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LES GENS DE LETTRES

D'AUTREFOIS.

En France, comme ailleurs, la destinée des gens de lettres a eu ses jours d'éclat et d'obscurité. Nous ne la suivrons pas dans ses phases diverses. Il n'y a pas long-temps que deux académiciens de mérite interrogeaient, sur ce sujet, nos archives du moyen âge. MM. Raynouard et Villemain nous ont appris ce qu'étaient les ménestrels; les trouvères et les troubadours; par

lesquels a commencé la littérature de l'Europe continentale. Nous n'aurons garde de remonter, à notre tour, jusqu'à cette origine. C'est de l'homme de lettres chez nous, c'est de l'homme de lettres, tel qu'il était avant notre révolution de 1789, et tel qu'il est aujourd'hui après notre révolution de 1830, que nous nous proposons de parler; et encore nous nous abstiendrons de nous livrer à une recherche de détails, dont la première partie se trouverait, avec plus de développement que nous ne saurions en offrir, dans les pages piquantes de Sainte-Foix, de Duclos, de Chamfort, de Mercier, et même de ce Rétif de la Bretonne, qu'il était peut-être permis de dédaigner il y a quarante ans, et qui serait présentement une puissance littéraire, pour peu que l'on s'avisât de mettre ses conceptions, aussi bizarres que hardies, en parallèle avec celles de la plupart des romanciers modernes. Le principal tort de cet écrivain est, en effet, d'avoir pris le sujet de ses tableaux dans un monde auquel il ne devait pas emprunter des modèles. Il existait bien une corruption profonde au sein de la haute société, lorsqu'il a tenté de la peindre: mais, pour ne l'avoir pas fréquentée, il lui a donné des formes trop hideuses. Ne se serait-il pas trompé d'étage, on pourrait lui reprocher d'avoir mal écouté aux portes, ou

mal regardé aux serrures. Le persiflage immoral de l'époque, sur laquelle s'essayaient ses crayons vigoureux, était une chose très-affligeante, en ce qu'elle décelait à l'attention de l'observateur une nature appauvrie dans les organes essentiels de son existence. La nation se rapetissait; toutes les sommités tendaient à s'effacer; les lettres elles-mêmes, quoique généralement cultivées, suivaient une pente déclive; et si la classe moyenne, forte d'un accroissement de lumières et de fortune, n'était venue se substituer à la classe supérieure; si une commotion, non moins financière que politique, n'avait favorisé ce revirement de parties, nous n'aurions pas à résoudre aujourd'hui la question tant débattue de la forme de notre gouvernement. Sybaris s'éteint dans la mollesse, ou subit le joug d'un despote, sous lequel la mort des nations est plus lente, mais inévitable; et le voyageur qui en cherche en vain la trace, est réduit à demander au pâtre insouciant de l'antique Thurium, qui certainement ne lui répondra pas, où fut Sybaris?

Outré dans l'expression des mœurs de l'hôtel, cynique dans celles du carrefour, Rétif de la Bretonne a été admirable dans la peinture du village. C'est là qu'il a excellé; avec lui, vous devenez, en toute vérité, l'habitant de la ferme, ou plutôt vous pénétrez sous la tente des anciens

patriarches. Son ami Mercier a consacré plusieurs passages du Tableau de Paris à lui rendre cette justice; il a même plus d'une fois donné des éloges à une vigueur de conception qu'il serait difficile de refuser au drame du Paysan et de la Paysane pervertis. Il est vrai que Rétif de la Bretonne était prodigue envers son ami de pareille monnaie. Ceci nous rappelle que Ducis et Thomas, Chamfort et La Harpe, Suard et Marmontel, offraient alors, dans les salons, le spectacle de deux interlocuteurs préparés à se faire valoir réciproquement. Le public aurait-il été pris pour dupe? Nous n'oserions le dire; mais, s'il s'amusait de ce jeu, qui aurait le droit de se plaindre aujourd'hui?

Quoi qu'il en soit, les gens de lettres de cette époque connaissaient mieux que ceux de la nôtre les douceurs de l'amitié. Les mémoires du temps nous apprennent l'importance qu'ils attachaient à rester fidèles aux liaisons déjà formées. Celui qui se fût affranchi le premier des devoirs qu'elles imposent, se fût rendu coupable d'un tort grave aux yeux de tous; de là le soin que quelquesuns ont mis à s'en défendre. L'épigramme sortait pourtant de l'encrier, le sarcasme s'échappait des lèvres; mais la bienveillance était au fond des cœurs, et, quand on avait besoin d'y recourir, on ne la cherchait pas en vain. Ces contra

dictions s'expliquent : les écrivains vivaient plus entre eux qu'aujourd'hui. Membres épars d'une seule famille, se traitant comme tels, ils avaient divers points de réunion qui leur manquent à présent. Ils se rencontraient à la table des grands seigneurs, des financiers, des femmes aimables, et quelquefois des hommes d'état, où, condamnés à avoir de l'esprit à tout prix, et à le dépenser en argent comptant, ils ne s'épargnaient pas toujours. Lorsqu'un bon mot devient une bonne fortune, lorsque ce bon mot doit circuler pendant une semaine au moins dans la capitale, et partir ensuite en poste pour la province, le sacrifice en serait trop pénible pour qu'on pût raisonnablement l'exiger. L'arc ayant été tendu, il faut que le trait se décoche, dût le voisin en souffrir; mais comme la flèche n'a point été trempée dans des sucs vénéneux, la plaie tardera peu à guérir. Le souvenir seul en restera, et c'est ce qu'il faut. Ainsi la surveillance s'étendait plus aux procédés qu'aux paroles.

Moins nombreux qu'on ne le suppose, les mêmes gens de lettres se retrouvaient au café Procope, maintenant Zoppi, du nom de son dernier propriétaire, et au café de la Régence, qui n'a pas changé de dénomination. Là, leur gaieté plus vive et plus bruyante avait moins d'amertume, parce qu'elle était improvisée; on n'était plus

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