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de cordialité libre que Moore, Rogers, Shelley. pratiquaient l'amitié avec lui. En général, moins les rencontres entre poètes qui s'aiment ont de but littéraire, plus elles donnent de vrai bonheur et laissent d'agréables pensées. Il y a bien des années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse, et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de SaintPoint, gravissaient tous les trois ensemble, par un beau soir d'été, une côte verdoyante d'où la vue planait sur cette riche contrée de Bourgogne, et au milieu de l'exubérante nature et du spectacle immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de ces trois grands poètes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes disgraces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent, une dernière fois, sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l'éclair évanoui, retombent à jamais dans l'abîme du passé. Voilà sans doute une rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir à souhait et décorer la mémoire; mais il y a loin de ces hasards-là à une soirée priée à Paris, même quand nos trois poètes y assisteraient.

Après tout, l'essentiel et durable entretien des poètes, celui qui ne leur manque ni ne leur pèse

jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant, de sa sérénité idéale ni de sa suave autorité, ils ne doivent pas le chercher trop au dehors; il leur appartient à eux-mêmes de se le donner. Milton, vieux, aveugle, sans gloire, se faisant lire Homère ou la Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et conversait, de longues heures, avec les antiques génies. Machiavel nous a raconté, dans une lettre mémorable, comment, après sa journée passée aux champs, à l'auberge, aux propos vulgaires, le soir tombant, il revenait à son cabinet, et, dépouillant à la porte son habit villageois couvert d'ordure et de boue, il s'apprêtait à entrer dignement dans les cours augustes des hommes de l'antiquité. Ce que le sévère historien a si hautement compris, le poète surtout le doit faire; c'est dans ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les impérissables maîtres, qu'il peut retrouver tout ce que les frottements et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur privilégiée. Là, il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poètes souverains dont il est épris; il les interroge, il les entend; il convoque leur noble et incorruptible école (la bella scuola ), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes ambiguës des écoles éphémères; il éclaircit, à leur

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flamme céleste, son observation des hommes et des choses; il y épure la réalité sentie dans laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière; et, à force de s'envelopper de leurs saintes reliques, suivant l'expression de Chénier, à force d'être attentif et fidèle à la propre voix de son cœur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d'autres conversent avec lui un jour.

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POLICHINELLE.

Polichinelle est un de ces personnages tout en dehors de la vie privée, qu'on ne peut juger que par leur extérieur, et sur lesquels on se compose par conséquent des opinions plus ou moins hasardées, à défaut d'avoir pénétré dans l'intimité de leurs habitudes domestiques. C'est une fatalité attachée à la haute destinée de Polichinelle. Il n'y a point de grandeur humaine qui n'ait ses compensations.

Depuis que je connais Polichinelle, comme

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