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NOTES

DU LIVRE DOUZIÈME,

PAR M. MICHAUD.

De tous les livres de l'Énéide, le douzième est celui dans lequel le poëte a le plus prodigué les ressources du merveilleux. La surprise et l'admiration, dit Segrais, y sont si fréquentes, qu'il faudroit citer chaque passage si on vouloit faire remarquer tout ce qu'il y a d'admirable. La fortune s'y montre dans toute son inconstance, et le lecteur y est sans cesse retenu entre l'espérance et la crainte. La paix est faite, un augure la rompt; on combat, les Troyens ont l'avantage; Énée est blessé; les Latins poussent les Troyens jusque dans leur camp; Vénus guérit Énée miraculeusement; le héros troyen relève le courage de ses guerriers; il ne peut plus engager Turnus au combat, il va donner un assaut à la ville des Latins; enfin Turnus est obligé d'en venir aux mains lui-même. Ce combat est semé d'incidents, et le dénouement reste toujours imprévu; on croit sans cesse y être arrivé, et toujours de nouvelles circonstances tendent à l'éloigner. La situation du lecteur ressemble presqu'à celle d'un voyageur qui gravit l'Apennin ou les Alpes; chaque sommet qu'il découvre lui semble le terme de sa course; lorsqu'il y est parvenu, de nouvelles montagnes s'élèvent devant lui; et ce n'est qu'après avoir ainsi marché long-temps, après avoir changé mille fois d'horizon, qu'il arrive au plus haut point du globe, et qu'un spectacle immense se déroule à ses yeux.

Plusieurs commentateurs, en rendant justice à la beauté

des détails, ont pensé néanmoins que les machines étoient trop prodiguées, et que le merveilleux avoit perdu, dans ce douzième livre, quelque chose de l'éclat et de la majesté qu'il a dans les livres qui précédent. Les dieux semblent fatigués d'agir, et les moyens qu'ils emploient ne répondent point à l'idée qu'on doit en avoir. Dans les autres livres on est frappé de la puissance de Junon; les délibérations de l'Olympe remplissent le lecteur de crainte et d'étonnement: mais ici ce n'est plus Jupiter qui fait trembler les cieux d'un signe de tête; ce n'est plus Junon qui suscite des tempêtes, et qui invoque les puissances de l'Achéron; les héros sont devenus plus grands que les divinités qui les protègent; tout ce que l'Olympe a de plus puissant disparoît devant la gloire du chef des Troyens; et la situation des deux peuples, la fureur de Turnus, le courage d'Énée, ont quelque chose de plus imposant que les machines épiques employées en cette occasion. On en a fait un reproche à Virgile, et nous pensons qu'on auroit pu en faire un sujet d'éloge; rien n'est plus propre à montrer la gloire d'Énée dans tout son éclat que de représenter ce héros maîtrisant les volontés célestes, et forçant Junon elle-même d'avoir recours à la ruse, non plus pour repousser les Troyens de l'Italie, mais pour sauver le héros qu'elle protège.

Le dixième livre s'ouvre par le conseil des dieux, qui montrent à-la-fois toutes leurs passions et toute leur puissance les Troyens et leurs chefs étoient alors dans une situation fâcheuse; maintenant ils sont vainqueurs, et tout prend dans l'Olympe et sur la terre le caractère de la résignation.

(1)

Fer sacra, pater, et concipe fœdus.

Aut hac Dardanium dextra sub Tartara mittam,
Desertorem Asiæ, sedeant spectentque Latini,

Et solus ferro crimen commune refellam...

L'alternative exprimée dans ces vers forme, pour ainsi

dire, le nœud de ce douzième livre: la fureur de Turnus ne peut plus être contenue; il faut qu'il meure, ou qu'il soit vainqueur. Cependant le bon Latinus essaie de le calmer, et il emploie toutes les raisons que peut lui suggérer l'amour de la paix. Il lui fait entrevoir la possibilité d'une autre alliance; il allègue la décision des dieux et la voix. des oracles qui ont parlé pour Énée; il déplore les malheurs de la guerre, la situation critique des Latins; il se reproche sa propre foiblesse, il s'accuse de ses funestes irrésolutions, il fait craindre au rival d'Énée l'issue d'un combat inégal; et, pour achever de le convaincre, il lui met sous les yeux l'affliction de son vieux père Daunus :

Miserere parentis

Longævi, quem nunc moestum patria Ardea longe
Dividit.

Ce discours est composé avec beaucoup d'art; tout ce que dit Latinus, et sur-tout le dernier trait, est bien dans le caractère de ce prince, qui est bon et généreux, mais si foible, qu'il a recours aux prières, lorsqu'il pourroit dicter des lois. Ce caractère est d'ailleurs très conforme au but que se propose le poëte: les irrésolutions de Latinus laissent tout faire aux dieux et aux personnages principaux du poëme; il gémit sur l'issue de la guerre, mais il en laisse toute la honte à Turnus, et toute la gloire à Énée.

Turnus n'est point fléchi par Latinus ; le poëte met sa fermeté à une plus forte épreuve. Amate, fondant en larmes, le conjure de ne pas braver le courage d'Énée :

In te omnis domus inclinata recumbit...

Unum oro: desiste manum conmittere Teucris, etc.

Latinus avoit parlé comme un roi pacifique; Amate a le langage d'une femme profondément blessée dans son orgueil et dans ses affections. Les mots in te omnis domus inclinata recumbit renferment une très belle image.

Lavinie, voyant couler les larmes de sa mère, se rappelle qu'elle en est la cause; et elle rougit. Le poëte la représente affligée de la douleur de sa mère, adcepit vocem lacrimis, mais non pas passionnée pour Turnus; autrement il eût rendu les projets d'Enée injustes et odieux. Le trouble de cette jeune princesse est exprimé de la manière la plus gracieuse.

Ce qui se passe dans le conseil de Latinus a quelque ressemblance avec ce qu'on lit dans le vingt-deuxième livre de l'Iliade, au moment où Achille s'avance vers les murs de Troie. Priam conjure Hector de rentrer dans la ville, et de conserver un appui à sa patrie et à sa famille : comme Latinus, le roi d'Ilion rappelle à son fils les longs malheurs de la guerre. Hécube se joint à son époux : «O mon fils, « s'écrie-t-elle, si Achille te ravit le jour, ni moi qui t'enfan« tai, ni ton épouse qui vint dans ton palais accompagnée « d'immenses richesses, nous n'aurons pas même la conso«lation de te pleurer sur un lit funèbre. » Hector reste inflexible, et cette scène pathétique jette un très grand intérêt sur ses derniers moments; cet intérêt même nuit à celui que doit inspirer le héros de l'Iliade; le lecteur s'intéresse plus à Hector qu'à son rival. On n'oublie point que le héros de Troie combat pour sa famille, pour sa patrie; on songe à l'infortune de Priam, à la douleur d'Hécube; on est affligé du triomphe d'Achille. Virgile a évité ce défaut: la scène qui commence ce douzième livre de l'Énéide a tout l'intérêt qu'elle doit avoir; mais le lecteur est beaucoup moins touché du sort de Turnus qu'il ne l'est dans l'Iliade de celui d'Hector. Turnus ne combat point pour une cause sacrée ; il est insensible à la douleur de son vieux père Daunus; il sacrifie tout à son ambition particulière; il est la cause d'une guerre désastreuse; et tandis qu'Achille, en immolant Hector, porte le dernier coup à Priam, Énée, en immolant Turnus, ne fait que délivrer le roi des Latins, et assurer la paix de l'Italie. M. de La Harpe est donc tombé

dans une grande erreur lorsqu'il a dit que Turnus est tué Énée, sans qu'il soit possible de prendre intérêt ni à la victoire de l'un ni à la mort de l'autre.

par

L'exhortation d'Amate à Turnus a été imitée par Stace dans le onzième livre de la Thébaïde; Jocaste s'efforce de retenir Étéocle; Antigone se trouve dans la même situation que Lavinie.

(2) Hæc ubi dicta dedit, rapidusque in tecta recessit,

Poscit equos, gaudetque tuens ante ora frementis, etc.

Toutes les nuances du caractère de Turnus sont parfaitement conservées. Il ne laisse pas éclater toute sa colère en présence d'Amate et de Lavinie; mais il est peu touché de leurs larmes; et, lorsqu'il est rendu à lui-même, lorsqu'il revoit ses chevaux et ses armes, il reprend toute sa fureur. Il invoque sa lance comme une divinité, de même que Mézence, dans le dixième livre, met toute sa confiance dans ses armes: Nunc, o nunquam frustrata vocatus hasta meos. Il semble que le poëte ait encore voulu ici mettre cet oubli des dieux en opposition avec la piété d'Enée. Cependant il est vrai de dire que les Romains adoroient le dieu Mars sous la forme d'une lance, et que le poëte a pu faire allusion à cette coutume: au reste, ces préparatifs et ces imprécations guerrières de Turnus font un très beau contraste avec la douceur de Latinus, la prière d'Amate, les larmes et la timidité de Lavinie.

(3) His agitur Furiis, totoque ardentis ab ore, etc.

Les images que Virgile emploie ici pour exprimer la colère de Turnus sont les plus fortes qu'il puisse employer. Ce guerrier est agité par les Furies: ses yeux jettent des étincelles, et il mugit de rage, semblable à un taureau furieux. Les poëtes se sont toujours servis de cet animal, ainsi que du lion, pour représenter la colère. De son côté, Énée se prépare au combat, mais tous ses mouvements sont d'un

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