ninachetuen remonstra, d'un visage hardy et mal content, l'obligation que la nation portugaloise luy avoit; combien fidelement il avoit versé en sa charge; qu'ayant si souvent tesmoigné pour aultruy, les armes en main, que l'honneur luy estoit beaucoup plus cher que la vie, il n'estoit pas pour en abbandonner le soing pour soy mesme; que la fortune luy refusant tout moyen de s'opposer à l'iniure qu'on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit de s'en oster le sentiment, et de ne servir de fable au peuple, et de triumphe à des personnes qui valoient moins que luy : ce disant, il se iecta dans le feu.

Sextilia, femme de Scaurus, et Paxea, femme de Labeo, pour encourager leurs maris à eviter les dangiers qui les pressoient, ausquels elles n'avoient part que par l'interest de l'affection coniugale, engagerent volontairement la vie, pour leur servir, en cette extreme necessité, d'exemple et de compaignie1. Ce qu'elles feirent pour leurs maris, Cocceius Nerva le feit pour sa patrie, moins utilement, mais de pareil amour : ce grand iurisconsulte, fleurissant en santé, en richesse, en reputation, en credit prez de l'empereur, n'eut aultre cause de se tuer, que la compas

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sion du miserable estat de la chose publicque romaine. Il ne se peult rien adiouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d'Auguste. Auguste ayant descouvert qu'il avoit esventé un secret important qu'il luy avoit fié, un matin qu'il le veint veoir, luy en feit une maigre mine : il s'en retourne au logis plein de desespoir, et dict tout piteusement à sa femme, qu'estant tumbé en ce malheur, il estoit resolu de se tuer; elle tout franchement : Tu ne feras que raison, veu qu'ayant assez souvent experimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es point donné de garde. Mais laisse, que ie me tue la premiere : » et sans aultrement marchander, se donna d'une espee dans le corps'. Vibius Virius, desesperé du salut de sa ville, assiegee par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere deliberation de leur senat, aprez plusieurs remonstrances employees à cette fin, conclud que le plus beau estoit d'eschapper à la fortune par leurs propres mains; les ennemis les auroient en honneur, et Hannibal sentiroit de combien fideles amis il auroit abbandonnés conviant ceulx qui approuveroient son advis, d'aller prendre un bon soupper qu'on avoit dressé chez luy, où aprez avoir faict bonne chere, ils boiroient ensemble de ce qu'on luy presenteroit; bruvage qui delivrera nos corps des torments, nos ames des iniures, nos yeulx et nos aureilles du sentiment de tant de vilains maulx que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offensez: i'ay, disoit il, mis ordre qu'il y aura personnes propres à nous iecter dans un buchier au devant de mon huys, quand nous serons expirez. Assez de gents approuverent cette haulte resolution; peu l'imiterent: vingt et sept senateurs le suyvirent; et aprez avoir essayé d'estouffer dans le vin cette fascheuse pensee, finirent leur repas par ce mortel mets; et s'entr'embrassants, aprez avoir en commun deploré le malheur de leur país, les uns se retirerent en leurs maisons, les aultres s'arresterent pour estre enterrez dans le feu de Vibius avec luy : et eurent touts la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines et retardant l'effect du poison, qu'aulcuns feurent à une heure prez de veoir les ennemis dans Capoue, qui feut emportee le lendemein, et d'encourir les miseres qu'ils avoient si cherement fuy 2. Taurea Iubellius, un aultre citoyen

I PLUTARQUE, Du trop parler, c. 9. Tacite, Annal. I, 5, fait un récit un peu différent, au sujet de Marcia, femme de Fabius Maximus.

* TITE-LIVE, XXVI, 13-J5, C.

de là, le consul Fluvius retournant de cette honteuse boucherie qu'il avoit faicte de deux cents vingt cinq senateurs, le rappella fierement par son nom, et l'ayant arresté : « Commande, feit il, qu'on me massacre aussi aprez tant d'aultres, à fin que tu te puisses vanter d'avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toy. » Fulvius le desdaignant comme insensé, aussi que sur l'heure il venoit de recevoir lettres de Rome, contraires à l'inhumanité de son execution, qui luy lioient les mains; Iubellius continua : « Puis que, mon païs prins, mes amis morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants pour les soustraire à la desolation de cette ruyne, il m'est interdict de mourir de la mort de mes concitoyens, empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse :>> et tirant un glaive qu'il avoit caché, s'en donna au travers la poictrine, tumbant renversé et mourant aux pieds du consul.

Alexandre assiegeoit une ville aux Indes; ceulx de dedans se trouvants pressez, se resolurent vigoreusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s'embraiserent universellement touts quand et leur ville, en despit de son humanité : nouvelle guerre; les ennemis combattoient pour les sauver, eulx pour se perdre, et faisoient pour guarantir leur mort, toutes les choses qu'on faict pour guarantir sa vie.

Astapa, ville d'Espaigne, se trouvant foible de murs et de deffenses pour soustenir les Romains, les habitants feirent un amas de leurs ri chesses et meubles en la place; et ayants rengé au dessus de ce monceau les femmes et les enfants, et l'ayants entouré de bois et matiere propre à prendre feu soubdainement, et laissé cinquante ieunes hommes d'entre eulx pour l'execution de leur resolution, feirent une sortie où, suyvant leur væu, à faulte de pouvoir vaincre, ils se feirent touts tuer. Les cinquante, aprez avoir massacré toute ame vivante esparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s'y lancerent aussi, finissants leur genereuse liberté en un estat insensible, plustost que douloureux et honteux, et monstrants aux ennemis que si fortune l'eust voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme ils avoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceulx qui, amorcez par la lueur de l'or coulant en cette flamme, s'en estants approchez en bon nombre, y feurent suffoquez et

'De Capoue, ou de la Campanie, Campanus, comme dit TITE-LIVE, XXVI, 15. C.

2 DIODORE DE SICILE, XVII, 18. C.

bruslez, le reculer leur estant interdict par la foule qui les suyvoit'.

Les Abydeens, pressez par Philippus, se resolurent de mesme : mais estants prins de trop court, le roy ayant horreur de veoir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors et les meubles, qu'ils avoient diversement condemnez au feu et au nauffrage, saisis), retirant ses soldats, leur conceda trois iours à se tuer avecques plus d'ordre et plus à l'ayse; lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté, et ne s'en sauva une seule personne qui eust pouvoir sur soy 2. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus aspres d'autant que l'effect en est plus universel: elles le sont moins que separees; ce que le discours ne feroit en chascun, il le faict en touts, l'ardeur de la societé ravissant les particuliers iugements.

Les condemnez qui attendoient l'execution, du temps de Tibere, perdoient leurs biens, et estoient privez de sepulture: ceux qui l'anticipoient en se tuants eulx mesmes, estoient enterrez, et pouvoient faire testament 3.

| ce qu'il se veoid plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair vifve à luy offrir, il s'en veoid nombre d'aultres, se prosternants emmy la place, qui se font mouldre et briser sous les roues pour en acquerir aprez leur mort veneration de saincteté, qui leur est rendue. La mort de cet evesque, les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment, l'ardeur du combat en amusant une partie.

Il y a des polices qui se sont meslees de reigler la iustice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il se gardoit, au temps passé, du venin preparé à tout de la ciguë, aux despens publicques, pour ceulx qui vouldroient haster leurs iours; ayant premierement approuvé aux six cents, qui estoit leur senat, les raisons de leur entreprinse : et n'estoit loisible, aultrement que par congé du magistrat et par occasions legitimes, de mettre la main sur soy 1. Cette loy estoit encores ailleurs.

Sextus Pompeius allant en Asie, passa par l'isle de Cea de Negrepont; il adveint, de fortune, pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'un de ceulx de sa compaignie, qu'une Mais on desire aussi quelquesfois la mort femme de grande auctorité, ayant rendu compte pour l'esperance d'un plus grand bien. « Ie de- à ses citoyens pourquoy elle estoit resolue de à sire, dict sainct Paul 4, estre dissoult, pour estre finir sa vie, pria Pompeius d'assister à sa mort, avecques Iesus Christ : » et, « Qui me despren- pour la rendre plus honnorable : ce qu'il feit; dra de ces liens? » Cleombrotus Ambraciota 5 et ayant long temps essayé pour neant, à force ayant leu le Phædon de Platon, entra en si d'eloquence, qui luy estoit merveilleusement à grand appetit de la vie advenir, que sans aultre main, et de persuasion, de la destourner de ce occasion, il s'alla precipiter en la mer. Par où desseing, souffrit enfin qu'elle se contentast. il appert combien improprement nous appellons Elle avoit passé quatre vingts dix ans en tres desespoir cette dissolution volontaire, à laquelle heureux estat d'esprit et de corps; mais lors la chaleur de l'espoir nous porte souvent, et couchee sur son lict, mieulx paré que de coussouvent une tranquille et rassise inclination de tume, et appuyee sur le coude : « Les dieux, dict iugement. Iacques du Chastel, evesque de Sois- elle, ô Sextus Pompeius, et plustost ceulx que sons, au voyage d'oultremer que feit sainct ie laisse que ceulx que ie vois trouver, te sçaLouys, veoyant le roy et toute l'armee en train chent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et de revenir en France, laissant les affaires de la conseiller de ma vie, et tesmoing de ma mort! religion imparfaictes, print resolution de s'en De ma part, ayant tousiours essayé le favorable aller plustost en paradis; et ayant dict adieu à visage de fortune, de peur que l'envie de trop ses amis, donna seul, à la vue d'un chascun, vivre ne m'en face veoir un contraire, ie m'en dans l'armee des ennemis, où il feut mis en pie- vois d'une heureuse fin donner congé aux restes ces. En certain royaume de ces nouvelles terde mon ame, laissant de moy deux filles et une res, au iour d'une solenne procession, auquel legion de nepveux. » Cela faict, ayant presché l'idole qu'ils adorent est promenee en publicque et exhorté les siens à l'union et à la paix, leur sur un char de merveilleuse grandeur; oultre ayant desparty ses biens, et recommendé les dieux domestiques à sa fille aisnee, elle print d'une main asseuree la coupe où estoit le venin, et ayant faict ses vous à Mercure, et les prieres I VALÈRE MAXIME, II, 6, 7. C. 2 ID. II, 6, 8. C.

1 TITE-LIVE, XXVIII, 22, 23.

2 ID. XXXI, 17 et 18. C.

3 TACITE, Annal. VI, 29 C.

Epist. ad Philipp. c. 1, v. 233. - Ad Rom. c. 7, v. 24. C. 5 Ou d'Ambracie. Voyez Cic. Tusc. quæst. I, 34. C.

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