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n'y a pas moyen d'éluder, de négliger l'examen sérieux et approfondi de son état mental. Agir autrement, ce serait tomber dans une sorte d'idolâtrie et, par excès d'attachement ou de déférence, manquer essentiellement de respect à la mémoire de celui qui mit en tête de ses ouvrages cette altière devise Vitam impendere vero. Un tel examen, d'ailleurs, importe à l'honneur de l'homme. Si, à la suite des cruelles tribulations que Rousseau eut à subir, sa raison n'avait pas reçu de graves atteintes et si, à mainte place, ses écrits, principalement ses confidences autobiographiques, ne se ressentaient trop évidemment de ce désordre intellectuel, on serait fondé à révoquer souvent en doute sa véracité, à suspecter la bonne foi de ses déclarations, à l'accuser de médisance et même de calomnie. Au lieu de nier un trouble cérébral qui éclate et se révèle dans les moindres actes de Jean-Jacques, qui n'a rien de déshonorant et qui, au contraire, lorsqu'on connaît les circonstances à la suite desquelles il se manifesta, s'explique facilement, se justifie, pour ainsi dire, l'historien psychologue doit préciser la nature de cette folie, en fixer les limites, en chercher les causes, en constater soigneusement les effets.

En ce qui touche la nature et les limites de cette singulière aliénation d'esprit, il n'y a qu'une observation à faire. Même lorsqu'elle atteignit à son maximum d'intensité, elle n'exerça aucune influence sur le talent de l'écrivain; elle n'altéra ni ne paralysa chez le grand prosateur le coloris du style, la pureté de diction, l'harmonie, le mouvement, la construction de la phrase, la puissance de jet, la solidité de déduction et d'enchaînement, l'éminente faculté de composition. Les derniers ouvrages du philosophe, ceux justement qu'il

écrivit pendant cette affreuse àgitation intérieure, sont les meilleurs comme forme, les plus irréprochables au point de vue de la beauté littéraire. C'est à Wootton que furent commencées les Confessions, poursuivies et achevées à Trye-leChâteau, à Monquin ; c'est de son avant-dernière habitation, du pauvre petit logement de la rue Plâtrière, et lorsque Rousseau voyait dans le plus inoffensif passant un délateur, un ennemi, que sont datées les Rêveries du promeneur solitaire, livre touchant et séduisant par excellence.

Dans les Dialogues, ce suprême témoignage de désespoir, ce monument de déraison, le talent ne souffre aucun affaiblissement, la phrase reste ferme, sonore, lumineuse, magistrale.

Essayons maintenant de déterminer les causes de ce funeste et inguérissable égarement. Elles sont de deux sortes et appartiennent à deux ordres de faits très-différents. Distinguons entre la cause sociale et la cause domestique, et sachons attribuer exactement à chacune d'elles sa part d'action.

Si l'on me demande de définir ce que j'entends par cette expression, la cause sociale, je dirai qu'on ne renouvelle pas une société, qu'on n'ébranle pas un monde sans attirer à soi, sans prendre sur son compte, le lourd fardeau des malveillances, des rancunes, des inimitiés. Les priviléges, les préjugés, les superstitions qui trouvent toujours à leur service et pour représentants officieux des agents actifs, nombreux et redoutables, unissent leurs efforts contre le téméraire qui veut porter atteinte à leurs immunités, réduire à néant leur crédit, saper leur puissance par la base. Rousseau n'échappa point à la loi commune. Encyclopédistes et jausénistes, catholiques et protestants, royalistes et répu

blicains, parlementaires et courtisans se donnèrent la main pour accabler l'auteur de la Profession de foi du Vicaire savoyard et du Contrat social; un moment, il sentit littéralement la terre lui manquer sous les pieds.

Quelque vigoureusement trempée que soit l'âme d'un homme, croyez-vous que cet homme en se voyant seul contre ses contemporains, seul contre son siècle, n'éprouve pas toutes les angoisses, toutes les agonies du doute? Sur quelle autorité s'appuie-t-il pour supporter et repousser les railleries des beaux esprits, les dédains des savants, les insinuations des dévots, les foudres de la justice, les anathèmes de l'Église? Sur sa raison, uniquement sur sa raison. Comment à certaines heures d'incertitude, de découragement, ne serait-il pas tenté de se défier de son intelligence? comment, en présence de l'hostile unanimité qui l'écrase, garderait-il une juste mesure? comment conserver une sereine disposition d'esprit, et ne pas se laisser glisser sur la pente de la susceptibilité maladive, de l'exagération, de la misanthropie?

Madame Sand, dans un admirable article intitulé A propos des Charmettes et publié dans la Revue des Deux Mondes', a très-bien vu, très-éloquemment démontré, que les inquiétudes de Jean-Jacques, ses tristesses et ses plaintes étaient plus légitimes que généralement on ne s'accorde à le re

connaître.

«Rousseau, dit-elle, n'était-il pas condamné et banni pour avoir écrit l'Emile? N'était-il pas également repoussé par les protestants, et forcé d'errer et de fuir comme un coupable? Avait-il rêvé cette persécution exercée contre lui par une monarchie et une république, cet anathème

1 15 novembre 1863. Voir aussi le spirituel et agréable article de M. Jules Claretie, les Charmettes, dans la Nouvelle Revue de Paris du 1er octobre 1864.

lancé par les deux Églises? Et quand il se retranchait contre l'intolérance dans une humble solitude, cherchant un village, une chaumière, l'oubli et le repos, les véritables mauvais philosophes, les Grimm et consorts, ne publiaient-ils pas contre lui des attaques plus perfides encore que celles de la gent dévote de Suisse et de France? Quel est donc ce parti pris de nier la conspiration contre Rousseau? Est-ce que les preuves n'existent pas? Est-ce que pour lui seul l'histoire ne prouve rien? »

Je n'ai guère besoin de transition pour arriver de la cause sociale à la cause domestique. Une association d'idées, toute simple et toute naturelle, nous y amène. Quand on réfléchit à la situation vraiment exceptionnelle, vraiment extraordinaire, que l'inflexibilité de son caractère et la direction de son génie avaient faite au malheureux et courageux réformateur, on se prend à regretter encore plus amèrement qu'il n'ait pas eu près de lui, dans des circonstances si pénibles, une compagne, une amie digne de le comprendre, de l'assister, de le consoler.

Et, à ce propos, il n'est pas inutile de remarquer que l'écrivain dont les ouvrages devaient avoir sur la condition et les sentiments des femmes une si décisive, une si heureuse influence; que le romancier-poëte qui, le premier après l'abbé Prévost, à une époque de sécheresse, de moquerie pédante, de froide méchanceté, de sensualité raffinée, osa parler le langage de la passion, traiter l'amour avec respect, avec sérieux, avec enthousiasme et le peindre en traits enflammés, ne rencontra point dans le cours de son existence une véritable amante dans le cœur de laquelle il pût épancher, retremper le sien. Assurément, je ne prétends pas mettre madame de Warens ni madame d'Houdetot en comparaison et en balance avec cette vilaine Thérèse; mais, quand je vois combien, moralement, elles avaient peu de

valeur, de distinction, d'élévation, je ne puis m'empêcher de plaindre Rousseau de les avoir aimées.

Vainement demeuré sous le charme, même dans la vieillesse, Jean-Jacques a dépensé à les embellir, les ennoblir, les idéaliser, les trésors de son prestigieux talent, nous ne pouvons accepter, partager ses illusions. Il est évident pour nous que ces deux femmes, au point de vue des qualités de l'esprit et de l'àme, étaient de la dernière médiocrité, d'une extrême et désespérante indigence. Malgré la familiarité d'un commerce intime assez prolongé, elles passèrent à côté de Rousseau sans l'apprécier, je dirais volontiers sans l'apercevoir. Madame de Warens ne le devina pas; madame d'Houdetot ne le comprit guère.

L'amie de Saint-Lambert était une bonne et douce personne, modérément intelligente, très-éloignée, très-effrayée du romanesque, et qui, trouvant rarement l'occasion de se montrer coquette, en usa et en abusa jusqu'à la cruauté à l'égard, du philosophe amoureux. Il fallait toute l'abnégation et tout l'aveuglement de l'amour, pour que JeanJacques lui adressât les lettres à Sophie. Madame d'Houdetot ne méritait aucunement cet excès d'honneur. J'ajouterai que lors de la brouille du solitaire avec madame d'Épinay elle fit preuve d'une prudence excessive, d'une circonspection qui dégénérait en tiédeur, et garda une neutralité qui dut être d'autant plus pénible à Rousseau, qu'il pouvait ne pas s'y attendre de sa part.

Descendons maintenant beaucoup de degrés et rejoignons Thérèse Levasseur que nous avons un instant mise à l'écart. Avec elle, la tâche du critique est facile. Il n'a pas besoin de se mettre en frais de sagacité, de recourir aux finesses

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