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-Mais vous n'avez pas de témoins, répondit

M. Alfred.

-L'un des vôtres m'en servira.

-Ernest, passez du côté de monsieur.

<< Un des deux témoins passa du côté de mon maître. L'autre prit les épées, plaça les deux adversaires à quatre pas l'un de l'autre, leur mit à chacun une poignée d'épée dans la main, croisa les fers, et s'éloigna en disant :—Allez, messieurs.

« A l'instant même chacun d'eux fit un pas en avant, et leurs lames se trouvèrent engagées jusqu'à la garde.

-Reculez, dit mon maître.

-Je n'ai point l'habitude de rompre, répondit M. Alfred.

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«M. Eugène recula d'un pas, et se remit en garde.

<«<lly eut dix minutes effrayantes à passer. Les épées voltigeaient autour l'une de l'autre, comme deux couleuvres qui jouent. M. Alfred seul portait des coups. Mon maître suivait l'épée des yeux, arrivait à la parade, ni plus ni moins tranquillement que dans une salle d'armes. J'étais dans une colère ! si le domestique de l'autre avait été là, je l'aurais étranglé.

<< Le combat continuait toujours. M. Alfred riait amèrement; mon maître était calme et froid.

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Son épée avait touché mon maître au bras, et le sang coulait.

-Ce n'est rien, répondit celui-ci ; continuons. «Je suais à grosses gouttes.

<< Les témoins s'approchèrent: M. Eugène leur fit signe du bras de s'éloigner. Son adversaire profita de ce mouvement, il se fendit; mon maître arriva trop tard à une parade de seconde, et le sang coula de sa cuisse. Je m'assis sur le gazon; je ne pouvais plus me tenir debout.

<< Cependant M.Eugène était aussi calme et aussi froid; seulement ses lèvres écartées laissaient apercevoir ses dents serrées. L'eau coulait du front de son adversaire; il s'affaiblissait.

«Mon maître fit un pas en avant; M. Alfred rompit.

- Je croyais que vous ne rompiez jamais, dit-il.

« M. Alfred fit une feinte; l'épée de M. Eugène arriva à la parade avec une telle force que celle de son adversaire s'écarta comme s'il saluait; un instant sa poitrine se trouva découverte, l'épée de mon maître y disparut jusqu'à la garde..

« M. Alfred étendit les bras, lâcha le fer, et ne resta debout que parce que l'épée le soutenait en le traversant.

« M. Eugène retira son épée, et il tomba.

-Me suis-je conduit en homme d'honneur? dit-il aux témoins. Ils firent un geste affirmatif, et s'avancèrent vers M. Alfred.

« Mon maître vint à moi.

—Retourne à Paris, et amène un notaire chez moi; que je le trouve en rentrant.

-Si c'est pour faire le testament de M. Alfred, que je lui dis, ce n'est pas beaucoup la peine, vu qu'il se tord comme une anguille, et qu'il vomit le sang, ce qui est un mauvais signe.

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Ce n'est pas cela, dit-il.

- Pourquoi était-ce donc ? dis-je à mon tour, en interrompant le cocher.

Pour épouser la jeune fille, me répondit Cantillon, et reconnaître son enfant. - Il a fait cela?

Oui, monsieur, et bravement.

Puis il m'a dit: Cantillon, nous allons voyager ma femme et moi je voudrais bien te garder; mais, tu comprends, ça la gênerait de te voir. Voilà mille francs ; je te donne mon cabriolet et mon cheval, fais ce que tu voudras; et si tu as besoin de moi, ne t'adresse pas à d'autres. » Comme j'avais le fond de l'établissement, je me suis fait cocher.

Voilà mon histoire, notre bourgeois. Où faut-il vous conduire?

Chez moi ; j'achèverai mes courses un autre jour.

Je rentrai, et j'écrivis l'histoire de Cantillon telle qu'il me l'avait racontée.

ALEX. DUMAS.

LES

DEUX SAINT-SIMONIENS.

CONVERSATION.

Après avoir couru pendant trois jours les salons, les spectacles, les jardins, les voitures publiques, pour tâcher d'entendre quelque chose de neuf et de piquant, afin de paraître avec honneur en excellente compagnie dans un livre merveilleusement imprimé, et surtout pour obliger un galant homme digne de l'intérêt général, parce qu'il a traité son commerce comme un art à une époque où tant de gens font de l'art un trafic;

PARIS. II.

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