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la même chose, avoient presque toute l'autorite; dans la seconde, ils en avoient moins dans la troisième, encore moins.

La division par centuries étoit plutôt une division de cens et de moyens qu'une division de personnes. Tout le peuple étoit partagé en eent quatrevingt-treize centuries', qui avoient chacune une voix. Les patriciens et les principaux formoient les quatre-vingt-dix-huit premières centuries; le reste des citoyens étoit répandu dans les quatre-vingtquinze autres. Les patriciens étoient donc dans cette division les maîtres des suffrages.

Dans la division par curies, les patriciens n'avoient pas les mêmes avantages: ils en avoient pourtant. Il falloit consulter les auspices, dont les patriciens étoient les maîtres; on n'y pouvoit faire de proposition au peuple qui n'eût été auparavant portée au sénat, et approuvée par un sénatus-consulte; mais dans la division par tribus, il n'étoit question ni d'auspices ni de sénatus-consulte, et les patriciens n'y étoient pas admis.

Or le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu'on avoit coutume de faire par centuries, et à faire par tribus les assemblées qui se faisoient par curies; ce qui fit passer les affaires

1

Voyez là dessus Tite-Live, liv. 1; et Denys d'Halicarnasse, liv. Iv

et VII.

• Denys d'Halicarnasse, liv. Ix, pag. 598.

des mains des patriciens dans celles des plébéiens.

Ainsi, quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l'affaire de Coriolan 1, les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus, et non par centuries; et lorsqu'on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures 3 de tribuns et d'édiles, le peuple obtint qu'il s'assembleroit par curies pour les nommer; et quand sa puissance fut affermie, il obtint qu'ils seroient nommés dans une assemblée par tribus.

CHAPITRE XV.

Comment, dans l'état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa liberté.

Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, afin que les jugements ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesca. Pour composer ces lois on nomma des décemvirs. On crut qu'on devoit leur accorder

'Denys d'Halicarnasse, liv. vII.

' Contre l'ancien usage, comine on le voit dans Denys d'Halicarpasse, liv. v, pag. 320.

3 Liv. vi, pag. 410 et 411.

4 Liv. Ix, pag. 605.

un grand pouvoir, parce qu'ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats; et dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L'une leur donnoit le droit d'assembler le sénat; l'autre celui d'assembler le peuple: mais ils ne convoquèrent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements: Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçoit sés vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu'il avoit usurpé; quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu'elle avoit donné.

Mais quel étoit ce système de tyrannie, produit par des gens qui n'avoient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connoissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ces temps-là, avoient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se laissassent gouverner, et de leur courage au dehors pour les dé

fendre?

Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son père à la pudeur et à la liberté, fit éva

nouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé : tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules..

Le peuple romain, plus qu'un autre, s'émouvoit par les spectacles : celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté; le débiteur qui parut sur la place couvert de plaies fit changer la forme de la république; la vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole; la robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.

CHAPITRE XVI.

De la puissance législative dans la république romaine.

On n'avoit point de droit à se disputer sous les décemvirs; mais, quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître tant qu'il resta quelques priviléges aux patricies, les plébéiens les leur ôtèrent.

Il y auroit eu peu de mal si les plébéiens s'étoient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, et s'ils ne les avoient pas offensés dans leur qualité même de citoyens. Lorsque le

peuple étoit assemblé par curies ou par centuries, il étoit composé de sénateurs, de patriciens, et de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnèrent ce point, que seuls, sans les patriciens et sans le sénat, ils pourroient faire des lois qu'on appela plébiscites; et les comices où on les fit s'appelèrent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens 2 n'eurent point de part à la puissance législative 3, où ils furent soumis à la puissance législative d'un autre corps de l'état; ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua les principes mêmes de la démocratie. Il sembloit qu'une puissance aussi exorbitante auroit dû anéantir l'autorité du sénat: mais Rome avoit des institutions admirables. Elle en avoit deux surtout par l'une, la puissance législative du peuple étoit réglée; par l'autre, elle étoit bornée.

I

:

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Les censeurs, et avant eux les consuls 4, for

Denys d'Halicarnasse, liv. 11, pag. 725. .

> Par les lois sacrées, les plébéiens purent faire des plébiscites, seuls, et sans que les patriciens fussent admis dans leur assemblée. Denys d'Halicarnasse, liv. vi, pag. 410; et liv. vII, pag. 43o.

3 Par la loi faite après l'expulsion des décemvirs, les patriciens furent soumis aux plébiscites, quoiqu'ils n'eussent pu y donner leur voix. Tite-Live, liv. 111; et Denys d'Halicarnasse, liv. x1, pag. 725. Et cette loi fut confirmée par celle de Publius Philo, dictateur, l'an de Rome 416. Tite-Live, liv. VIII.

4 L'an 312 de Rome, les consuls faisoient encore le cens, comme il paroît par Denys d'Halicarnasse, liv. xI.

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