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ÉPITRE

A M. LE BRUN.

1783.

DIGNE enfant d'Apollon, successeur des Orphées,
Toi, par qui de nos jours les neuf savantes Fées,
Malgré tant de Cotins, soi-disant immortels,
Ne verront point encor s'écrouler leurs autels;
Si tu hais, cher Le Brun, les auteurs à la glace,
Aimes-tu mieux, dis-moi, le délire et l'audace
D'un poète ignorant qui, sans règle et sans art,
En ses vagues écrits ne suit que le hasard?

Quand la belle Pandore, à la voix du Génie,
Reçut en même tems la jeunesse et la vie,
Jupiter, du prodige et confus et jaloux,
Accabla son vainqueur d'un éternel courroux.
Chassé du ciel, privé même de la lumière,
Aucun dieu ne daigna consoler sa misère:
Tous, de leur souverain lâches adulateurs,

Maudirent à l'envi l'objet de ses rigueurs.

Mais la Raison n'eut point cette indigne faiblesse :
Brûlante d'une auguste et sublime tendresse,
Elle suit le Génie; et sa prudente main
Aux pas de cet aveugle enseigne le chemin.

A son guide échappé, quelquefois de ses ailes
Il affectait encor les voûtes éternelles;

Heureux, quand, mieux que lui veillant à son bonheur,
La Raison modérait cette bouillante ardeur!
Enfin, désabusé du séjour du tonnerre,

Cet illustre banni descendit sur la terre.
La Raison l'y suivit; et bientôt les mortels
Devinrent confidens des secrets éternels.

O vous, qui recherchez les principes des choses,
Les sublimes effets et les sublimes causes,
Le calcul infini qui forma l'univers,

Et l'espace, et le vide, et les mondes divers,
De ce tout merveilleux l'éternelle harmonie;
Sachez vous méfier de l'aveugle Génie;
Adorez la Raison, et consultez sa voix.

Et vous, qui d'Apollon suivez les douces lois,
Si vos efforts heureux quelquefois sur la scène
Ressuscitent encor Thalie et Melpomène,
Ou si d'un vol plus haut vos chants audacieux
Célèbrent les combats, les héros et les dieux,
Que la Raison sans cesse à vos écrits préside;

Ne vous écartez point de ce fidèle guide.
Non qu'il faille blâmer ces généreux transports
Qui du cygne thébain animent les accords:

Aux banquets d'Apollon quand tu touches la lyre,
O Le Brun, sous tes doigts tout Pindare respire;
Émule de Rousseau, peut-être son vainqueur,
A peine mes regards mesurent ta hauteur;
Mon âme, en un moment sur tes pas élancée,
Ne voit plus que par toi, ne suit que ta pensée;
Et, ne pouvant me perdre avec toi dans les cieux,
Je t'applaudis au moins et du geste et des yeux.
Mais que tu sais unir la sagesse à l'audace!
Dans tes vers, tour à tour pleins de force ou de grâce,
Tantôt j'entends gronder les aquilons fougueux,
Et tantôt soupirer les zéphyrs amoureux.
Tu chéris la Raison: ton audace immortelle
A ses divins accens jamais ne fut rebelle;
Non pas cette pédante et lourde déité
Que l'on nomme Raison chez la stupidité;
Qui, jusque dans mes vers, d'un compas tyrannique,
Introduit chaque jour l'esprit géométrique,
Et plus d'une fois même à son humble niveau
Prétendit rabaisser et Corneille et Boileau;
Mais la Raison sublime, à l'âme grande et fière,
Dont l'œil suit aisément l'aigle dans la carrière;
Compagne de Newton, quand, d'un vol glorieux,
Mortel il pénétra dans le conseil des Dieux.

ÉPITRE

A M. LE SUEUR.

1787.

D'ou naissent tes chagrins, enfant de l'harmonie?
Quoi! déja tes rivaux, armant la calomnie,
Font siffler contre toi ses serpens odieux!
L'artiste sans génie est faux, insidieux;
Heureux du mal d'autrui, tout succès le déchire.
Il devient ennemi, du moment qu'il admire.
Quel ennemi, grands dieux! qu'un rival offensé!

D'un immortel éclat le vulgaire blessé
Au mérite éminent paie un tribut d'envie,
Juste envers les tombeaux, ingrat pendant la vie,
Chantre du Portugal, ô Chantre infortuné,
De ton pays entier tu meurs abandonné;

Tu meurs dans l'indigence; et ton ombre plaintive,
Sur les rives du Tage errante et fugitive,
Souvent durant la nuit pleure, et de ton trépas
Accuse un roi stupide et des peuples ingrats!

Partout de l'injustice on voit de grands exemples:
Partout ces demi-dieux qui méritaient des temples
N'obtenant que la haine et souvent le mépris;
Voltaire à soixante ans, loin des murs de Paris,
Fuyant avec la gloire, et cherchant un asile;
Les cités se fermant devant l'auteur d'Émile;
Le vainqueur de Térence à peine enseveli;
Corneille vieillissant presque mis en oubli;
Milton chez les Anglais mourant sans renommée;
La muse des Toscans à Ferrare opprimée;
Et les inquisiteurs, au fond d'une prison,
Près du vieux Galilée enfermant la raison;
Et la faim consumant l'Apelle de la France',
Quand Mignard et Coypel vivaient dans l'opulence.
Ami, l'ignores-tu? Si l'un de tes aïeux

Par ses doctes travaux sut enchanter nos yeux,
Ce peintre, dont l'Europe admire encor les veilles,
Voit un fer sacrilége insulter ses merveilles 2
Nobles enfans des arts! accourez, vengez-vous;
Punissez un rival qui vous éclipse tous;
Déchirez, mutilez ces vivantes images;
N'épargnez aucun trait; vos coups sont des hommages.
Mais bien plutôt brisez vos stériles pinceaux:
Quand vous auriez détruit ses éloquens tableaux,

1. Le Poussin.

2. On sait que Le Sueur avait enrichi le petit cloître des Chartreux de peintures sublimes, que des envieux mutilèrent.

OEuvres anciennes. III.

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