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Grèce, le polythéisme n'était pas étroitement lié aux intérêts politiques, et les intérêts politiques aux intérêts religieux : la loi n'y venait pas en aide à la politique, stricte, inflexible, armée de la double autorité du temps et de la religion. Mais pour n'avoir pas ces ennemis, la loi et la politique, les jurisconsultes et les sénateurs, le christianisme, en Grèce, ne manqua point d'adversaires nombreux et habiles.

Au premier rang, il faut mettre les juifs. Entre les juifs et les chrétiens, c'était presque une guerre civile: Propria ex æmulatione judæi, dit Tertullien. C'est, qu'en effet, les juifs s'étaient trompés. Charnels et grossiers, ils avaient méconnu le Messie dans sa simplicité divine : leur héritage avait passé aux gentils. Même ainsi déchus, ils ne comprenaient point le passage qui s'était opéré de la loi ancienne à la loi nouvelle; et l'effort continu des premiers apologistes grecs sera de le leur faire comprendre. A Rome, obscurs et méprisés, les juifs ne pouvaient être pour les chrétiens que l'on confondait avec eux, des ennemis aussi redoutables que dans le monde grec, où partout répandus, ils prenaient part au mouvement intellectuel qui remplaçait la liberté et en consolait.

Après les juifs venaient les philosophes. Nous avons vu, à Rome, les âmes, selon qu'elles étaient nobles ou dégradées, se livrer au stoï

cisme ou à l'épicurisme, et dédaigner d'ailleurs les spéculations de la philosophie auxquelles, en Grèce, les esprits ne purent jamais renoncer. Au premier siècle de l'ère chrétienne, nous y trouvons deux écoles principales, l'une déjà ancienne, l'école sceptique, l'autre plus nouvelle, et qui sera un jour l'école néo-platonicienne, mais qui n'était encore que l'école d'Alexandrie.

Alexandrie que son fondateur avait bâtie pour être le centre de deux mondes et le lien du commerce de l'Asie et de l'Europe, Alexandrie eut une autre et plus grande destinée: elle fut le rendez-vous, le foyer où se réunirent, où s'épurèrent, où s'altérèrent aussi toutes les opinions de l'Orient et de l'Occident, toutes leurs philosophies, toutes leurs croyances. Berceau du syncrétisme, elle sera le dernier asile de la philosophie platonicienne. Philon y spiritualisa le judaïsme, en y introduisant les explications mystiques où quelquefois les Pères grecs s'aheurteront. De ces deux écoles, la première ne fut pas la plus redoutable au christianisme Lucien et Celse, qui en sortiront, lui seront moins dangereux que les hérétiques qui s'élèveront de la seconde école, l'école d'Alexandrie. Le fruit propre de l'école d'Alexandrie et son péril pour le christianisme, ce sera le gnosticisme. Le monde romain, pendant longtemps n'a, pour ainsi dire, point connu les hérésies, ou s'il les a connues, c'est

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en quelque sorte de seconde main. Tertullien qui les a réfutées, les confond plus qu'il ne les discute; et celles que Rome a plus particulièrement acceptées, sont moins des hérésies théologiques que des hérésies morales: elles atteignent la discipline et respectent le dogme. Il n'en va point ainsi dans le monde grec. L'hérésie s'y montre sous toutes les faces; elle est pour ainsi dire dans le berceau même du christianisme; elle se développe, elle grandit, elle se fortifie avec lui. Des premiers gnostiques, Cérinthe, Saturnin, Basilides, à Arius, et d'Arius à Eutychès, que de formes n'a-t-elle pas revêtues! C'est à la vue de ces douloureuses transformations que Bossuet s'écriera : « Je frémis, je sèche, Seigneur, je suis saisi de frayeur et d'étonnement; mon cœur se pâme, se flétrit, quand je vous vois en butte aux contradictions, non-seulement des infidèles, mais encore de ceux qui se disent vos disciples. Voilà les ennemis sans cesse renaissants que I'Église grecque aura plus particulièrement à combattre.

Auprès de ces deux grandes et redoutables oppositions, le judaïsme et la philosophie, c'était une faible résistance que celle qui pouvait venir de la religion hellénique, du polythéisme proprement dit. Cette opposition toutefois qui s'élevait plus particulièrement du sein du peuple, et qui avait ses racines dans les passions et dans

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les intérêts de la multitude, n'était pas sans danger et sans force. En Grèce, les théologiens avaient été les poëtes créateurs de la religion, ils l'avaient faite à l'image de l'homme, de ses passions, de ses fantaisies, de ses illusions et de ses craintes; et cette religion ainsi faite à la ressemblance humaine, ils l'avaient en quelque sorte rendue palpable et visible: les divinités étaient partout, hors des temples comme dans les temples; à la source des fleuves, dans le silence des bois, au sommet des montagues; il y en avait pour toutes les faiblesses comme pour tous les rêves de l'âme humaine : l'Olympe tout entier était descendu sur la terre; on comptait presque autant de dieux que d'hommes:

« Le paganisme, dit saint Jean Chrysostome, avait pour lui une longue prescription. Comment changer les habitudes, non pas de quelques années, mais de tant de siècles; non de quelques hommes, mais du monde entier. Car c'étaient les philosophes et les orateurs, les Grecs et les barbares, les savants et les ignorants, les peuples et les rois, les habitants des villes et ceux des campagnes, c'étaient tous les âges et toutes les professions qui étaient courbés sous le joug de l'erreur. Cette erreur, tout y ramenait sans cesse, et la terre et les mers, et les montagnes et les fontaines, tout ce qu'il y avait dans la nature d'animé ou d'inanimé. » Les poëtes se doivent

donc placer un peu au-dessous, mais à côté des philosophes cependant, dans la liste des adversaires que rencontrait en Grèce le christianisme.

Les intérêts, avons-nous dit, résistaient aussi. Assurément, ils n'étaient ni aussi âpres, ni aussi redoutables qu'à Rome : ils réclamaient toutefois. Quand saint Paul prêcha dans Éphèse l'adoration en esprit d'un Dieu unique, les ouvriers se répandirent en désordre dans les rues, en criant: «<la grande Diane d'Éphèse, » et en protestant par des cris contre cette parole éloquente et nouvelle qui menaçait de les ruinér. Il y avait bien, il est vrai, dans cette émeute, un intérêt matériel qui les poussait; cependant, ce n'était pas, je le crois, le seul motif qui les fit agir. L'amour de leur art y entrait, autant que l'intérêt. En fabriquant ses divinités, le peuple grec obéissait à un sentiment du beau au moins autant qu'à une raison d'intérêt. Le diêu que son ciseau avait animé, devenait pour lui vivant. Proscrire le culte matériel des dieux, c'était attaquer tout à la fois le peuple grec et dans sa foi et dans sa passion d'artiste. Un des derniers écrivains grecs que nous aurons à examiner nous dira quelle fut la persistance de ce qu'il appelle les affections. grecques, c'est-à-dire des caprices de l'imagination unis aux subtilités métaphysiques. Poëtes et philosophes, juifs et hérétiques, furent donc

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