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IV

Juillet 1762.

A présent, mon cher Rousseau, que je crois que vous êtes moins accablé de lettres, il m'est impossible de garder plus longtemps le silence avec vous; je ne sais si Moultou vous a dit, comme je l'en avais prié, la part que j'ai prise à tout ce qui vous est arrivé, et le tourment qu'a causé à l'amitié que je vous ai vouée pour la vie les persécutions que vous avez essuyées. Oh! mon cher ami, si vous aviez cu assez de confiance en moi pour me prévenir sur ce que vous vouliez donner au public, je crois que les représentations que l'amitié m'aurait porté à vous faire, vous auraient détourné de votre projet. Quand tout ce que vous avez dit sur le christianisme serait fondé, quel bien feriez-vous à la société en lui enlevant un de ses plus fermes appuis? Quelles angoisses vous avez mises dans de bonnes âmes, en voyant des doutes proposés avec toute la force possible par un homme dont on adore les talents et le génie! Oui, mon cher Rousseau, j'en ai vu de ces âmes alarmées par la lecture de votre Émile, et auxquelles j'ai cu bien de la peine à rendre la tranquillité que leur donne une foi vive, dont nous avons tant besoin dans cette vallée de larmes et de misères. Je sais que votre système de religion naturelle est admirable, je l'ai lu, et cela avec transport, et je ne connais rien qui approche de cet excellent

1 Rousseau, prévenu fort à tort contre le pasteur Vernes, s'exprime ainsi dans sa lettre à Moultou du 24 juillet 1762, sur celle qu'on va lire : « Après un long silence, je viens de recevoir de Vernes une lettre de bavardage et de cafardise qui m'achève de dévoiler le pauvre homme. Je m'étais bien trompé sur son compte. Les directeurs l'ont chargé de me tirer, comme on dit, les vers du nez. Vous vous doutez bien qu'il n'aura pas de réponse. » A ce propos, Moultou répondait le 4 août suivant : « Ne croyez pas de mauvaise intention à V... ; certainement il n'en a aucune. »

morceau; mais, pour ne vous en pas tenir là, quel service vous auriez pu rendre à la religion de Jésus, à cette religion sublime, en retranchant ce que les hommes y ont ajouté, et en montrant que ce qui est la doctrine de Jésus et des apôtres s'accorde avec votre beau système de religion naturelle, l'étend et le perfectionne. Mais par vos difficultés sur le christianisme, vous avez troublé les âmes affermies dans la foi, enlevé ce qui en restait dans quelques autres, et fait triompher nos libertins, qui s'appuient de l'autorité d'un homme tel que vous, d'un homme de bien, d'un amateur zélé de la vérité; si au moins ils étaient tels que vous les demandez dans la religion naturelle ! Mais, mon cher Rousseau, qu'ils sont bien éloignés d'adorer Dieu et de le servir avec cette simplicité, cette pureté de cœur que vous exigez de vos disciples ! J'abrége, mon cher Rousseau; il m'a été impossible de ne pas vous montrer le fond de mon cœur, vous aimez trop la candeur pour blâmer celle avec laquelle je vous parle. Que ne pouvez-vous lire dans le fond de ce cœur! Vous y verriez le tendre intérêt que je prends à mon ami, et combien il manque à mon bonheur de ne pas vous voir dans une patrie dont vous auriez fait les délices par votre commerce, comme vous en faites la gloire par vos talents supérieurs. Mais, mon cher Rousseau, dois-je désespérer de vous embrasser jamais ? Donnez-moi, je vous en prie, de vos nouvelles, et n'oubliez pas le plus vrai de vos amis 1.

1 Les quatre lettres de M. Vernes à Rousseau, qui ont rapport à l'affaire du Jibelle, devraient être placées à la suite de celles qu'on vient de lire. Nous avons trouvé inutile cependant de les donner ici, puisque Rousseau lui-même les a fait connaître en les insérant dans sa Déclaration relative à M. Vernes, qu'on trouvera dans le recueil de ses écrits.

DELEYRE

Alexandre Deleyre, littérateur, né près de Bordeaux, en 1726, mort à Paris en 1797. Élève des jésuites, il fut d'abord d'une dévotion outrée, fit ensuite profession d'incrédulité et se lia avec les philosophes. Il eut pour protecteur le duc de Nivernais, qui le fit nommer bibliothécaire du duc de Parme. Pendant la Révolution française, il fut envoyé à la Convention par le département de la Gironde. Ses principaux ouvrages sont une Analyse de la philosophie de Bacon (1755); le Génie de Montesquieu (1758); l'Esprit de Saint-Évremond (1761) et plusieurs articles de l'Encyclopédie.

I

Bordeaux, ce 3 juillet 1756.

Voici de la besogne pour l'Encyclopédie, mon cher philosophe. Quand vous aurez trouvé la patience de la lire et de la refondre à votre gré, si vous en avez le loisir, vous me ferez plaisir de la faire passer à M. Diderot, pour en faire l'usage qu'il jugera à propos. J'ai d'autant moins de prétention sur ce travail, qu'après avoir beaucoup alambiqué mon esprit, je n'ai pu rien trouver en faveur de la Fortune 1, soit que mon cœur ou mon peu d'expérience m'en imposent. Je ne sais si ce parallèle entre un paysan et un parvenu vous plaira ; c'est à mon gré la meilleure idée de tout l'article, et je suis charmé de vous la devoir. Ce que je dis sur les gens de finance vous choquera-t-il? Je ne saurais ne pas dire ce que je pense, tant pis pour les gens qui n'aiment pas la

1 C'était là, sans doute, le titre de l'article que Deleyre envoyait à Rousseau pour l'Encyclopédie.

vérité. Je sais combien vous lui avez fait de sacrifices, et votre exemple m'enhardit. Pourvu que votre estime me reste, je crois que je me consolerai de toutes les autres pertes. Apprenez-moi que vous êtes heureux de votre manière de penser. Le contraire serait le plus fort argument qu'on pût opposer à vos systèmes, et je serais très-fâché que vous donnassiez prise à vos adversaires de ce côté. J'ai parlé de M. Titon du Tillet, que je n'ai jamais vu ni connu? Si le fait est vrai, comme cent personnes me l'ont assuré, c'est ici la place de rendre honneur à sa mémoire. Avez-vous vu votre illustre ami M. Diderot? Il me doit une réponse, et je l'en tiens quitte en considération de ce qu'il vous doit à vous-même. Je ne suis pas assez injuste pour penser qu'il ait un quart d'heure à me donner, lorsqu'il vous refuse un jour. Je voudrais pourtant que vous me procurassiez l'un ou l'autre, directement ou par vos amis, une lettre de recommandation auprès de M. d'Hérouville, commandant de notre province. J'aurais besoin de sa protection pour mon père. Il est philosophe, dit-on, il a servi l'Encyclopédie, et j'imagine que le nom des encyclopédistes me ferait honneur auprès de lui. Parlez-en à M. Diderot, je vous prie, ou à madame d'Épinay. Pardon, si je vous embarrasse encore des tracas de ce monde; vous savez que c'est bien à contre-cœur. J'ai des procès qui sont bien loin de finir, car notre parle ment vient de cesser ses fonctions. Que vous êtes heureux, ce me semble; et si j'étais à Paris, je dirais qu'on est heureux en province! d'où vient cette bizarrerie? Cependant, aujourd'hui que j'ai bien dormi, je me trouve assez content de l'arrangement du monde. Si le vent change ce soir, je reprendrai mon spinosisme. De tous les philosophes, les stoïciens me paraissent les plus fous, je ne vois d'autre mal que la douleur; et si la corruption des mœurs n'apportait pas de grands ravages dans la constitution mécanique de notre espèce, je ne vois pas pourquoi vous auriez si bien parlé contre les arts.

Dites à l'ami1 que vous m'avez procuré, et que j'espère partager éternellement avec vous, que je vais me remettre à l'article Fanatisme, sans discontinuer. J'ai l'esprit si roide, que je ne sais pas modifier la vérité. Je veux un grand mal à M. Diderot de ce qu'il dit dans l'article Autorité, que je lisais hier, qu'on n'a contre les rois ambitieux, injustes et violents, que le parti de la soumission et de la prière. La fin de cet article ne répond pas au commencement. Il ne faut pas toucher à ce qu'on ne peut manier à son gré; pour peu qu'une âme forte montre de faiblesse, elle détruit son propre ouvrage. Si je suis flatteur dans un endroit, je passerai pour satirique dans un autre, et jamais pour ami de la vérité. On ne me parle ici que du barreau, et je ne vois là que de l'intrigue tout comme ailleurs. J'irai quelqu'un de ces jours prendre la mesure et la situation d'une chaumière, pour voir si je pourrai m'apprivoiser avec les loups, car nous n'avons pas comme vous dans nos landes des cerfs et des sangliers; mais en revanche les hommes y sont tout couverts de peaux comme les ours. C'est de là que j'espère philosopher tout à l'aise avec vous. Soyez mon ami, cette pensée me vaudra la meilleure compagnie du monde. Assurez de mes respects madame d'Épinay pour qui j'ai toute l'estime qu'elle a pour son premier ours 2. Dites-lui que j'espère augmenter sa ménagerie un jour. Si je pouvais désapprendre à parler, et vous à penser, le beau couple que nous ferions. N'est-ce pas Minerve ou Cybèle qui attelle des lions à son char? Et si l'on voyait quelque jour sur les boulevards notre Pallas traînée en cabriolet par ses ours... ce serait une folie, par exemple, digne de notre sagesse. On pourrait au moins aller au bal avec la muselière. Je crois qu'elle conviendrait mieux à nos petits

1 D'Alembert.

2 Madame d'Épinay avait donné ce sobriquet à presque tous ses familiers. Grimm était l'ours musqué, etc.,

etc.

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