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dont Voltaire lui parle quelquefois avec intérêt dans ses ettres encore inédites. Je ne me hasarderai point à conjecturer ce qu'aurait été cet ouvrage. Toutefois, je ne puis me défendre de penser qu'il eût été le point de départ, au sein du protestantisme, d'une évolution sérieuse et salutaire, d'un mouvement en avant dans l'interprétation des Écritures. En ébauchant cette entreprise, Moultou jetait les fondements de l'œuvre que, grâce aux progrès de la science, grâce aussi aux tendances libérales qui se manifestent dans quelques parties de l'Église réformée, des hommes comme MM. Colani, Albert Réville, Coquerel fils sont en train d'accomplir courageusement et de mener à bien.

La correspondance de Paul Moultou avec Jean-Jacques roule principalement sur les différends qui, à plusieurs reprises, s'élevèrent entre l'illustre Génevois et ses concitoyens. Le jeune ministre prit chaudement le parti et les intérêts de son maître; il fut l'âme de la fraction assez considérable qui, au nom de la tolérance et de l'équité, protesta en faveur de Rousseau. Nous laisserons de côté, nous abandonnerons à l'oubli qu'elles méritent, ces interminables querelles qui, devant la postérité littéraire, n'auront d'autre excuse que d'avoir été l'occasion des Lettres écrites de la Montagne. Il vaut mieux consacrer les dernières lignes de cette Étude à l'examen d'une question qui n'est pas sans importance, et rechercher avec M. Ernest Naville', quelle est la véritable nationalité de Jean-Jacques Rousseau.

Rousseau a le caractère génevois, cela est incontestable. Il a eu beau s'enfuir de Genève, dès l'âge de seize ans, n'y re

4 Voir le substantiel et consciencieux article qu'il a consacré dans la Bibliothèque universelle, avril-mai 1862, aux Œuvres inédites de Jean-Jacques Rousseau.

venir que rarement et fréquenter les Encyclopédistes, les SaintLambert, les, Diderot, sa cité natale l'avait marqué d'uné empreinte qui ne put jamais s'effacer. Il porta dans le déisme l'esprit sérieux, précis et sévère de la Réforme ; et il lui donna ainsi, dans notre pays, des chances de durée, une consistance et une dignité que ne lui aurait certes pas conférées la perpétuelle et dénigrante ironie de Voltaire. Je ne nie pas la foi déiste de ce dernier; elle était, je crois, chez lui, très-sincère; mais il y mêlait tant de sarcasmes, de plaisanteries irrévérentes, de choquantes bouffonneries, que sa conception restant strictement philosophique et rationnelle, devait demeurer sans action bienfaisante sur l'évolution religieuse de l'humanité.

C'est Rousseau qui, avec ses habitudes génevoises et calvinistés de conviction ardente, a, si l'on veut bien souffrir cette expression, solidifié et corsé le déisme français trop léger, trop fluide, trop volatil avant lui. Mais si l'élément génevois, très-reconnaissable et très-distinct à l'origine, qu'il a réussi à nous faire accepter, ne doit être ni passé sous silence, ni systématiquement diminué, il faut avouer qu'il s'est insensiblement perdu dans le génie de la France, comme un fleuve dans l'océan. L'esprit français en ses belles et lumineuses parties a fort heureusement réagi sur Jean-Jacques; et, pour ne parler ici que de la forme de ses écrits, son style a toutes les qualités, toutes les ressources, toutes les nuances, toutes les richesses de la langue française. Ne fût-ce qu'à ce titre, il est des nôtres.

N'appuyons pas davantage sur ces contestations toujours un peu vaines. Un si grand homme n'appartient en réalité, ni à telle ville, ni à telle nation. C'est bien légitimement que

l'auteur d'Émile repose au Panthéon; mais il n'en a pas moins droit à la statue qui décore l'île des Barques, et sa patrie s'est honorée en la lui élevant. Genève, par cet acte d'intelligent patriotisme, a fait preuve de libéralisme religieux. Pour ceux qui apprécient à sa juste valeur cette noble cité si peu et si mal connue en France', pour ceux qui aiment non-seulement son aimable hospitalité, ses riants et pittoresques environs, son agreste Salève, son beau lac; mais aussi, mais surtout, son ferme esprit patriotique et républicain, son goût pour les sciences, son respect pour les lettres, sa culture morale si approfondie, si raffinée, son inébranlable piété qui, espérons le, se transformera sans s'affaiblir; pour ceux-là, disje, l'érection de la statue de Rousseau, en leur prouvant une fois de plus l'étroite parenté littéraire, philosophique et morale qui existe entre Genève et la France, a été le sujet d'une vive satisfaction, au lieu d'être un motif de mécontentement et de jalousie.

Le monument élevé à Rousseau par ses compatriotes exprime admirablement et symbolise en quelque sorte cette alliance, appelée dans l'avenir à se consolider et à se resserrer, non par les calculs et les violences de la politique, mais en vertu du penchant irrésistible qui attire les uns vers les autres les esprits capables de savourer le beau, de pratiquer le juste, de connaître et d'aimer le vrai.

Saint-Cloud, 27 décembre 1864.

JULES LEVALLOIS.

1 On ne s'en est que trop aperçu lors des tristes événements du mois d'août 1864, si bizarrement interprétés par la plupart de nos journaux, - Sur le passé et le présent de cette ville qui est plus qu'une ville, il faut consulter l'exact et instructif travail de M. Pictet de Sergy, Genève ancienne et nouvelle, et la brochure de M. Ernest Naville, Les élections de Genève, excellente, comme tout ce qui sort de la plume de cet esprit supérieur.

SES AMIS ET SES ENNEMIS

MOULTOU

Paul Moultou, né à Montpellier en 1725, mort à Coinsain, près de Genève, en 1785. Réfugié dans cette ville à la suite des persécutions religieuses dirigées contres protestants du Midi, il embrassa de bonne heure l'état ecclésiastique et s'y distingua par son amour du bien et par son libéralisme éclairé. Il est connu par ses liaisons avec Voltaire et surtout avec Rousseau, dont il fut toujours un ardent défenseur, et qui le fit dépositaire de la plupart de ses manuscrits. Il n'a laissé lui-même que des ouvrages demeurés inédits, parmi lesquels on pourrait citer comme le plus important une Étude sur les trois premiers siècles de l'Église chrétienne.

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Votre livre est ici le signal de ralliement de tous les bons citoyens, l'opprobre et l'effroi des méchants, et l'on peut juger maintenant de l'amour plus ou moins grand que chacun porte à la patrie par le degré d'estime qu'il donne à votre ouvrage. En un mot, si Genève peut conserver ses anciennes mœurs ou les reprendre, c'est à vous qu'elle le de

1 La Lettre à d'Alembert sur les Spe tacles.

vra, et le palladium de cette république est sorti de cet article de l'Encyclopédie qui devait la conduire à sa ruine.

Non, monsieur, le patriotisme ne parla jamais un plus touchant langage; l'ombre seule d'un républicain peut conserver tant de vie; seule elle peut chercher au fond des cœurs ces germes expirants de l'amour de la patrie, et, les développant de ces affections étrangères qui les concentrent et les absorbent, leur donner une nouvelle activité. Si vous nous avez peints plus vertueux que nous ne le sommes peut-être, c'est pour nous apprendre les vertus que nous devons avoir, et nous mettre dans l'heureuse nécessité de les acquérir. Il y a cependant encore des mœurs parmi nous, mais ce n'est pas chez le plus grand nombre. Les riches, depuis longtemps corrompus, ont commencé à corrompre les pauvres en les avilissant; les vertus ne sont que dans la classe des hommes médiocres, parce que ce n'est que là que peuvent être les vertus des républicains. Nos Lucullus et nos Apicius ont enfin produit des Atticus, et la nouvelle célébrité que nous avons acquise, se joignant à la décadence de nos principes et de nos mœurs, ne nous offre dans l'avenir que d'affligeantes perspectives. Autrefois nous n'étions connus que de nos voisins, mais nous n'appréhendions pas de l'être, nous leur avions appris à nous respecter: aujourd'hui nous craignons tout le monde, et tout le monde nous connaît.

Ce langage me convient peut-être peu à moi qui, Génevois par adoption, ne partage les droits du peuple le plus heureux de la terre que parce qu'il a daigné me décorer de ses priviléges. Mais si, en passant de l'esclavage à la liberté, j'en ai mieux senti toute la différence; si, épris de l'avantage inestimable d'avoir enfin une patrie que je peux avouer; si, échauffé du feu républicain qui brûle dans tous vos ouvrages, j'ai ensuite ouvert les yeux sur mes concitoyens, et que là j'aie vu des hommes, ennuyés de leur liberté, s'efforcer à substi

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