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vertus, mais par ses faiblesses. Tels étaient à Rome les affranchis du temps des empereurs.

Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilége qu'on leur accorde, on ne peut guère les regarder comme des affranchis: car, comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont, par leur nature, attachés à une famille ; et ce n'est que par une espèce de fiction qu'on peut les considérer comme citoyens. Cependant il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures. «< Au Tonquin (1), dit Dampierre (2), tous les manda» rins civils et militaires sont eunuques. » Ils n'ont point de famille; et, quoiqu'ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profite à la fin de leur avarice même.

et

Le même Dampierre (3) nous dit que, dans ce pays, les eunuques ne peuvent se passer de femmes, et qu'ils se marient. La loi qui leur permet le mariage ne peut être fondée, d'un côté, que sur la considération que l'on y a pour de pareilles gens, de l'autre, sur le mépris qu'on y a pour les femmes. Ainsi l'on confie à ces gens-là les magistratures, parce qu'ils n'ont point de famille; et, d'un autre côté, on leur permet de se marier, parce qu'ils ont les magistratures.

C'est pour lors que les sens qui restent veulent obstinément suppléer à ceux que l'on a perdus, et que les entreprises du désespoir sont une espèce de jouissance. Ainsi, dans Milton, cet esprit à qui il ne reste que des désirs, pénétré de sa dégradation, veut faire usage de son impuissance même.

On voit dans l'histoire de la Chine un grand nombre de lois pour ôter aux eunuques tous les emplois civils et militaires: mais ils reviennent toujours. Il semble que les eunuques, en Orient, soient un mal nécessaire.

LIVRE XVI.

COMMENT LES LOIS DE L'ESCLAVAGE DOMESTIQUE ONT
RAPPORT AVEC LA NATURE DU CLIMAT.

CHAPITRE PREMIER.

De la servitude domestique.

DU

LES esclaves sont plutôt établis pour la famille, qu'ils ne sont dans la famille ainsi je distinguerai leur servitude de celle où

:

(1) C'était autrefois de même à la Chine. Les deux Arabes mahométans qui y voyagèrent au neuvième siècle disent l'eunuque, quand ils veulent parler du gouverneur d'une ville. - (2) Tome III, page 91. —(3) Ibid. page 94.

sont les femmes dans quelques pays, et que j'appellerai proprement la servitude domestique.

CHAPITRE II.

Que, dans les pays du midi, il y a dans les deux sexes une inégalité naturelle.

LES femmes sont nubiles (1), dans les climats chauds, à huit, neuf, et dix ans : ainsi l'enfance et le mariage y vont presque toujours ensemble. Elles sont vieilles à vingt; la raison ne se trouve donc jamais chez elles avec la beauté. Quand la beauté demande l'empire, la raison le fait refuser; quand la raison pourrait l'obtenir, la beauté n'est plus. Les femmes doivent être dans la dépendance, car la raison ne peut leur procurer dans leur vieillesse un empire que la beauté ne leur avait pas donné dans la jeunesse même. Il est donc très-simple qu'un homme, lorsque la religion ne s'y oppose pas, quitte sa femme pour en prendre une autre, et que la polygamie s'introduise.

Dans les pays tempérés, où les agrémens des femmes se conservent mieux, où elles sont plus tard nubiles, et où elles ont des enfans dans un âge plus avancé, la vieillesse de leur mari suit en quelque façon la leur; et, comme elles y ont plus de raison et de connaissance quand elles se marient, ne fût-ce que parce qu'elles ont plus long-temps vécu, il a dû naturellement s'introduire une espèce d'égalité dans les deux sexes, et par conséquent la loi d'une seule femme.

Dans les pays froids, l'usage presque nécessaire des boissons fortes établit l'intempérance parmi les hommes. Les femmes, qui ont à cet égard une retenue naturelle, parce qu'elles ont toujours à se défendre, ont donc encore l'avantage de la raison

sur eux.

La nature, qui a distingué les hommes par la force et par la raison, n'a mis à leur pouvoir de terme que celui de cette force et de cette raison. Elle a donné aux femmes les agrémens, et a voulu que leur ascendant finît avec ces agrémens; mais, dans les pays chauds, ils ne se trouvent que dans les commencemens, et jamais dans le cours de leur vie.

Ainsi la loi qui ne permet qu'une femme se rapporte plus au physique du climat de l'Europe qu'au physique du climat de l'Asie. C'est une des raisons qui ont fait que le mahométisme a

(1) Mahomet épousa Cadhisja à cinq ans, coucha avec elle à huit. Dans les pays chauds d'Arabie et des Indes, les filles y sont nubiles à huit ans, et accouchent l'année d'après. (Prideaux, Vie de Mahomet.) On voit des femmes, dans les royaumes d'Alger, enfanter à neuf, dix, et onze ans. (Laugier de Tassis, Histoire du royaume d'Alger, page 61.)

trouvé tant de facilité à s'établir en Asie, et tant de difficulté à s'étendre en Europe; que le christianisme s'est maintenu en Europe, et a été détruit en Asie; et qu'enfin les Mahometans font tant de progrès à la Chine, et les Chrétiens si peu. Les raisons humaines sont toujours subordonnées à cette cause suprême, qui fait tout ce qu'elle veut, et se sert de tout ce qu'elle veut. Quelques raisons particulières à Valentinien (1) lui firent permettre la polygamie dans l'empire. Cette loi, violente pour nos climats, fut ôtée (2) par Théodose, Arcadius, et Honorius.

CHAPITRE III.

Que la pluralité des femmes dépend beaucoup de leur entretien.

QUOIQUE, dans les pays où la polygamie est une fois établie, le grand nombre des femmes dépende beaucoup des richesses du mari, cependant on ne peut pas dire que ce soient les richesses qui fassent établir dans un état la polygamie: la pauvreté peut faire le même effet, comme je le dirai en parlant des sauvages.

La polygamie est moins un luxe que l'occasion d'un grand luxe chez des nations puissantes. Dans les climats chauds, on a moins de besoins (3); il en coûte moins pour entretenir une femme et des enfans. On y peut donc avoir un plus grand nom bre de femmes.

CHAPITRE IV.

De la polygamie; ses diverses circonstances.

SUIVANT les calculs que l'on a faits en divers endroits de l'Europe, il y naît plus de garçons que de filles (4): au contraire, les relations de l'Asie (5) et de l'Afrique (6) nous disent qu'il y naît beaucoup plus de filles que de garçons. La loi d'une seule femme en Europe, et celle qui en permet plusieurs en Asie et en Afrique, ont donc un certain rapport au climat.

Dans les climats froids de l'Asie, il naît, comme en Europe, plus de garçons que de filles. C'est, disent les lamas (7), la raison

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(1) Voyez Jornandès, de Regno et Tempor. succ., et les historiens ecclésiastiques.(2) Voyez la loi VII, au Code, de Judæis et coelicolis; et la nov. XVIII, chap. V. (3) A Ceylan, un homme vit dix sous pour par mois on n'y mange que du riz et du poisson. ( Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome II, part. I. ) (4) M. Arbuthnot trouve qu'en Angleterre le nombre des garçons excède celui des filles : on a eu tort d'en conclure que ce fut la même chose dans tous les climats. (5) Voyez Kæmpfer, qui nous rapporte un dénombrement de Méaco, où l'on trouve 182,072 mâles, et 223,573 femelles. (6) Voyez le Voyage de Guinée, de M. Smith, part. II, sur le pays d'Anté. (7) Du Halde, Mémoires de la Chine, tome IV, p. 46.

de la loi qui, chez eux, permet à une femme d'avoir plusieurs maris (1).

Mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande pour qu'elle exige qu'on y introduise la loi de plusieurs femmes ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, s'éloigne moins de la nature dans de certains pays que dans d'autres.

qu'à

J'avoue que, si ce que les relations nous disent était vrai, Bantam (2) il y a dix femmes pour un homme, ce serait un cas bien particulier de la polygamie.

Dans tout ceci, je ne justifie pas les usages, mais j'en rends les

raisons.

CHAPITRE V.

Raisons d'une loi du Malabar.

SUR la côte du Malabar, dans la caste des naïres (3), les hommes ne peuvent avoir qu'une femme, et une femme, au contraire, peut avoir plusieurs maris. Je crois qu'on peut découvrir l'origine de cette coutume. Les naïres sont la caste des nobles, qui sont les soldats de toutes ces nations. En Europe, on empêche les soldats de se marier. Dans le Malabar, où le climat exige davantage, on s'est contenté de leur rendre le mariage aussi peu embarrassant qu'il est possible: on a donné une femme à plusieurs hommes; ce qui diminue d'autant l'attachement pour une famille et les soins du ménage, et laisse à ces gens l'esprit militaire.

CHAPITRE VI.

De la polygamie en elle-même.

A regarder la polygamie en général, indépendamment des circonstances qui peuvent la faire un peu tolérer, elle n'est point utile au genre humain ni à aucun des deux sexes, soit à celui qui abuse, soit à celui dont on abuse. Elle n'est pas non plus utile aux enfans: et un de ses grands inconvéniens, est que le père et la mère ne peuvent avoir la même affection pour leurs enfans;

(1) Albuzéir-el-hassen, un des deux mahométans arabes qui allèrent aux Indes et à la Chine, au neuvième siècle, prend cet usage pour une prostitution. C'est que rien ne choquait tant les idées mahométanes. (2) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome I. (3) Voyages de François Pirard, chap. XXVII. Lettres édifiantes, troisième et dixième recueils, sur le Malléami, dans la côte du Malabar. Cela est regardé comme un abus de la profession militaire et, comme dit Pirard, une femme de la caste des bramines n'épouserait jamais plusieurs maris.

un père ne peut pas aimer vingt enfans comme une mère en aime deux. C'est bien pis quand une femme a plusieurs maris; car pour lors l'amour paternel ne tient plus qu'à cette opinion, qu'un père peut croire, s'il veut, ou que les autres peuvent croire, que de certains enfans lui appartiennent.

On dit que le roi de Maroc a dans son sérail des femmes blanches, des femmes noires, des femmes jaunes. Le malheureux ! à peine a-t-il besoin d'une couleur.

La possession de beaucoup de femmes ne prévient pas toujours les désirs (1) pour celle d'un autre : il en est de la luxure comme de l'avarice, elle augmente la soif par l'acquisition de trésors.

Du temps de Justinien, plusieurs philosophes, gênés par le christianisme, se retirèrent en Perse, auprès de Cosroès. Ce qui les frappa le plus, dit Agathias (2), ce fut que la polygamie était permise à des gens qui ne s'abstenaient pas même de l'a

dultère.

le

La pluralité des femmes (qui le dirait!) mène à cet amour que la nature désavoue: c'est qu'une dissolution en entraîne toujours une autre. A la révolution qui arriva à Constantinople, lorsqu'on déposa le sultan Achmet, les relations disaient que, peuple ayant pillé la maison du chiaya, on n'y avait pas trouvé une seule femme. On dit qu'à Alger (3) on est parvenu à ce point, qu'on n'en a pas dans la plupart des sérails.

CHAPITRE VII.

De l'égalité du traitement dans le cas de la pluralité des femmes.

De la loi de la pluralité des femmes suit celle de l'égalité du traitement. Mahomet, qui en permet quatre, veut que tout soit égal entre elles: nourriture, habits, devoir conjugal. Cette loi est aussi établie aux Maldives (4), où on peut épouser trois femmes.

La loi de Moïse (5) veut même que, si quelqu'un a marié son fils à une esclave, et qu'ensuite il épouse une femme libre, il ne lui ôte rien des vêtemens, de la nourriture et des devoirs. On pouvait donner plus à la nouvelle épouse; mais il fallait que la première n'eût pas moins.

(1) C'est ce qui fait que l'on cache avec tant de soin les femmes en Orient. —(2) De la vie et des actions de Justinien, p. 403. — (3) Laugier de Tassis, Histoire d'Alger. — (4) Voyages de François Pirard, chap. XII. (5) Exode, chap. XXI, v. 10 et 11.

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