particularités journalières d'une conversation qui s'anime, se reproduisent en leur lieu. Auguste est assis avec Cinna dans son cabinet et lui parle longuement; chaque fois que Cinna veut l'interrompre, l'empereur l'apaise d'autorité, étend la main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et continue. Le jeu de Talma, c'était tout le style dramatique mis en dehors e traduit aux yeux. Les personnages du drame, vivant de la vie réelle comme tout le monde, doivent en rappeler à chaque instant les détails et les habitudes. Hier, aujourd'hui, demain, sont des mots très-significatifs pour eux. Les plus chers souvenirs dont se nourrit leur passion favorite leur apparaissent au complet avec une singulière vivacité dans les moindres circonstances. Il leur échappe souvent de dire : Tel jour, à telle heure, en tel endroit. L'amour dont une àme est pleine, et qui cherche un langage, s'empare de tout ce qui l'entoure, en tire des images, des comparaisons sans nombre, en fait jaillir des sources imprévues de tendresse. Juliette, au balcon, croit entendre le chant de l'alouette, et presse son jeune époux de partir; mais Roméo veut que ce soit le rossignol qu'on entend, afin de rester encorc. La douleur est superstitieuse; l'âme, en ses moments extrêmes, a de singuliers retours; elle semble, avant de quitter cette vie, s'y rattacher à plaisir par les fils les plus déliés et les plus fragiles. Desdemona, émue du vague pressentiment de sa fin, revient toujours, sans savoir pourquoi, à une chanson de Saule que lui chantait dans son enfance une vieille esclave qu'avait sa mère. C'est ainsi que le lyrique même, grâce aux détails naïfs qui le retiennent et le fixen dans la réalité, ne fait pas hors-d'œuvre, et concourt direc tement à l'effet dramatique. Le pittoresque épique, le descriptif pompeux sied mal au style du drame; mais sans se mettre exprès à décrire, sans étaler sa toile pour peindre, il est tel mot de pure causerie qui, jeté comme au hasard, va nous donner la couleur des lieux et préciser d'avance le théâtre où se déploiera la passion. Duncan arrive avec sa suite au château de Macbeth; il en trouve le site agréable, et Banquo lui fait remarquer qu'il y a des nids de martinets à chaque frise et à chaque créneau preuve, dit-il, que l'air est salubre en cet endroit. Shakspeare abonde en traits pareils; les tragiques grecs en offriraient également. Racine n'en a jamais. Le style de Racine se présente, dès l'abord, sous une teinte assez uniforme d'élégance et de poésie; rien ne s'y détache particulièrement. Le procédé en est d'ordinaire analytique et abstrait; chaque personnage principal, au lieu de répandre sa passion au dehors en ne faisant qu'un avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de lui-même, et la raconte par ses paroles telle qu'il la voit au sein de ce monde intérieur, au sein de ce moi, comme disent les philosophes : de là une manière générale d'exposition et de récit qui suppose toujours dans chaque héros ou chaque héroïne un certain loisir pour s'examiner préalablement; de là encore tout un ordre d'images délicates, et un autre coloris de demijour, emprunté à une savante métaphysique du cœur; mais peu ou point de réalité, et aucun de ces détails qui nous ramènent à l'aspect humain de cette vie. La poésie de Racine élude les détails, les dédaigne, et quand elle voudrait y atteindre, elle semble impuissante à les saisir. Il y a dans Bajazet un passage, entre autres, fort admiré de Voltaire : Acomat explique à Osmin comment, malgré les défenses rigoureuses du sérail, Roxane et Bajazet ont pu se voir et s'aimer: Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle De la mort d'Amurat fit courir la nouvelle. La sultane, à ce bruit, feignant de s'effrayer, Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer. Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ; De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent : Et les dons achevant d'ébranler leur devoir, Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir. Au lieu d'une explication nette et circonstanciée de la ren contre, comme tout cela est touché avec précaution! comme le mot propre est habilement évincé! les esclaves tremblèrent! les gardes se troublerent! Que d'efforts en pure perte! que d'élégances déplacées dans la bouche sévère du grand-vizir! Monime a voulu s'étrangler avec son bandeau, ou, comme dit Racine, faire un affreux lien d'un sacré diademe; elle apostrophe ce diadème en vers enchanteurs que je me gardera: bien de blâmer. Je noterai seulement que, dans la colère et i mépris dont elle accable ce fatal tissu, elle ne l'ose nommer qu'en termes généraux et avec d'exquises injures. Il résulte de cette perpétuelle nécessité de noblesse et d'élégance que s'impose le poëte, que lorsqu'il en vient à quelques-unes de tes parties de transition qu'il est impossible de relever et d'ennoblir, son vers inévitablement déroge, et peut alors sembler prosaïque par comparaison avec le ton de l'ensemble. Chamfort s'est amusé à noter dans Esther le petit nombre de vers qu'il croit entachés de prosaïsme. Au reste, Racine a tellement pris garde à ce genre de reproche, qu'au risque de violer les convenances dramatiques, il a su prêter des paroles pompeuses ou fleuries à ses personnages les plus subalternes comme à ses héros les plus achevés. Il traite ses confidentes sur le même pied que ses reines; Arcas s'exprime tout aussi majestueusement qu'Agamemnon. M. Villemain a déjà remarqué que, dans Euripide, le vieillard qui tient la place d'Arcas n'a qu'un langage simple, non figuré, conforme à sa condition d'esclave: « Pourquoi donc sortir de votre tente, ĉ << roi Agamemnon, lorsque autour de nous tout est assoupi << dans un calme profond, lorsqu'on n'a point encore relevé « la sentinelle qui veille sur les retranchements? » Et c'est Agamemnon qui dit : « Hélas! on n'entend ni le chant des <«< oiseaux, ni le bruit de la mer; le silence règne sur l'Eu« ripe. » Dans Racine au contraire, Arcas prend les devants en poésie, et il est le premier à s'écrier: Mais tou dort, et l'armée, et les vents, et Neptune. Chez Euripide, le vieillard a vu Agamemnon dans tout le désordre d'une nuit de douleur; il l'a vu allumer un flambeau, écrire une lettre et l'effacer, y imprimer le cachet et le rompre, jeter à terre ses tablettes et verser un torrent de larmes. Racine fils avoue avec candeur qu'on peut regretter dans l'Iphigénie française cette vive peinture de l'Agamemnon grec; mais Euripide n'avait pas craint d'entrer dans l'intérieur de la tente du héros, et de nommer certaines choses de la vie par leur nom (1). Le procédé continu d'analyse dont Racine fait usage, l'élégance merveilleuse dont il revêt ses pensées, l'allure un peu solennelle et arrondie de sa phrase, la mélodie cadencée de ses vers, tout contribue à rendre son style tout à fait distinct de la plupart des styles franchement et purement dramatiques. Talma, qui, dans ses dernières années, en était venu à donner à ses rôles, surtout à ceux que lui fournissait Corneille, une simplicité d'action, une familiarité saisissante et sublime, l'aurait vainement essayé pour les héros de Racine; il eût même été coupable de briser la déclamation soutenue de leur discours, et de ramener à la causerie ce beau vers un peu chanté. Est-ce à dire pourtant que le caractère dramatique manque entièrement à cette manière de faire parler des personnages? Loin de notre pensée un tel blasphème? Le style de Racine convient à ravir au genre de drame qu'il exprime, et nous offre un composé parfait des mèmes qualités heureuses; tout s'y tient avec art, rien n'y jure et ne sort du ton; dans cet idéal complet de délicatesse et de gràce, Monime, en vérité, aurait bien tort de parler autrement. C'est une conversation douce et choisie, d'un charme croissant, une confidence pénétrante et pleine d'émotion, comme on se (1) Euripide d'ailleurs ne s'était pas fait faute, on le voit, de quelques anachronismes de mœurs et de moyens. On n'écrivait pas de lettres au siége de Troie; il n'est jamais question d'écriture dans Homère mais les Grecs songeaient plus aux convenances dramatiques qu'à l'exactitude historique. figure qu'en pouvait suggérer au poëte le commerce paisible de cette société où une femme écrivait la Princesse de Cleves; c'est un sentiment intime, unique, expansif, qui se mêle à tout, s'insinue partout, qu'on retrouve dans chaque soupir, dans chaque larme, et qu'on respire avec l'air. Si l'on passe brusquement des tableaux de Rubens à ceux de M. Ingres, comme on a l'œil rempli de l'éclatante variété pittoresque du grand maître flamand, on ne voit d'abord dans l'artiste français qu'un ton assez uniforme, une teinte diffuse de pâle et douce lumière. Mais qu'on approche de plus près et qu'on observe avec soin mille nuances fines vont éclore sous le regard; mille intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serré; on ne peut plus en détacher ses yeux. C'est le cas de Racine lorsqu'on vient à lui en quittant Molière ou Shakspeare: il demande alors plus que jamais à être regardé de très-près et longtemps; ainsi seulement on surprendra les secrets de sa manière : ainsi, dans l'atmosphère du sentiment principal qui fait le fond de chaque tragédie, on verra se dessiner et se mouvoir les divers caractères avec leurs traits personnels; ainsi, les différences d'accentuation, fugitives et ténues, deviendront saisissables, et prêteront une sorte de vérité relative au langage de chacun; on saura avec précision jusqu'à quel point Racine est dramatique, et dans quel sens il ne l'est pas. Racine a fait les Plaideurs; et, dans cette admirable farce, il a tellement atteint du premier coup le vrai style de la comédie, qu'on peut s'étonner qu'il s'en soit tenu à cet essai. Comment n'a-t-il pas deviné, se dit involontairement la critique questionneuse de nos jours, que l'emploi de ce style sincèrement dramatique, qu'il venait de dérober à Molière, n'était pas limité à la comédie; que la passion la plus sérieuse pouvait s'en servir et l'élever jusqu'à elle? Comment ne s'est-il pas rappelé que le style de Corneille, en bien des endroits pathétiques, ne diffère pas essentiellement de celui de Molière? ii ne s'agissait que d'achever la fusion; l'œuvre |