Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

1-26-50

ANALYSE

DE L'ESPRIT DES LOIS

PAR D'ALEMBERT.

La plupart des gens de lettres qui ont parlé de l'Esprit des lois, s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une juste idée, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient dû faire, et d'en développer le plan, le caractère et l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue jugeront peut-être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir d'ailleurs que l'histoire des écrivains célèbres n'est que celle de leurs pensées et de leurs travaux, et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.

Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant, dans les différents qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'établissement des sociétés comme une espèce de traité contre ce droit injuste; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l'équilibre moral comme du physique; il est

ESPRIT DES LOIS. T. I.

rare qu'il soit parfait et durable; et les traités du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin, et le plaisir, ont rapproché les hommes; mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au moins l'opinion de cette égalité; d'où naît le désir et l'espoir mutuel de se vaincre. Or, dans l'état de société, si la balance n'est jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop inégale au contraire, ou ils n'auroient rien à se disputer dans l'état de nature, ou, si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, et des opprimés sans résistance.

Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la fois, s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant de l'autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups: mais l'étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre et des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d'états, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent.

Un seul gouvernement n'auroit fait du genre humain qu'un corps exténué et languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les différents états sont autant de corps agiles et robustes, qui, en se donnant la main les uns aux autres, n'en forment qu'un, et dont l'action réciproque entretient partout le mouvement et la vie.

par

On peut distinguer trois sortes de gouvernements: le républicain, le monarchique, le despotique. Dans le républicain, le peuple en corps a la souveraine puissance. Dans le monarchique, un seul gouverne des lois fondamentales. Dans le despotique, on ne connoît d'autre loi que la volonté du maître, ou plutôt du tyran. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait dans l'univers que ces trois espèces d'états; ce n'est pas à dire même qu'il y ait des états qui appartiennent uniquement et rigoureusement à quelqu'une de ces formes; la plupart sont, pour ainsi dire, mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici, la monarchie incline au despotisme; là, le gouvernement monarchique est combiné avec le gouvernement républicain; ailleurs, ce n'est pas peuple entier, c'est seulement une partie du peuple qui fait les lois. Mais la division précédente n'en est pas moins exacte et moins juste. Les trois espèces de gouvernement qu'elle renferme sont tellement distinguées, qu'elles n'ont proprement rien de commun; et d'ailleurs, tous les états que nous connoissons participent de l'une ou de l'autre. Il étoit donc nécessaire de former de ces trois espèces des classes particulières,

le

et de s'appliquer à déterminer les lois qui leur sont propres. Il sera facile ensuite de modifier ces lois dans l'application à quelque gouvernement que ce soit, selon qu'il appartiendra plus ou moins à ces différentes formes.

Dans les divers états, les lois doivent être relatives à leur nature, c'est-à-dire à ce qui les constitue; et à leur principe, c'est-à-dire à ce qui les soutient et les fait agir : distinction importante, la clef d'une infinité de lois, et dont l'auteur tire bien des conséquences.

Les principales lois relatives à la nature de la démocratie sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque; à d'autres, le sujet; qu'il élise et juge ses magistrats; et que les magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de la monarchie demande qu'il y ait entre le monarque et le peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs intermédiaires, et un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets et le prince. La nature du despotisme exige que le tyran exerce son autorité ou par lui seul, ou par un seul qui le représente.

Quant au principe des trois gouvernements, celui de la démocratie est l'amour de la république, c'està-dire de l'égalité. Dans les monarchies, où un seul est le dispensateur des distinctions et des récompenses, et où l'on s'accoutume à confondre l'état avec ce seul homme, le principe est l'honneur, c'est-à-dire l'ambition et l'amour de l'estime. Sous le despotisme enfin, c'est la crainte. Plus ces principes sont en vigueur,

« PreviousContinue »