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des bienfaits, ont mérité de vivre dans la mémoire : tous rayonnent le front ceint d'un bandeau plus blanc que la neige. »>

Virgile nous montre des gloires vertueuses, des triomphes pacifiques; tous les bienfaiteurs de l'humanité; tous ceux qui l'ont défendue par leur courage, honorée par leur piété; qui l'ont embellie par le génie des arts, ou consolée par de nobles accents. Aussi à de tels hommes, pour récompense, plus de ces vains amusements qui charmaient les héros dans les champs Élysées; plus de chars fantastiques, de coursiers imaginaires, d'armes inutiles; mais bien la contemplation de la vérité, les plus sublimes extases, les plus douces rêveries:

Solemque suum, sua sidera, norunt.... Necnon Threicius longa cum veste sacerdos Obloquitur numeris septem discrimina vocum... Conspicit ecce alios dextra lævaque per herbam Vescentes, lætumque choro Pæana canentes, Inter odoratum lauri nemus.

« Cet heureux monde a son soleil et ses étoiles.... A leur tête le divin chantre de la Thrace, en longs habits flottants, marie les accords de sa voix aux sept tons de sa lyre.... Ailleurs des groupes de convives, mollement couchés sur l'épaisseur de l'herbe, célèbrent au milieu des festins les louanges des dieux. Une forêt de lauriers les couvre de ses ombrages balsamiques. >>

La foi chrétienne n'a guère été au delà, même dans l'imagination mystique et la pureté enthousiaste de Fénelon : « Télémaque s'avança vers ces rois qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris. Une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage; mais leur joie n'a rien de folâtre ni d'indécent : c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils chantent les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur. »

Pour exprimer les récompenses de la vertu, Homère n'avait trouvé que quelques vers, et il n'a pas d'autre héros qu'Agamemnon à placer dans son Élysée. Après lui, Pindare et Platon n'ont rien de mieux de frais zéphyrs, une onde pure, des arbres couverts de fruits brillants, de vertes couronnes, un printemps éternel, voilà, jusqu'à Virgile, tout ce que la poésie et la philosophie avaient imaginé pour le bonheur des justes.

Une autre création distingue plus particulièrement encore le sixième livre de l'Eneide de toute la mythologie ancienne : c'est la pensée d'un purgatoire, d'un lieu d'expiation où se régénè

rent les âmes qui ont été plus faibles que cou

pables:

Quin et supremo quum lumine vita reliquit,

Non tamen omne malum miseris, nec funditus omnes
Corporeæ excedunt pestes, penitusque necesse est
Multa diu concreta modis inolescere miris.
Ergo exercentur pœnis; veterumque malorum
Supplicia expendunt. Aliæ panduntur inanes
Suspensæ ad ventos: aliis sub gurgite vasto
Infectum eluitur scelus, aut exuritur igni:
Quisque suos patimur manes. Exinde per amplum
Mittimur Elysium, et pauci læta arva tenemus :
Donec longa dies, perfecto temporis orbe,
Concretam exemit labem, purumque reliquit
Æthereum sensum, atque auraï simplicis ignem.

Même à l'heure suprême, quand l'esprit échappe enfin à ses liens charnels, ses misères, hélas! ne sont point à leur terme. Il porte encore l'empreinte des souillures du corps; la lèpre invétérée du vice le suit dans les enfers. Alors commencent les jours d'épreuves; alors s'expient dans les souffrances les fautes du passé. Ici les âmes, suspendues dans le vide, sont le jouet des vents; là, plongées au fond d'un lac immense, elles s'y lavent des taches qui les flétrissent; ailleurs elles se retrempent à l'ardeur des brasiers: chacune a son tourment. Lorsque les temps sont accomplis, lorsque le cours des âges les a purgées de leur fange étrangère, lorsqu'enfin il ne leur reste plus que ce souffle éthéré, cette étincelle du feu céleste, le spacieux Élysée les admet dans son sein. »

Que manque-t-il à ce purgatoire, pour être

chrétien? les prières, qui sont le lien entre la vie et la mort, entre le ciel et la terre.

On peut donc le dire dans ces châtiments. attachés à la violation de la loi morale, dans ces expiations inconnues au polythéisme grec, dans ces récompenses accordées à la vertu, il y a un pressentiment de la révélation évangélique, un rayon du jour nouveau qui se levait sur le monde; et c'est sans doute moins par un esprit d'imitation classique, que par une de ces secrètes et puissantes harmonies qui lient entre eux les ouvrages du génie et forment les générations éternelles de la pensée humaine, que Dante a placé ses chants sous l'inspiration de Virgile: la Divine Comédie est, en effet, le développement du sixième livre de l'Énéide.

Les traces de cette influence mystérieuse, de cette transmission intellectuelle de Virgile à Dante, sont répandues dans tout le poëme de la Divine Comédie, comme une haute et douce inspiration. La pensée du poëte florentin était fille de l'antiquité, et elle continuait le développement de l'humanité dans son progrès religieux. On ne s'étonne donc point de voir Dante placer Virgile dans les limbes parmi ces sages qui avaient, dans les ténèbres du paganisme, entrevu la lumière évangélique :

Io era intra color che son sospesi.

Nous avons présenté Virgile sous sa triple face, grecque, romaine, moderne; réfléchissant deux civilisations, et précurseur d'une troisième qui semble poindre dans deux églogues et dans le quatrième et le sixième livre de l'Énéide. Il forme ainsi entre Homère et Dante le lien nécessaire et une harmonieuse transition. Considéré à part, il est incomplet, comme cette société romaine qui, sortie de la Grèce, ne devait se transformer, se régénérer que par l'avénement du christianisme à l'empire du monde intellectuel et moral.

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