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CHAPITRE XV I.

Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.

Es moeurs & les manieres font des ufages

Lque les loix non point établis, ou nont

pas pu, ou n'ont pas voulu établir.

Il y a cette différence entre les loix & les mours, que les loix reglent plus les actions du citoyen, & que les moeurs reglent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs & les manieres, que les premieres regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

Quelquefois, dans un état, ces chofes (1) fe confondent. Lycurgue fit un même code pour les loix, les mœurs & les manieres; & les légiflateurs de la Chine en firent de même.

Il ne faut pas être étonné fi les légiflateurs de Lacédémone & de la Chine confondirent les loix, les moeurs & les manieres: c'eft que les mœurs représentent les loix, & les manieres représentent les mocurs.

Les législateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes fe re pectaient beaucoup que chacun fentit à tous les inftans qu'il devoit beaucoup aux autres, qu'il

(1) Moyfe fit un même code pour les loix & la religion. Les premiers Romains confondirent les coutumes anciennes avec les loix.

n'y avoit point de citoyen qui ne dépendit à quelque égard d'un autre citoyen. il donnerent done aux regles de la civilité la plus grande étendue

Airli, chez les peuples Chinois, on vit les gens de village (1) obferver entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée moyen très-propre à infpirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix & le bon ordre, & à ôter tous les vices qui viennent d'un elprit dur. En effet, s'affranchir des regles de la civilité, n'eft-ce pas chercher le moyen de mettre fes défauts plus à 1 aife?

La civilité vaut mieux à cet égard que la politeffe. La politeffe flatte les vices des autres, & la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour; c'eft une barriere que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de fe corrompre.

Lycurgue, dont les inftitutions étoient dures, n'eut point la civilité pour objet lorfqu'il forma les manieres; il eut en vue cet efprit belliqueux qu'il vouloit donner à fon peuple. Des gens toujours corrigeans, ou toujours corrigés, qui inftruifoient toujours, & étoient toujours inftruits, également fimples & rigides, exerçoient plutôt entre eux des vertus qu'ils n'avoient des égards.

(1) Voyez le Pere du Halde.

CHAPITRE XV I I.

Propriété particuliere au Gouvernement de la Chine.

L

Es législateurs de la Chine firent plus (1): ils confondirent la religion, les loix, les moeurs & les manieres; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardoient ces quatre points, furent ce que l'on appella les rites. Ce fut dans l'observation exacte de ces rites,que le gouvernement Chinois triompha. On paffa toute fa jeuneffe à les apprendre, toute fa vie à les pratiquer. Les lettrés les enfeigne. rent, les magiftrats les prêcherent. Et, comme ils enveloppoient toutes les petites actions de la vie, lorfqu'on trouva le moyen de les faire obferver exactement, la Chine fut bien gouvernée.

Deux chofes ont pu aifément graver les rites dans le cœur & l'efprit des Chinois: l'une, leur maniere d'écrire extrêmement compofée, qui a fait que, pendant une très-grande partie de la vie, l'efprit a été uniquement (2) occupé de ces rites, parce qu'il a fallu apprendre à lire dans les livres, & pour les livres qui les contenoient; l'autre, que les préceptes des rites n'ayant rien de fpirituel, mais fimplement des regles d'une pratique commune, il eft plus aifé

(1) Voyez les livres claffiques, dont le P. du Halde nous a donné de fi beaux morceaux.

(2) C'est ce qui a établi l'émulation, la fuite de l'oi Aveté, & l'estime pour le favoir.

d'en convaincre & d'en frapper les efprits, que d'une chofe intellectuelle.

Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites, gouvernerent par la force des fupplices, voulurent faire faire aux fupplices ce qui n'eft pas dans leur pouvoir, qui eft de donner des mours. Les fupplices retrancheront bien de la fociété un citoyen qui, ayant perdu fes mœurs, viole les loix: mais fi tout le monde a perdu fes mœurs, les rétabliront-ils? Les fupplices arrêteront bien plufieurs conféquences du mal gé-` néral, mais ils ne corrigeront pas ce mal, Auffi, quand on abandonna les principes du gouvernement Chinois, quand la morale y fut perdue, l'état tomba-t-il dans l'anarchie, & on vit des révolutions.

CHAPITRE XVIII.

Conféquences du Chapitre précédent.

L résulte delà que la Chine ne perd point fes

Toix par la conquête. Les manieres, les mocurs,

les loix, la religion y étant la même chofe, on ne peut changer tout cela à la fois. Et comme il faut que le vainqueur ou le vaincu changent, il a toujours fallu à la Chine que ce fut le vainqueur: car fes mœurs n'étant point fes manieres, fes manieres fes loix, fes loix fa religion, il a été plus aifé qu'il fe pliât peu à peu au peuple vaincu, que le peuple vaincu à lui.

fuit encore delà une chofe bien trifte: c'eft qu'il n'eft prefque pas poffible que le chrif

tianisme s'établiffe jamais à la Chine (1). Les vœux de virginité, les affemblées des femmes dans les églifes, leur communication néceffaire avec les miniftres de la religion, leur participation aux facremens, la confeffion auriculaire, Ï'extrême-onction, le mariage d'une feule femme; tout cela renverfe les mœurs & les manicres du pays, & frappe encore du même coup fur la religion & fur les loix.

La religion chrétienne, par l'établiffement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes facremens, femble demander que tout s'uniffe: les rites des Chinois femblent ordonner que tout fe fépare.

Et comme on a vu que cette féparation (2) tient en général à l'efprit du defpotifme, on trouvera dans ceci une des raifons qui font que le gouvernement monarchique & tout gouvernement modéré s'allient mieux (3) avec la religion chrétienne.

(1) Voyez les ralfons données par les magiftrats Chinois, dans les décrets par lefquels ils profcrivent la religion Chrétienne. Lett, édif. dix-feptieme recueil.

(2) Voyez le liv. IV, chap. ; & le liv. XIX, shap. XII.

(3) Voyez ci-après fle liv. XXIV, chap. 111.

CHAPITRE

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