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se plaint moins elle-même qu'elle n'accuse les autres: c'est le langage passionné de la colère.

Dans ce conseil des dieux, Virgile l'emporte évidemment sur Homère pour le goût et le jugement. Le poëte grec, dans le vingtième livre de l'Iliade, fait assembler les dieux : l'idée de les faire convoquer par Thémis est très belle: mais la manière dont les dieux agissent ne répond point à cette idée, et le lecteur seroit tenté de croire qu'ils ont été convoqués par la Discorde. Les divinités de la terre et du ciel s'injurient dans leur assemblée, et bientôt elles en viennent aux mains. Il n'y a que la belle poésie d'Homère qui puisse faire passer des scènes aussi étranges; et, si le conseil des dieux dans l'Iliade étoit rendu en prose vulgaire, il ne manqueroit pas de paroître aussi ridicule qu'il l'est dans le dialogue de Lucien, où les habitants de l'Olympe se disputent sur la prééminence des rangs; les dieux d'or veulent être placés avant les dieux d'argent, et les dieux d'argent avant les dieux de pierre; l'Olympe retentit de leurs querelles, et Mercure s'écrie: « Entendez-vous le bruit qu'ils font, et ❝ comment ils demandent leur portion de nectar et d'am« broisie, l'hécatombe et les sacrifices communs? Impose<< leur silence, dit Jupiter, et qu'ils sachent pourquoi je les « ai rassemblés. » Mercure leur fait signe de se taire, et voilà les dieux devenus aussi taciturnes que des pythagoriciens. Ce dialogue est presque la parodie du conseil des dieux de l'Iliade. Au reste, le poëte grec a fait agir les dieux selon les idées de son siècle. Nos aïeux ne trouvoient point ridicule qu'on fit parler sur la scène les saints, la Vierge et Dieu lui-même; ils ne s'étonnoient pas que les poëtes dramatiques prétassent aux habitants du ciel toutes les passions et tous les ridicules de notre foible humanité. Les Grecs ont fait de même à l'égard d'Homère et de ses dieux; mais Homère avoit de plus que nos poëtes dramatiques du quinzième siècle l'autorité d'un génie sublime; et ce génie a forcé la raison elle-même d'admirer ses conceptions. Virgile, qui

T. VI. ÉNÉIDe. iv.

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vivoit dans un siècle plus policé, a profité, pour son poëme, des progrès de la civilisation. Dans l'Énéide, les passions de la nature sont par-tout modifiées par les idées sociales; le poëte latin fait parler ses dieux comme les hommes polis par l'éducation; par-tout il montre ce sentiment profond des convenances qu'on n'a pas encore dans les âges moins policés, et qu'on n'a plus peut-être dans les siècles tout-àfait corrompus.

(2) Adveniet justum pugnæ, ne arcessite, tempus, etc.

Virgile n'avoit fait qu'indiquer dans le quatrième livre le plus grand ennemi des Romains; ici il présente en peu de mots dans la bouche de Jupiter l'histoire sanglante des luttes de Rome et de Carthage; il montre en quelque façon de loin cette proie aux divinités de l'Olympe, et semble être forcé d'avoir recours à cette prédiction, pour calmer la fureur de Junon, acharnée à la poursuite des Troyens. Ces sortes de prédictions sont un des plus heureux attributs de la poésie épique : la faculté de lire dans l'avenir tient essentiellement au merveilleux; et l'intérêt du merveilleux, en ce cas, est puisé dans la vérité même. Les prédictions sont réalisées pour le lecteur, et notre esprit se laisse aisément entraîner par les tableaux prophétiques d'un avenir qui est devenu l'histoire.

(3) Incolumem Ascanium, liceat superesse nepotem.

Ce discours de Vénus est plein d'un intérêt touchant : mais rien n'est plus pathétique, rien n'est plus ingénieux que l'inquiétude qu'elle montre pour le sort du jeune Ascagne; ce n'est plus pour un héros qu'elle implore Jupiter, c'est pour un enfant sans défense. Ce sentiment pour l'enfance est puisé dans la nature; il doit être nécessairement partagé par tous les cœurs sensibles. On sait tout le parti que Racine en a tiré dans Athalie. Outre que ce motif, employé si adroitement par Vénus, est très propre à tou

cher le cœur des dieux, il jette de la variété dans le tableau; et l'image de Cythère, d'Idalie, de Paphos, d'Amathonte, distrait agréablement le lecteur de la colère de Junon et des scènes de la guerre.

(4)

Quid me alta silentia cogis

Rumpere, et obductum verbis volgare dolorem?

Tout ce discours de Junon est en apostrophes. Cette figure véhémente convient à la colère; l'apostrophe est sans cesse accompagnée d'une ironie amère, qui s'allie très bien au caractère de Junon. Le style de Virgile est aussi prompt que la passion impétueuse qu'il exprime :

Eneas ignarus abest; ignarus et absit.

Il semble qu'on entende ce vers dans la bouche de Junon elle-même.

Les raisonnements de cette déesse sont très forts, et pourroient offrir une critique du plan de l'Énéide, si les destinées de Rome n'étoient pas le principal objet de ce poëme. D'un côté, Junon rejette les malheurs de Troie sur Pâris, le favori de Vénus; de l'autre, elle accuse les Troyens de demander la paix les armes à la main, et de parler d'hyménée en secouant les torches de la guerre. Ces reproches sont très justes pour tout lecteur impartial; mais ils ne l'étoient point pour les Romains, qui se glorifioient de l'enlèvement des Sabines, et qui, comme le dit Saint-Évremont, étoient des voisins fâcheux et violents, qui vouloient chasser les justes possesseurs de leurs maisons, et labourer, la force à la main, les champs des autres. Au reste, ces reproches ne peuvent retomber sur le chantre d'Énée; il a dû se conformer au génie de sa nation, et c'est une considération qu'il ne faut jamais perdre de vue en lisant l'Énéide.

(5) Adnuit, et totum nutu tremefecit Olympum.

Ce vers, l'un des plus admirés de l'Énéide, est remar

quable par sa précision et la belle image qu'il présente. Le sublime est ici dans la simplicité des mots qui expriment une grande chose: tout ce qui représente l'action de la puissance doit être dit d'une manière simple et rapide. Ajoutez une épithète au mot nutu ou au mot Olympum, tout le sublime disparoît. Nous pensons que c'est sans raison que Macrobe reproche à Virgile d'avoir négligé la peinture des sourcils et la chevelure du maître de l'Olympe. Il est vrai que Phidias avoit pris dans Homère le modèle de son Jupiter, cuncta supercilio moventis; mais ces détails appartenoient plus à la sculpture qu'à la poésie, qui a le double avantage de raconter et de peindre. Le sculpteur grec ne pouvoit montrer au spectateur ni la profonde inclinaison des dieux, ni le tremblement du ciel. Le spectateur effrayé devoit, en quelque sorte, lire sur le front de Jupiter le respect et l'effroi de l'Olympe absent; et pour cela l'artiste avoit besoin de peindre la chevelure et les sourcils du maître du tonnerre. Virgile n'a pas cru non plus devoir emprunter d'Homère l'idée des parfums qu'exhale la chevelure de Jupiter; mais il s'en est servi au premier livre pour peindre Vénus, et cette idée convenoit mieux en effet à la reine des Amours:

Ambrosiæque comæ divinum vertice odorem
Spiravere.

(6) Interea Rutuli portis circum omnibus instant, etc.

Ce tableau de l'état de détresse où se trouvent les Troyens est remarquable par le choix des traits. Il faut avoir été témoin d'un pareil événement, et avoir vu soi-même les derniers efforts d'une ville assiégée, pour les peindre avec autant de vérité.

(7) Nec spes ulla fugæ. Miseri stant turribus altis
Nequidquam, et rara muros cinxere corona.

Un pinceau habile pourroit avec ces deux vers admi

rables faire le tableau des derniers instants d'une ville assiégée, sans que rien d'essentiel y fût omis; ils rappellent l'apparent rari nantes du premier livre, qui a donné au Poussin l'idée de son tableau du déluge. Le mot altis, rejeté à la fin du vers, exprime bien l'éloignement et l'élévation des derniers asiles des Troyens.

(8) Dardanius caput, ecce, puer delectus honestum,

Qualis gemma, micat, fulvum quæ dividit aurum, etc.

Cette comparaison gracieuse, et bien digne du fils de Vénus, de l'objet de ses tendres sollicitudes, forme ici un heureux contraste avec la peinture des horreurs du siège. Cette tête précieuse, à laquelle sont attachées de si grandes destinées, est exposée nue aux coups des assaillants : ce trait seul peint l'extrémité à laquelle sont réduits les assiégés. Leurs remparts ne sont plus défendus que par des enfants et des vieillards; le vieux Thymbris et le vieux Castor y sont aux premiers rangs.

(2) Regem adit, et regi memorat nomenque genusque;
Quidve petat, quidve ipse ferat, etc.

Le poëte, qui vient de faire naître si adroitement dans l'esprit du lecteur l'impatience du retour d'Enée, se garde bien de peindre trop longuement son voyage; en deux traits il a dit son arrivée à la cour de Tarchon, son discours, ses demandes, et tous les motifs qu'il a fait valoir. Son alliance, et les secours qu'on lui donne, ne sont pas décrits plus longuement. Virgile ne s'arrête qu'un instant au dénombrement des guerriers qui ont quitté les rives du Po pour le suivre: cela étoit nécessaire au développement du sujet; et le poëte ne manque pas cette occasion de flatter ses concitoyens, particulièrement sa chère Mantoue, sur l'antiquité de son origine.

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