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texte à une fatyre fine de nos mœurs, & à des matières importantes que l'auteur approfondit, en paroiffant gliffer fur elles. Dans cette espèce de tableau mouvant, Usbek expofe fur-tout, avec autant de légèreté que d'énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous fes yeux pénétrans; notre habitude de traiter férieufement les chofes les plus futiles, & de tourner les plus importantes en plaifanterie ; nos conversations fi bruïantes & fi frivoles ; notre ennui dans le fein du plaifir même ; nos préjugés & nos actions en contradiction continuelle avec nos lumières ; tant d'amour pour la gloire, joint à tant de refpect pour l'idole de la faveur; nos courtifans fi rampans & fi vains; notre politeffe ex térieure, & notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux; la bifarrerie de nos goûts, qui n'a rien au-deffous d'elle, que l'empreffement de toute l'Europe à les adopter; notre dédain barbare pour deux des plus refpectables occupations d'un citoyen, le commerce & la magiftrature; nos. difputes littéraires fi vives & fi inutiles; notre fureur d'écrire avant que de penfer, & de juger avant que de connoître. A cette peinture vive, mais fans fiel, il oppofe, dans l'apologue des Troglodites, le tableau d'un peuple vertueux, devenu fage par le malheur: morceau digne du portique. Ailleurs, il montre la philofophie long-temps étouffée, reparoiffant toutà-coup, regagnant, par fes progrès, le temps qu'elle

qu'elle a perdu, pénétrant jufques chez les Ruffes à la voix d'un génie qui l'appelle; tandis que, chez d'autres peuples de l'Europe, la fuperftition, femblable à une atmosphère épaiffe, empêche la lumière qui les environne de toutes parts d'arriver jusqu'à eux. Enfin, par les principes qu'il établit fur la nature des gouvernemens anciens & modernes, il préfente le germe de fes idées lumineufes, développées depuis par l'auteur dans fon grand ouvrage.

Ces différens fujets, privés aujourd'hui des graces de la nouveauté qu'ils avoient dans la naiffance des lettres perfanes, y conferveront toujours le mérite du caractère original qu'on a fçu leur donner: mérite d'autant plus réel, qu'il vient ici du génie feul de l'écrivain, & non du voile étranger dont il s'eft couvert; car Usbek a pris, durant fon féjour en France, non feulement une connoiffance fi parfaite de nos mœurs, mais une fi forte teinture de nos manières même, que fon ftyle fait fouvent oublier fon pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut n'être pas fans deffein & fans adreffe: en relevant nos ridicules & nos vices, il a voulu fans doute auffi rendre juftice à nos avantages. Il a fenti toute la fadeur d'un éloge direct; & il nous a plus finement loués, en prenant fi fouvent notre ton pour médire plus agréable

ment de nous.

Malgré le fuccès de cet ouvrage, M. de Montefquieu ne s'en étoit point déclaré ouver

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tement l'auteur, Peut-être croyoit-il échapper plus aifement par ce moyen à la fatyre litteraire, qui epargne plus volontiers les écrits anonymes, parce que c'est toujours la perfonne, & non l'ouvrage, qui eft le but de les traits. Peut-être craignoit-il d'être attaqué sur le prétendu contrafte des lettres perfanes avec l'austérite de fa place; efpèce de reproche, difoit-il, que les critiques ne manquent jamais, parce qu'il ne demande aucun effort d'efprit. Mais fon fecret étoit découvert, & déja le public le montroit à l'académie françoife. L'évenement fit voir combien le filence de M. de Montefquieu avoit été fage. Usbek s'exprime quelquefois affez librement, non fur le fonds du chriftianifme, mais fur des matières que trop de perfonnes affectent de confondre avec le christianisme même; fur l'efprit de perfécution dont tant de chrétiens ont été animés; fur les ufurpations temporelles de la puiffance eccléfiaftique; fur la multiplication excelfive des monaftères, qui enlèvent des fujets à l'état,. fans donner à dieu des adorateurs; fur quelques opinions qu'on a vainement tenté d'ériger en dogmes; fur nos difputes de religion toujours violentes, & fouvent funeftes. S'il paroît toucher ailleurs à des questions plus délicates, & qui intereffent de plus près la religion chrétienne, fes réflexions, appréciées avec juf tice, font en effet très-favorables à la révélation; puifqu'il fe borne à montrer combien la raison

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humaine, abandonnée à elle-même,eft peu éclai rée fur ces objets. Enfin, parmi les véritables lettres de monfieur de Montefquieu, l'imprimeur étranger en avoit inferé quelques-unes d'une autre main : & il eût fallu du moins, avant que de condamner l'auteur, demêler ce qui lui appartenoit en propre. Sans égard à ces confidérations, d'un côté la haine fous le nom de zèle, de l'autre le zèle fans difcernement ou fans lumières, fe foulevèrent & fe réunirent contre les lettres perfanes. Des délateurs, espèce d'hommes dangereufe & lâche, que même dans un gouvernement fage on a quelquefois le malheur d'écouter, allarmèrent, par un extrait infidèle, la piété du ministère. M. de Montefquieu, par le confeil de fes amis, foutenu de la voix publique, s'étant présenté pour la place de l'académie françoife, vacante par la mort de monfieur de Sacy, le miniftre écrivit à cette compagnie, que fa majesté ne donneroit jamais fon agrément à l'auteur des lettres perfanes qu'il n'avoit point lu ce livre; mais que des perfonnes en qui il avoit confiance lui en avoient fait connoître le poifon & leianger. M. de Montefquieu fentit le coup qu'une pareille accufation pouvoit porter à fa perfonne, à fa famille, à la tranquillité de fa vie. Il n'attachoit pas affez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils fe prefentoient à lui, ni enfin pour en regarder la

fimple privation comme un malheur: mais l'exclufion perpétuelle, & fur-tout les motifs de l'exclufion, lui paroiffoient une injure.. Il vit le miniftre; lui déclara que, par des raisons particulières, il n'avouoit point les lettres perfanes; mais qu'il étoit encore plus éloigné de défavouer un ouvrage dont il croyoit n'avoir point à rougir; & qu'il devoit être jugé d'après une lecture, & non fur une délation: le miniftre prit enfin le parti par où il auroit dû commencer ; il lut le livre, aima l'auteur, & apprit à mieux placer fa confiance. L'acade mie françoife ne fut point privée d'un de ses plus beaux ornemens; & la France eut le bonheur de conferver un fujet que la fuperftition ou la calomnie étoient prêtes à lui faire perdre: car M. de Montefquieu avoit déclaré au gouvernement, qu'après l'efpèce d'outrage qu'on alloit lui faire, il iroit chercher, chez les étrangers qui lui tendoient les bras, la fureté, le repos, & peut-être les récompenfes qu'il auroit dû efpérer dans fon pays. La nation eût déploré cette perte, & la honte en fût pourtaut retombéc fur elle.

Feu monfieur le maréchal d'Eftrées, alors directeur de l'academie françoise, fe conduifit dans cette circonftance en courtifan vertueux, & d'une ame vraiement élevée: il ne craignit ni d'abufer de fon crédit, ni de le compromettre; il foutint fon ami, & juftifia Socrate. Ce trair de courage, fi précieux aux lettres, fi

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