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besoins; on bannit tous les arts qui pourroient troubler un sommeil tranquille; on donne des prix, aux dépens du public, à ceux qui peuvent découvrir des voluptés nouvelles; les citoyens ne se souviennent que des bouffons qui les ont divertis, et ont perdu la mémoire des magistrats qui les ont gouvernés. ~

On y abuse de la fertilité du terroir qui y produit une abondance éternelle; et les faveurs des dieux sur Sybaris ne servent qu'à encourager le luxe et la mollesse.

C

Les hommes sont si efféminés, leur parure est si semblable à celle des femmes, ils composent si bien leur teint, ils se frisent avec tant d'art, ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu'il semble qu'il n'y ait qu'un sexe dans toute la ville.

Les femmes se livrent au lieu de se rendre; chaque jour voit finir les désirs et les espérances de chaque jour; on ne sait ce que c'est que d'aimer et d'être aimé, on n'est occupé que de ce qu'on appelle si faussement jouir.

Les faveurs n'y ont que leur réalité propre; et toutes ces circonstances qui les accompagnent si bien, tous ces riens qui sont d'un si grand prix, ces engagements qui paroissent toujours plus, grands, ces petites choses qui valent tant, tout ce qui prépare un heureux moment, tant de

conquêtes au lieu d'une, tant de jouissances avant la dernière; tout cela est inconnu à Sybaris.

Encore si elles avoient la moindre modestie, cette foible image de la vertu pourroit plaire: mais non; les yeux sont accoutumés à tout voir, et les oreilles à tout entendre.

Bien loin que la multiplicité des plaisirs donne aux Sybarites plus de délicatesse, ils ne peuvent plus distinguer un sentiment d'avec un sentiment.

Ils passent leur vie dans une joie purement extérieure: ils quittent un plaisir qui leur déplaît pour un plaisir qui leur déplaira encore; tout ce qu'ils imaginent est un nouveau sujet de dégoût.

Leur âme, incapable de sentir les plaisirs, semble n'avoir de délicatesse que pour les peines: . un citoyen fut fatigué toute une nuit d'une rose qui s'était repliée dans son lit.

La mollesse a tellement affoibli leurs corps qu'ils ne sauroient remuer les moindres fardeaux; ils peuvent à peine se soutenir sur leurs pieds; les voitures les plus douces les font évanouir; lorsqu'ils sont dans les festins, l'estomac leur manque à tous les instants.

Ils passent leur vie sur des siéges renversés, sur lesquels ils sont obligés de se reposer tout le jour, sans s'être fatigués; ils sont brisés quand ils vont languir ailleurs..

Incapables de porter le poids des armes, timides devant leurs concitoyens, lâches devant les étrangers, ils sont des esclaves tout prêts pour le premier maître.

Dès que je sus penser, j'eus du dégoût pour la malheureuse Sybaris. J'aime la vertu, et j'ai toujours craint les dieux immortels. Non, disoisje, je ne respirerai pas plus long-temps cet air empoisonné; tous ces esclaves de la mollesse sont faits vivre dans leur patrie, et moi pour quitter.

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la

J'allai pour la dernière fois au temple; et m'approchant des autels où mon père avoit tant de fois sacrifié : Grande déesse, dis-je à haute voix, j'abandonne ton temple et non pas ton culte : en quelque lieu de la terre que je sois, je ferai fumer pour toi de l'encens; mais il sera plus pur que celui qu'on t'offre à Sybaris.

Je partis, et j'arrivai en Crète. Cette ile est toute pleine des monuments de la fureur de l'Amour. On y voit le taureau d'airain, ouvrage de Dédale pour tromper ou pour satisfaire les égarements de Pasiphaé; le labyrinthe, dont l'Amour seul sut éluder l'artifice; le tombeau de Phèdre, qui étonna le soleil comme avoit fait sa mère; et le temple d'Ariane, qui, désolée dans les déserts, abandonnée par un ingrat, ne se repentoit pas encore de l'avoir suivi.

On y voit le palais d'Idoménée, dont le retour ne fut pas plus heureux que celui des autres capitaines grecs; car ceux qui échappèrent aux dangers d'un élément colère trouvèrent leur maison plus funeste encore. Vénus irritée leur fit embrasser des épouses perfides, et ils moururent de la main qu'ils croyoient la plus chère.

Je quittai cette île si odieuse à une déesse qui devoit faire quelque jour la félicité de ma vie.

Je me rembarquai, et la tempête me jeta à Lesbos. C'est encore une île peu chérie de Vénus: elle a ôté la pudeur du visage des femmes, la foiblesse de leur corps, et la timidité de leur âme. Grande Vénus, laisse brûler les femmes de Lesbos d'un feu légitime; épargne à la nature humaine tant d'horreurs.

Mitylène est la capitale de Lesbos; c'est la patrie de la tendre Sapho. Immortelle comme les Muses, cette fille infortunée brûle d'un feu qu'elle ne peut éteindre. Odieuse à elle-même, trouvant ses ennuis dans ses charmes, elle hait son sexe, et le cherche toujours. Comment, dit-elle, une flamme si vaine peut-elle être si cruelle? Amour, tu es cent fois plus redoutable quand tu te joues que quand tu t'irrites.

Enfin je quittai Lesbos; et le sort me fit trouver une île plus profane encore; c'était celle de Lemnos. Vénus n'y a point de temple, jamais les

Lemniens ne lui adressèrent de vœux. Nous rejetons, disent-ils, un culte qui amollit les cœurs. La déesse les en a souvent punis; mais, sans expier leur crime, ils en portent la peine; toujours plus impies à mesure qu'ils sont plus affligés.

Je me remis en mer, cherchant toujours quelque terre chérie des dieux; les vents me portèrent à Délos. Je restai quelques mois dans cette île sacrée; mais, soit que les dieux nous préviennent quelquefois sur ce qui nous arrive, soit que notre âme retienne de la divinité dont elle est émanée quelque foible connoissance de l'avenir, je sentis que mon destin, que mon bonheur même, m'appeloient dans un autre pays.

Une nuit que j'étois dans cet état tranquille où l'âme, plus à elle-même, semble être délivrée de la chaîne qui la tient assujettie, il m'apparut, je ne sus pas d'abord si c'étoit une mortelle ou une déesse. Un charme secret étoit répandu sur toute sa personne: elle n'étoit point belle comme Vénus, mais elle étoit ravissante comme elle: tous ses traits n'étoient point réguliers, mais ils enchantoient tous ensemble: vous n'y trouviez point ce qu'on admire, mais ce qui pique: ses cheveux tomboient négligemment sur ses épaules, mais cette négligence étoit heureuse sa taille étoit charmante; elle avoit cet air que la nature

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