Page images
PDF
EPUB

Ainfi ce feroit le deftin de la puiffance exécutrice, d'être prefque toujours inquiétée audedans, & refpectée au-dehors.

S'il arrivoit que cette nation devînt en quelque occafion le centre des négociations de l'Europe, elle y porteroit un peu plus de probité & de bonne foi que les autres; parce que fes miniftres étant fouvent obligés de juftifier leur conduite devant un confeil populaire, leurs négociations ne pourroient être fecretes, & ils feroient forcés d'être à cet égard un peu plus honnêtes gens.

De plus, comme ils feroient en quelque façon garants des événemens qu'une conduite détournée pourroit faire naltre, le plus fûr pour eux feroit de prendre le plus droit chemin.

Si les nobles avoient eu, dans de certains temps, un pouvoir immodéré dans la nation, & que le monarque eût trouvé le moyen de tes abaiffer en élevant le peuple; le point de l'extrême fervitude auroit été entre le moment de l'abaiffement des grands, & celui où le peuple auroit commencé à fentir fon pouvoir.

Il pourroit être que cette nation ayant été autrefois foumife à un pouvoir arbitraire, en auroit en plufieurs occafions confervé le ftyle; de maniere que, fur le fond d'un gouvernement libre, on verroit fouvent la forme d'un gouvernement abfolu.

A l'égard de la religion, comme dans cet état chaque citoyen auroit fa volonté propre, & feroit par conféquent conduit par fes propres lumieres, ou fes fantaifies; il arriveroit ou que chacun auroit beaucoup d'indifférence pour toutes fortes de religions de quelque efpece qu'elles fuffent, moyennant quoi tout le monde feroit porté à embraffer la religion do

minante; ou que l'on feroit zélé pour la religion en général, moyennant quoi les tectes fe multipliéroient.

11 ne feroit pas impoffible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auroient point de religion, & qui ne voudroient pas cependant fouffrir qu'on les obligeat à changer celle qu'ils auroient, s'ils en avoient une : car ils fentircient d'abord que la vie & les biens ne font pas plus à eux que leur maniere de penfer; & que qui peut ravir l'un, peut encore mieux ôter l'autre.

Si, parmi les différentes religions, il y en avoit une à l'établiffement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'efclavage, elle y feroit odieufe; parce que, comme nous jugeons des chofes par les liaifons & les acceffoires que nous y mettons, celle-ci ne fe préfenteroit jamais à l'esprit avec l'idée de liberté.

Les loix contre ceux qui profefferoient cette religion, ne feroient point fanguinaires; car la liberté n'imagine point ces fortes de peines: mais elles feroient fi réprimantes, qu'elles feroient tout le mal qui peut fe faire de fang froid.

Il pourroit arriver de mille manieres, que le clergé auroit fi peu de crédit, que les autres citoyens en auroient davantage. Ainfi, au lieu de fe féparer, ils aimeroient mieux fupporter les mêmes charges que les laïques, & ne faire à cet égard qu'un même corps: mais comme il chercheroit toujours à s'attirer le respect du peuple, il fe diftingueroit par une vie plus retirée, une conduite plus réfervée, & des mœurs plus pures..

Ce clergé ne pouvant protéger la religion ni être protégé par elle, fans force pour contraindre, chercheroit à perfuader: on verroit for

tir de fa plume de très-bons ouvrages pour prouver la révélation & la providence du grand Être.

Il pourroit arriver qu'on éluderoit fes affemblées, & qu'on ne voudroit pas lui permettre de corriger fes abus même ; & que, par un délire de la liberté, on aimeroit mieux laiffer fa réforme imparfaite, que de fouffrir qu'il fût réformateur.

Les dignités faifant partie de la constitution fondamentale, feroient plus fixes qu'ailleurs : mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheroient plus du peuple ; les rangs feroient donc plus féparés, & les perfonnes plus confondues.

Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui fe remonte, pour ainsi dire, & fe refait tous les jours, auroient plus d'égards pour ceux qui leur font utiles, que pour ceux qui les divertiffent: ainfi on y verroit peu de courtisans, de flatteurs, de complaifans, enfin de toutes ces forte de gens qui font payer aux grands le vuide même de leur efprit.

On n'y estimeroit guere les hommes par des talens ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles; & de ce genre il n'y en a que deux, les richelles & le mérite perfonnel.

Il y auroit un luxe folide, fondé, non pas fur le raffinement de la vanité, mais fur celui des befoins réels; & l'on ne chercheroit guere dant les chofes que les plaifirs que la nature y

a mis.

On y jouiroit d'un grand fuperflu, & cependans les chofes frivoles y feroient profcrites: ainfi plufieurs ayant plus de bien que d'occafions de dépense, l'emploieroient d'une maniere

bizarre: &, dans cette nation, il y auroit plus d'efprit que de goût.

Comme on feroit toujours occupé de fes intérêts, on n'auroit point cette politeffe qui est fondée fur l'oifiveté; & réellement on n'en auroit pas le temps.

L'époque de la politeffe des Romains est la même que celle de l'établiffement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement abfolu produit l'oifiveté; & l'oifiveté fait naître la politeffe.

Plus il y a de gens dans une nation qui ont befoin d'avoir des ménagemens entre eux & de ne pas déplaire, plus il y a de politeffe. Mais c'eft plus la politeffe des moeurs que celle des manieres, qui doit nous diftinguer des peuples barbares.

Dans une nation où tout homme à fa maniere prendroit part à l'adminiftration de l'état, les femmes ne devroient guere vivre avec les hommes. Elles feroient donc modeftes, c'est-àdire, timides: cette timidité feroit leur vertu ; tandis que les hommes fans galanterie, fe jetteroient dans une débauche qui leur laifferoit toute leur liberté & leur loifir.

Les loix n'y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun fe regarderoit comme monarque; & les hommes, dans cette nation, feroient plutôt des confédérés, que des concitoyens.

Si le climat avoit donné à bien des gens un efprit inquiet & des vues étendues dans un pays où la conftitution donneroit à tout le monde une part au gouvernement & des intérêts politiques, on parleroit beaucoup de politique; on verroit des gens qui pafferoient leur vie à calculer des événemens, qui, vu la nature des chofes & le caprice de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne font guere foumis au calcul,

Dans une nation libre, il est très-fouvent indifférent que les particuliers raifonnent bien ou mal; il fuffit qu'ils raifonnent: delà fort la liberté qui garantit des effets de ces mêmes raifonnemers.

De même, dans un gouvernement defpotique, il est également pernicieux qu'on raifonne bien ou mal; il fuffit qu'on raifonne, pour que le principe du gouvernement foit choqué.

Bien des gens, qui ne fe foucieroient de plaire à perfonne, s'abandonneroient à leur humeur. La plupart, avec de l'efprit, feroient tourmentés par leur efprit même : dans le dédain ou le dégoût de toutes chofes, ils feroient malheureux avec tant de fujets de ne l'être pas

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation feroit fiere; car la fierté des rois n'eft fondée que fur leur indépendance

Les nations libres font fuperbes, les autres peuvent plus aifément être vaines.

Mais ces hommes fi fiers vivant beaucoup avec eux-mêmes, fe trouveroient fouvent au milieu de gens inconnus ; ils feroient timides, & l'on verroiten eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaife honte & de fierté.

Le caractere de la nation paroîtroit fur-tout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on - verroit des gens recueillis, & qui auroient pensé tout feuls.

La fociété nous apprend à fentir les ridicules; la retraite nous rend plus propres à fentir les vices. Leurs écrits fatyriques feroient fanglans; & l'on verroit bien des Juvenals chez eux avant d'avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement abfolues, les hiftoriens trahiffent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire; dans les états

« PreviousContinue »