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Tite-Live parle bien de certains chants nationaux qu'il appelle des chansons de table, et dans lesquels les premiers Romains avaient coutume de célébrer les actes de leurs ancêtres et de glorifier leur nation. Le souvenir de ces épopées populaires, de ces romanceros inconnus, n'a servi qu'aux conjectures du savant et aventureux Niebhur, attribuant à ces premiers poètes, à ces aèdes politiques de Rome naissante, une grande partie des récits menteurs recueillis par Tite-Live, et qui seraient devenus par la suite l'histoire populaire, et acceptée de tous, de Rome sous ses rois. Il n'est rien resté des farces fescennines et des atellanes, informes essais de la muse comique, venus à Rome de l'Étrurie et du pays des Volsques 2; rien non plus des comédies plus régulières qu'on vit pour la première fois à Rome en 389, à l'occasion d'une peste dont la ville était désolée. Mais il y a des fragments en prose. On conserve, par exemple, quelques lignes des lois et des constitutions royales formant ce qui était appelé le droit Papirien; on connaît aussi un trait de la loi Tribunitienne, sous la date de 260 de Rome; mais ces anciens débris paraissent avoir été retouchés et rajeunis. C'est surtout aux lois des XII Tables, base et véritable origine du droit romain, qu'il faut demander les premiers monuments de l'idiome 'des Romains. Mais ceux de ces fragments qui sont textuellement authentiques sont aussi d'une interprétation fort difficile, et ne peuvent guère être compris qu'au moyen du texte même de l'auteur qui les cite. Une inscription du tombeau des Scipions, datant de 470 et retrouvée en 1750, offre un sens obscur, mais des expressions d'un latin assez clair. Enfin il y a l'inscription de la colonne rostrale de Duilius, en 494, où

'Liv. xxv, 12.-Cic. Tusc. 1, 2; iv, 2.

Horace, liv. II, Epist. 1, 139.-Liv. VII, 2.

l'on trouve, à côté d'archaïsmes inévitables, la généralité des mots latins bien conservée 1.

C'est donc du vie au viie siècle que la transformation s'est accomplie, sous l'influence de la langue grecque, de plus en plus répandue en Italie. Ce ne fut pas, il faut le reconnaître, une œuvre populaire que ce perfectionnement de la langue latine. Le langage proprement romain fut toujours un dialecte choisi, urbanus sermo, tandis que celui du pays latin, se maintenant toujours conforme à son berceau, fut le sermo rusticus, parlé dans la campagne et par le peuple inférieur de la cité. Cicéron dit formellement que les grands de Rome, au vie siècle, se faisaient honneur de parler une langue plus pure et plus parfaite que celle du peuple. Le grec devait abonder dans le discours patricien, et l'élément, le fonds latin dans celui du peuple 2.

Dans cette langue ainsi formée, il est en effet nécessaire de constater ce qui est grec et ce qui est demeuré italique, de distinguer la couche hellénique qui se montre à la surface d'avec le fonds primordial, les mots de la langue aborigène. Ceux-ci ont une certaine empreinte âpre et austère qui demeurera l'un des caractères de la langue connue du peuple de Rome. La même énergie persiste dans les tours, beaucoup moins faciles que ceux de l'idiome grec. Jamais la phrase latine n'aura la forme svelte, élancée, la beauté verte et touffue de la phrase, je dirais presque de la forêt grecque. Entré dans la carrière de la civilisation avec une idée fixe, l'idée de la nationalité, le peuple romain réfléchira toujours plus dans sa langue l'auguste austérité des premiers âges, la religion, le droit, la solennelle histoire que les vives ardeurs de l'imagination, ou du moins faut-il recon

Voir tous ces textes dans le savant et si utile travail de M. Egger, Veteris latinitatis relliquiæ.

De orat. III, c. 11 et 12; de offic. liv. 1, c. 37.

naître que cette langue latine, telle qu'elle s'était formée après un travail de six siècles, le cède à la langue grecque pour les qualités qui rendent une langue favorable à la poésie. D'abord faite pour les besoins ordinaires d'une existence bornée, nullement littéraire, expression de la dignité patricienne et de la domination de Rome, elle n'était pas soudainement éclose, comme celle d'Homère aux feux du soleil ionien. Dès l'instant où elle se montre à l'horizon, la langue grecque est rayonnante, elle se couronne de fleurs et d'épis; le plus loin qu'elle se laisse apercevoir elle est faite, elle est mûre, elle est dans sa splendeur, et il ne lui est pas nécessaire de traverser les pâles espérances du printemps pour arriver aux trésors de l'été. Il n'en est pas de même de la langue romaine. Si je ne craignais pas de multiplier les figures, je croirais la voir s'avancer lentement, d'abord ruisseau paisible, sortant de grottes obscures, et roulant sans bruit entre deux rives étroites qui s'élargissent peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin, fleuve longtemps contenu dans son lit, mais sans perdre son caractère de torrent, elle achève sa course, après avoir fertilisé, par tous les canaux de l'intelligence, l'immense empire du peuple-roi.

Quoiqu'il en soit, au lieu de se lasser à rechercher les différences de ces deux grands idiomes, il vaut mieux les admirer, les cultiver, les aimer l'une et l'autre, ces deux sœurs admirables, aussi riches dans leurs contextures que fécondes en monuments dont s'enorgueillit l'esprit humain. Mais il ne faut pas anticiper. Nous ne sommes pas encore au moment où la langue romaine, après avoir secoué la rouille des âges antérieurs, s'est montrée ferme, nerveuse, pleine de majesté, noble et grave avec tous les caractères d'une splendide maturité, lorsque, entrée dans son grand siècle, elle fournira sa matière d'or au travail de ses poètes

immortels. Nous sommes ici au vie siècle seulement, à l'époque où l'annaliste Fabius Pictor, en 529, entreprit de faire connaître en langage national l'histoire entière de son pays. Les poètes se montrèrent alors, et ils trouvèrent, avec une langue à peu près formée, une civilisation préparée et un public choisi pour les entendre et pour les cou

ronner.

Disons-le d'avance, la poésie à Rome sera toujours un art peu populaire, patricien surtout, fleur étrangère de peu de parfum d'abord, expression d'une philosophie exotique où domine déjà le scepticisme, d'où le vieil esprit latin s'est exilé, comme nous en serons convaincus, en passant en revue les plus anciens poètes romains formés à l'école grecque et dont quelque souvenir est parvenu jusqu'à nous.

IV

Ces poètes, que nous allons étudier, pour leur demander leur sagesse, c'est-à-dire ce qu'ils ont pensé sur les problèmes qui intéressent l'homme moral, ils étaient déjà pénétrés des systèmes plus ou moins erronés ou menteurs de la philosophie grecque. La date de l'introduction de cette philosophie à Rome est précise. Ce fut en 599, lors d'une ambassade envoyée par les Athéniens aux Romains, dans laquelle figurèrent le nouveau platonicien Carnéade, le stoïcien Diogène, le péripatéticien Critolaus. Les vieux Romains s'étaient émus en entendant Carnéade parler de l'incertitude de toutes nos connaissances, et se faire un mérite de traiter le pour et le contre dans toutes les questions; ils avaient dû repousser cet art trompeur d'aveugler l'esprit et de l'entraîner sans l'avoir convaincu. Caton le censeur demanda que par un sénatus-consulte il fùt enjoint aux am

bassadeurs de sortir immédiatement de Rome, et de ne pas s'obstiner à corrompre de leur poison la simplicité de l'antique foi et la droiture des mœurs nationales. Mais l'impulsion donnée devait être irrésistible. L'année 607, six ans seulement après l'ambassade, Corinthe étant détruite, la paix s'établit, le génie grec fit invasion, et la philosophie grecque fut admise en quelque sorte triomphalement dans l'empire romain; elle entra en même temps, tout entière, comme une armée avec ses divers corps, je veux dire avec toutes ses écoles, telles qu'elles florissaient dans Athènes, leur berceau, ou dans Alexandrie, où elles avaient été transportées.

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Le stoïcisme pénétra le premier, cela devait être. L'esprit romain, l'esprit religieux et plein de vigueur de la cité romaine dut se retrouver quelque temps dans les fortes tendances de cette philosophie de Zénon, qui maintenait la dignité de l'âme, et, consacrant le dogme de la liberté, enseignait l'inviolable autorité du devoir. Bientôt suivit l'épicurisme, mais d'abord timide et prudent, se donnant comme la doctrine de la vie heureuse, de la vie qui s'est posé le bonheur pour but, mais le bonheur par la vertu, bonis artibus, ainsi qu'avait pu l'enseigner à Rome même le péripatéticien Critolaus. Plus tard, à mesure que la corruption se propagea, que la religion s'affaiblit, que les anciennes mœurs disparurent, alors aussi prit cours un épicurisme plus complet et plus logique, et de grands poètes s'attachèrent à glorifier cette métaphysique qui croit le monde issu du hasard par le concours fortuit des atômes, qui admet le plaisir comme loi suprême et regarde la religion comme un tissu de fables vaines, comme une chaîne fatale pour l'intelligence et pour la liberté. Le platonisme se répandit tardivement à Rome; il semblait réservé à l'époque la plus

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