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Coutumes, ils corrigeoient les abus que la loi n'avoit pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvoit pas punir (1). Il y a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes; et plus d'états ont péri, parce qu'on a violé les mœurs, que parce qu'on a violé les loix. A Rome, tout ce qui pouvoit introduire des nouveautés dangereuses, changer le cœur ou l'esprit du citoyen, et en empêcher, si j'ose me servir de ce terme, la perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étoient réformés par les censeurs : ils pouvoient chasser du sénat qui ils vouloient, ôter à un chevalier le cheval qui lui étoit entretenu par le public, mettre un citoyen dans une autre tribu, et même parmi ceux qui-payoient les charges de la ville sans avoir part à ses privilèges (2).

M. Livius nota le peuple même; et, de trente-cinq tribus, il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n'avoient point de part aux privilèges de la ville (3). « Car, disoit-il, » après m'avoir condamné, vous m'avez fait » consul et censeur : il faut donc que vous

(1) On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui, après la bataille de Cannes, avoient été d'avis d'abandonner l'Italie; ceux qui s'étoient rendus à Annibal; ceux qui, par une mauvaise interprétation, lui avoient manqué de parole.

(2) Cela s'appelloit Ærarium aliquem facere, aut in caritum tabulas referre. On étoit mis hors de la centurie, on n'avoit plus le droit de suffrage,

(3) Tite-Live, liv. XXIX.

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» ayez prévariqué une fois, en m'infligeant » une peine; ou deux fois, en me créant consul >> et ensuite censeur ».

M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du sénat par les censeurs; parce que, pendant șa magistrature, il avoit abrogé la loi qui bornoit les dépenses des festins (1).

C'étoit une institution bien sage. Ils ne pouvoient ôter à personne une magistrature, parce que cela auroit troublé l'exercice de la puissance publique (2): mais ils faisoient déchoir de l'ordre et du rang, et privoient, pour ainsi dire, un citoyen de sa noblesse particulière. Servius Tullius avoit fait la fameuse division par centuries, que Tite-Live (3) et Denys d'Halicarnasse (4) nous ont si bien expliquée. Il avoit distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes, et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie, qui formoit seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluoit le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite, on régla qu'excepté dans quelques cas particuliers, on suivroit, dans les suffrages, la division par tribus. Il y en avoit trente-cinq qui donnoient chacune leur voix, quatre de la ville, et trente-une de la campagne. Les principaux

(1) Valère Maxime, liv. II.

(2) La dignité de sénateur n'étoit pas une magis

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citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans les tribus de la campagne ; et celles de la ville reçurent le bas peuple (1), qui, y étant enfermé, influoit très-peu dans les affaires et cela étoit regardé comme le salut de la république. Et, quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple, qu'Appius Claudius avoit répandu dans toutes, il en acquit le surnom de très-grand (2). Les censeurs jettoient les yeux tous les cinq ans sur la situation actuelle de la république, et distribuoient de manière le peuple dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir.

Le gouvernement de Rome fut admirable, en ce que, depuis sa naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l'esprit du peuple, la force du sénat, ou l'autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y pût toujours être corrigé.

Carthage périt, parce que, lorsqu'il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces, qu'elle ne voulut pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques d'Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne

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doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus; aussi n'ont-elles pas plus de liberté que Rome n'en eut du temps des décemvirs (*).

Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce qu'il y a un corps qui l'examine continuellement, et qui s'examine continuellement lui-même et telles sont ses erreurs, qu'elles ne sont jamais longues, et que, par l'esprit d'attention qu'elles donnent à la nation, elles sont souvent utiles.

En un mot, un gouvernement libre, c'està-dire, toujours agité, ne sauroit se maintenir, s'il n'est, par ses propres loix, capable de correction.

CHAPITRE I X.

Deux causes de la perte de Rome.

LORSQUE la domination de Rome étoit bornée dans l'Italie, la république pouvoit facilement subsister. Tout soldat étoit également citoyen: chaque consul avoit une armée; et d'autres citoyens alloient à la guerre sous celui qui succédoit. Le nombre des troupes n'étant pas excessif, on avoit attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la

(*) Ni même plus de puissance.

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conservation de la ville (*). Enfin, le sénat voyoit de près la conduite des généraux, et leur ôtoit la pensée de rien faire contre leur devoir.

Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu'on étoit obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l'on soumettoit, perdirent peu à peu l'esprit de citoyens ; et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force, et ne purent plus obéir.

Les soldats commencèrent donc à ne reconnoître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la république, mais de Sylla, de Marius, de Pompée de César. Rome ne put plus savoir si celui qui étoit à la tête d'une armée, dans une province, étoit son général, ou son ennemi.

(*) Les affranchis, et ceux qu'on appelloit capite censi, parce qu'ayant très-peu de bien, ils n'étoient taxés que pour leur tête, ne furent point d'abord enrôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas pressans. Servius Tullius les avoit mis dans la sixième classe, et on ne prenoit des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius, partant contre Jugurtha, enrôla indifféremment tout le monde: Milites scribere, dit Salluste, non more majorum neque classibus, sed uti cujusque libido erat, capite censos plerosque : de bello Jugurth. Remarquez que, dans la division par tribus, ceux qui étoient dans les quatre tribus de la ville, étoient, à peu près les mêmes que ceux qui, dans la division par centuries, étoient dans la sixième classe,

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