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de l'empereur, et que celui-ci cherchait vainement à éteindre dans le sang des premiers martyrs. Mais il était dit que la parole serait d'abord enseignée aux simples et que les sages n'y viendraient qu'après la foule '.

Quoi qu'il en soit de cette question, on trouvera ici volontiers des vers qui certainement appartiennent à Sénèque le philosophe, et qui sont irréprochables de tout point. C'est un passage traduit d'un hymne de Cléanthe, des iambes remarquables et tout à fait dans la facture du tragique : Duc me, parens, celsique dominator poli, Quocumque placuit; nulla parendi mora est. Adsum, impiger fui; non te comitabor gemens, Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. Malusque patiar quod pati licuit bono??

Evidemment fata est ici dans le sens de la Providence, et le fond de ce passage c'est encore le sequere Deum. Et pourtant il y a tout à côté de ces beaux vers un mélange d'erreur, car, dans le passage qui a amené l'imitation de Cléanthe, il est dit qu'un grand cœur doit s'abandonner à la Providence et ne pas lutter, s'épuiser dans une lutte impossible contre la nature. C'est bien; mais l'auteur trouve le moyen d'enseigner le fatalisme par cette observation, que tout ce que nous souffrons est entré dès l'origine dans le grand ouvrage de Dieu: Nec deseramus hinc operis

1

Voir, dans le livre de M. D. Nisard (t. 1, p. 57-90), la question de l'identité des deux Sénèque parfaitement discutée, surtout en ce qui regarde la conformité des doctrines.

Epist. 90.« Conduis-moi, ô Père, toi qui règnes sur les hauteurs du monde, conduis-moi, partout où il te plaît. Sans retard, je t'obéirai. Me voici; j'ai été inactif jusqu'à ce moment; désormais, je t'accompagnerai sans gémir. Les destins conduisent l'homme avec son consentement; s'il résiste, ils le traînent. Ce que bon je dois souffrir, est-il mieux de le souffrir méchant ? »

pulchri cursum, cui quidquid patimur intextum est. Les biens et les maux ne sont pas, comme Sénèque ici semble le vouloir, un résultat passif, absolu du plan de l'univers; il y a la volonté de Dieu, puis la loi. de l'épreuve, qui est celle de l'homme et sa liberté d'agir ou de ne pas agir. De cet enchaînement prétendu de toutes choses, du tissu dans lequel tout ce que nous faisons, tout ce que nous souffrons est enfermé, Dieu et l'homme lui-même se jouent, l'un par sa puissance, l'autre par sa liberté. Or, ce passage du philosophe se rapporte à plus d'une formule qui pourrait, si l'on voulait se donner la peine de chercher, se recueillir chez le poète.

CHAPITRE XVI.

LUCAIN.

(39-65 après J.-C.)

1. LUCAIN, PHILOSOPHE STOÏCIEN.-II. PANTHEISTE.-III. SA DOCTRINE SUR LE MONDE SURNATUREL; MAGIE NOIRE.

La moitié du premier siècle de notre ère était à peine achevée, et déjà c'était la décadence. D'abord un silence de cinquante années; puis, sous Néron, un grand mouvement de lettres et d'art; mais ce mouvement n'avait pas licu sans une tendance vers la ruine. Le génie de l'homme croît et monte jusqu'au point qui lui a été assigné. Là, sur ce faîte, «il aspire à descendre, » il faut qu'il descende, c'est le destin. Toutefois il descend, non sans quelque majesté, dans un ciel moins pur, mais où demeurent les feux d'un soleil qui a passé son midi. Après Périclès, après Auguste, après Louis XIV, le génie ne se maintient pas à la même hauteur, les traditions ne sont pas évanouies, et il s'en faut bien que la scène littéraire soit déserte; elle n'est pas vide encore d'écrivains supérieurs.

Parmi les victimes que l'empereur Néron sacrifia à sa vengeance après la conspiration de Pison, l'une des plus illustres fut le jeune Annæus Lucain, de Cordoue, neveu de Sénèque le philosophe et disciple du stoïcien Cornutus. Ce poète, d'un beau et précoce génie, s'était attiré d'abord la faveur, puis la jalousie de l'histrion couronné qu'il effaçait par la supériorité de son talent. Après avoir vanté Néron avec excès, il conspira contre lui; mais, faible stoïcien

dans la pratique de la vie, il mourut sans courage; il alla même jusqu'à dénoncer sa mère, qui lui avait donné des leçons de force romaine et de conspiration.

Ce poète, enlevé si jeune à tant d'espérances, est le second poète épique de Rome. Il est auteur de la Pharsale, poème en dix livres, dans lequel il raconte la rivalité de Pompée et de César, et la guerre civile qui en fut la suite, jusqu'au siége d'Alexandrie. Ce poème historique manifeste toutes les qualités d'un génie original et tous les défauts d'une époque de décadence. On y reconnaît un souffle poétique si élevé, de si riches descriptions, tant d'éloquence dans les discours, tant de force dans les caractères, une pensée si mâle, un si vif amour de la patrie et de la liberté, une grandeur si romaine, que son auteur a conservé un rang éminent parmi les poètes, et que les plus grands hommes, surtout Corneille, en France, lui ont payé un juste tribut d'admiration.

Considéré comme philosophe, Lucain aussi donne lieu à de curieuses études. On reconnaît dans son œuvre les éléments les plus divers de la pensée à Rome, au second siècle de l'empire; on y trouve surtout le stoïcien, avec toutes les extrémités de cette célèbre discipline dans l'ordre philosophique et dans l'ordre moral.

I

Pour se représenter le stoïcien romain dans ses traits les plus accusés, il suffirait d'étudier le grand épisode du premier livre de la Pharsale, l'entretien de Caton avec Brutus. On sait très-bien que le stoïcisme, vers le temps où nous sommes, n'était plus le même que celui de Néron ; un peu plus tard, Epictète et Marc-Aurèle le forcèrent à platoniser; Sénèque, le philosophe, déjà est sur cette pente, ou

plutôt dans cet essor; mais le stoïcisme chez Lucain a con-servé sa sève première, l'âpreté sourcilleuse de ses formules, sa morale inaccessible et sa métaphysique sans issue, l'étoffe rude et sans plis du manteau dont il est drapé. in

César est au moment d'entrer dans Rome; Brutus, décis sur le parti qu'il doit prendre, vient consulter Caton, le plus vertueux citoyen de la république. Les deux discours sont des modèles de cette éloquence vive et sophistique, qui signale le temps où écrivait Lucain. Jamais l'idéal stoïcien ne s'est montré plus impérieux et plus fort. Otia solus ages, sicut cœlestia semper Inconcussa suo volvuntur sidera lapsu? Fulminibus propior terræ succenditur aer, Imaque telluris ventos, tractusque coruscos Flammarum accipiunt; nubes excedit Olympus, Lege deûm; minimas rerum discordia turbat, Pacem summa tenent1.

A l'emphase des éloges dont il est l'objet, Caton répond dans les termes que voici:

Summum, Brute, nefas civilia bella fatemur;
Sed quæ fata trahant virtus secura sequetur.

Crimen erit superis et me fecisse nocentem2.

C'est bien le stoïcisme, dans l'exagération qu'il avait prise en s'associant au génie hautain de Rome. La sagesse du Portique est au-dessus de tout. Les dieux sont respon

Phars. 1. II, v. 269.-« Seul, resteras tu dans ton repos, comme les astres, sans être ébranlés dans leur cours, roulent à travers l'espace du ciel? L'air, plus près de nous, est embrasé par la foudre; au-dessous, la terre reçoit l'effort des vents et les sillons étincelants de la foudre; mais l'Olympe s'élève audessus des nuages. Telle est la loi des dieux. La discorde agite les petites choses, les grandes demeurent en paix. »>

2 V. 288. - « Brutus, la guerre civile est, je l'avoue, le plus grand des crimes, mais ma vertu suivra d'un pas assuré le destin qui m'entraîne. Ce sera le crime des dieux de m'avoir fait criminel. »

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