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nomma alors plusieurs officiers - géneraux, qu'on appela plaisamment la monnoie de M. de Turenne. De grands hommes d'états et de conditions différentes, ont souvent entr'eux des rapports inattendus. Homère a fait comme Louis XIV: Achille, par son absence, étant mort pour l'armée, Homère l'a pour ainsi dire monnoyé, en mettant à sa place Diomède, les deux Ajax, Idoménée, etc. Mais Énée étant toujours présent, tout a dû lui être subordonné, excepté son adversaire Turnus, qui, pour l'honneur même de son rival, a dû être digne de lui.

D'ailleurs, on ne peut pas même raisonnablement reprocher à Virgile une pénurie réelle de caractères; on peut même assurer que les caractères

subalternes de ce poëte ont quelque chose de supérieur à ceux d'Homère. Tout le génie de celui-ci n'a pu empêcher que tous ses héros, nés dans le même pays, se battant pour la même cause, contre les mêmes ennemis, avec le même courage et les mêmes armes, n'eussent entr'eux une grande ressemblance. Rien de pareil dans Virgile. J'observerai, de plus, que beaucoup de lecteurs passionnés d'Homère restent indécis sur Achille et Hector, que même les partisans de ce dernier sont les plus nombreux : aussi Virgile, frappé de cette idée, paroît-il avoir voulu retracer Achille dans Turnus, et Hector dans Enée. Amate, mère de Lavinie, dont le caractère n'a été remarqué par aucun critique, méritoit

de l'être. Virgile a peint en elle le sentiment maternel avec une justesse, une

vérité et une nouveauté de couleurs, qu'on ne retrouve dans aucun poëme. Cet amour, dans Amate, a deux caractères bien frappans, que l'on ne voit dans aucun autre tableau de la maternité, et ces deux caractères sont également dans la nature. Une mère a non-seulement une tendresse de dévouement, qui la porte à se sacrifier ellemême pour sauver sa fille d'un grand danger, mais encore un sentiment de ses droits qui lui fait regarder comme un outrage qu'on en dispose sans son aveu. Aussi, lorsqu'Amate s'adresse aux mères d'Italie les engager à se joindre à elle, elle s'écrie:

pour

« O vous! qui que vous soyez,

mères

» d'Italie, si vous êtes encore jalouses » des droits de la maternité, écoutez>> moi, et joignez-vous à moi. »>

Tout ce qui suit est d'une fécondité d'imagination, d'une verve de style admirable. Le poëte suppose que les

femmes du Latium célébroient dans ce moment la fête de Bacchus: Amate y conduit sa fille, et la mène dans les forêts pour se mêler à leurs chants bachiques, et la consacrer à leur Dieu. Cette fiction, en associant sa fureur et son délire à l'ivresse sacrée des prêtresses de Bacchus, semble imprimer quelque chose d'auguste aux sentimens d'orgueil et de tendresse qui l'animent et qui l'égarent.

Les détracteurs de Virgile les plus obstinés n'ont pu nier que le caractère

de Turnus n'eût un grand éclat; plusieurs même le lui ont reproché, comme effaçant celui d'Énée. Aucun d'eux n'a rendu assez de justice à celui de Mézence; aucun d'eux ne paroît avoir senti combien ce prince barbare, irréligieux, qui se vante de ne connoître d'autres dieux que son bras et son épée, forme un contraste admirable avec le caractère pieux et bienfaisant d'Énée. L'on n'a pas rendu plus de justice aux caractères de Latinus et de Lavinie. Virgile a eu soin de prévenir les reproches que l'on fait à celui de ce prince, en le représentant comme un roi affoibli par l'âge et le malheur; et le caractère religieux qu'il lui a donné, s'accorde parfaitement avec celui d'Énée.

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