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II.

LUCILIUS.

Il ne faudrait pas croire que la satire, telle qu'on la trouve dans les œuvres d'Horace, de Perse, de Juvénal, est sortie tout armée du cerveau de ces poètes; les choses nouvelles n'arrivent pas ainsi de prime abord à la perfection. Les littératures débutent rarement par des chefs-d'œuvre. Si les plus grands écrivains du siècle d'Auguste ont laissé des vers qu'on n'a jamais égalés depuis il faut tenir compte à ceux qui les ont précédés de ces premiers. pas dans une voie nouvelle, et parmi les hommes qui ont le mieux mérité de leurs successeurs et de la postérité, il n'en est pas qui soit plus digne d'une étude sérieuse que Lucilius.

Horace, dans la satire ive du livre rer, dit que Lucilius est le vrai disciple des meilleurs satiriques grecs, hinc omnis pendet Lucilius; il a la même gaieté, la même finesse, facetus, emunctæ naris, mais ses vers sont rudes, durus componere versus. Il lui reconnaît une verve intarissable,

In hora sæpe ducentos,

Ut magnum, versus dictabat, stans pede in uno.

Il lui est souvent arrivé de dicter deux cents vers dans une heure, debout sur un seul pied. Il y a là une moquerie évidente, et l'ami de Mécène a certainement manqué de justice envers un esprit des plus remarquables, à qui il devait bon nombre d'inspirations heureuses, que les plus savants, les plus illustres Romains de son temps aimaient et honoraient, et dont les nombreux ouvrages faisaient les délices d'une société en voie de transformation.

Lucilius a beaucoup contribué à développer ces rudiments d'éducation publique, il a préparé l'œuvre qui s'est accomplie sous

Auguste, il a su plaire à des esprits incultes, encore mal disposés aux perfectionnements d'une civilisation étrangère, et il fallait qu'on eût à la fois une grande admiration pour son talent et une grande confiance en sa vertu, pour accepter des jugements aussi sévères, accueillis par la malignité publique avec d'autant plus de plaisir que les coups du fouet vengeur tombaient sur les épaules des patriciens.

Caius Lucilius, l'ami de Scipion, de Lælius, d'Albin et autres personnages célèbres, naquit à Suessa-Aurunca, dans le Latium, l'an de Rome 605, 149 ans avant notre ère; il mourut à Naples âgé de quarante-six ans. Il était chevalier romain; il vint à Rome étant encore enfant, reçut une éducation soignée et s'occupa de poésie lorsqu'il sortait à peine de l'adolescence. Ses premiers essais, encouragés par des hommes considérables, furent bientôt suivis de travaux plus importants; la critique des mœurs privées, la satire des vices d'un monde qu'il connaissait bien, devinrent désormais son office, et cette forme littéraire à peine entrevue par Ennius et Pacuvius, prit sous sa plume un caractère de fermeté dont elle ne devait plus se départir. Mais de ces trente satires, qui marquèrent si énergiquement le début de cette école, il ne nous reste que des fragments, nombreux il est vrai, mais épars dans les auteurs contemporains ou postérieurs, et qui, recueillis avec un zèle admirable par les Estienne, père et fils, en 1564, et surtout par François Van der Does (plus connu sous le nom de Dousa), en 1597, forment aujourd'hui un des volumes les plus remarquables de la seconde série de la Bibliothèque latine-française de Panckoucke. Le travail de M. Corpet sur Lucilius est fort intéressant; la patience et la sagacité de ce professeur se sont montrées dans cette interprétation de textes altérés qu'il faut restituer sans cesse et sur lesquels les plus célèbres latinistes se sont exercés depuis près de trois siècles.

Mais ces débris d'une œuvre considérable renferment-ils quelque chose qui nous intéresse, et au milieu de ces énigmes sur lesquelles ont pâli des hommes comme Scaliger, Heinsius, Bayle, Casaubon et Saumaise, trouverons-nous la trace des idées médicales qui, écloses spontanément ou importées dans la société romaine, prenaient place dans la langue, dans la conversation, dans la comédie et la satire? Ce que nous avons recueilli dans Ennius est un encouragement à chercher des choses analogues dans un auteur qui

s'occupe plus directement des misères de la pauvre humanité, de ses vices, de ses erreurs, et la suite de ce travail prouvera que l'homme qui a fait une si rude guerre à ses contemporains n'a pas oublié le chapitre si intéressant de leurs maladies. Ainsi en parcourant le Lucilius si patiemment traduit et annoté par M. Corpet, nous signalerons à nos lecteurs un bon nombre de passages ayant trait à la médecine, et il nous sera sans doute permis d'exprimer le regret que nous cause la perte de la majeure partie d'une œuvre qui devait en contenir un bien plus grand nombre.

Commençons cette revue par un passage dans lequel nous trouvons l'indication d'une coutume antique qui nous reporte évidemment au temps où la médecine n'était pas encore une science et où l'art de guérir n'avait pas de ministres avoués. Parmi les fragments cités par les premiers scoliastes, sans indication du livre auquel ils ont pu appartenir, il en est un, no 17 de l'édition Corpet, qui se compose des deux vers suivants :

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Ante fores autem et triclini limina quidam
Perditu' Tiresias tussi grandævu' gemebat.

Ce qui veut dire : Mais à la porte et sur le seuil de la salle à manger, un Tirésias était là toussant et râlant, épuisé de vieillesse. Or, pourquoi ce vieillard aveugle (Tirésias, devin de Thèbes, et aveugle, est un terme devenu générique, témoin cet autre passage du livre ve des satires, cecidisse senem veterum tamen unum Tiresiam æqualem constat), pourquoi ce vieillard est-il ainsi placé au dehors de sa maison, sur la voie publique, lorsque la maladie et les années l'accablent? Isidore de Séville, dans ses Origines, au mot Desperatus, donne l'éclaircissement que voici : Consuetudo erat, apud veteres, ut desperati ante januas suas collocarentur, vel ut extremum spiritum redderent terræ, vel ut possent à transeuntibus forte curari, qui aliquando simili laboraverunt morbo. Voilà, si nous ne nous trompons, la médecine primitive, un appel fait à l'expérience de tout le monde, et qui a dû précéder la coutume de coucher dans les temples consacrés à Esculape.

Le vers suivant indique une maladie aiguë, un danger plus immédiat, même sans tenir compte de l'âge du patient :

Tum laterali dolor certissimu' nutiu' mortis ;

Alors la douleur de côté, sûr présage de mort. Ce symptôme était trop fréquent, trop évident pour passer inaperçu, aussi servit-il de bonne heure à fonder un pronostic défavorable. Cicéron n'était pas un grand médecin, en dépit des arguments du professeur Birckholz, qui a fait un livre assez médiocre, intitulé: Cicero medicus (Leips., 1806, in-8°), et cependant en racontant la mort de L. Crassus, il dit: Namque tum latus ei dicenti condoluisse, sudoremque multum consecutum esse audiebamus; ex quo cum cohorruisset, cum febri domum rediit, dieque septimo est lateris dolore consumptus. Il y a là une pneumonie parfaitement caractérisée, peut-être même avec pleurésie; et dans des circonstances analogues, beaucoup de malades de notre époque, soignés par d'habiles praticiens, font comme Crassus et le personnage de

Lucilius.

Si l'affection est bien décrite par le vieux poète, il se tait complétement sur le remède, ce qui prouve que les procédés thérapeutiques, s'il y en avait, étaient peu répandus dans ce monde ignorant. Ce fragment, no 18 des incerta sedis, contient une énigme difficile à deviner :

Querquera consequitur febris, capitisque dolores,
Infesti mihi, tanquam Rhondes Icadionque.

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Survient la fièvre querquera, et les douleurs de tête qui me tourmentent comme Rhondes et Icadion (deux pirates de ce temps-là, fameux par leurs cruautés). Mais qu'est-ce que la fièvre querquera? Plaute en parle; Lucilius y revient encore dans un autre fragment jactans me ut febris querquera, et dans le livre deuxième de ses satires on trouve un vers ainsi conçu :

Qui te, Nomentane, malum, jam querquera perdat!

Nomentanus, pendard! que la fièvre t'étrangle! - Cette leçon de Dousa, à la place du mot cætera, nous semble très ingénieuse et très plausible. Mais la chose en elle-même n'en devient pas plus claire, bien que les commentateurs nous disent: Febris frigida, cum tremore, ce qui est loin d'établir un caractère spécifique. Ils ajoutent Nam quidam quercum dictam volunt, quod id genus arboris quum grave sit, ac durum, tum etiam in ingentem evadat altitudinem. Nous ne pouvons guère accepter ces renseignements par trop vagues. Il faut cependant s'en contenter, en attendant mieux. Voici quelque chose de plus précis :

Inguen ne existat; papulæ, tama, ne boa noxit.

Pour qu'il ne se forme pas un bubon à l'aine, pour n'être pas incommodé de pustules, de tumeurs, d'enflures aux jambes. Le poète dit inguen, au lieu de tumor inguinis, et les anciens glossaires disent inguen (Bxcv). Mais papula, qu'on retrouve si souvent dans les anciens poètes latins, comme, par exemple, dans ce vers du livre XXVII, no 21, de notre auteur:

Tamen alii verruca, aut cicatrix, medius papulæ differunt.

Ils diffèrent toujours (les doigts) par une verrue, une cicatrice, des boutons. Papula, signifie à la fois, bouton, papule, érosion; cependant on lit dans Sénèque cette jolie phrase: Papulas observatis alienas, obsiti plurimis ulceribus. C'est une variante heureuse de l'éternel proverbe des deux besaces, de cette paille dans notre œil qui devient une poutre dans l'œil du voisin, etc.

Mais que signifie ce mot tama? Tumeur à la jambe, dit M. Quicherat; et M. Corpet n'a pas jugé à propos de nous gratifier d'une note à ce sujet. Dousa, plus explicite, écrit dans son commentaire Tama dicitur, quum labore viæ sanguis in crura descendit et tumorem facit. S'agit-il d'une varice ou de toute autre accumulation sanguine? Je ne suis pas en mesure de résoudre ce problême. Quant au mot boa, il faut encore recourir à Dousa, qui nous dit: Serpens est aquatilis quem græci udpor vocant, et comme ce serpent produit une enflure, on a donné le nom de boa à l'œdème sus-malléolaire. Si vous êtes satisfait de ces étymologies presque puériles, j'en suis fort aise.

Voici encore des vers qui signalent d'autres maladies de la peau; le premier, qui est extrait du livre xxx, n° 79, s'exprime ainsi :

Tristem et corruptum scabie, et porrigin' plenum,

Défait, rongé de gale et couvert de dartres.

On sait ce que tout cela veut dire, ces mots sont restés dans la science moderne. Le second vers nous offrira une petite difficulté :

Hæc odiosa mihi vitiligo est, non dolet, inquit.

Cette dartre blanche m'est incommode, mais elle n'est pas douloureuse, dit-il. - Vitiligo in corpore hominis macula alba, quam græci arqov vocant. Nous ne pouvons pas nous contenter de la traduction de M. Corpet, dartre blanche n'est pas médical. Le

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