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prendront leur rang respectif, et le problème sera résolu par la nature elle-même.

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Dans le dernier siècle la raison a prévalu sur toutes les autres facultés de l'homme. Elle s'est déclarée souveraine et indépendante, ayant en elle le poids, le nombre et la mesure de toutes choses; et, afin de consolider son règne, elle a exercé sa critique et son jugement sur tout ce qu'elle trouvait établi autour d'elle. Elle devait prononcer condamnation sur ce qui lui est supérieur, sur ce qu'elle ne peut ni embrasser, ni expliquer. Elle l'a fait et c'est ainsi que les antiques institutions, fondées presque toutes en nature, consacrées par les traditions et l'expérience des siècles, ont été pour la plupart attaquées, ébranlées, sapécs ou détruites en peu d'années. Le plan d'éducation ne pouvait échapper à la réformation du dix-huitième siècle; il a subi le même sort que la morale publique et les lois sociales, et depuis nous avons eu autant de systèmes d'instruction et d'éducation que de théories politiques, de constitutions et de législations.

Quoique la force des choses nous ramène tous les jours, et comme malgré nous, à l'ancien ordre d'enseignement, le doute sur la légitimité de cet ordre est cependant resté dans beaucoup d'esprits, et le grand argument dont on s'est appuyé dans la question qui nous occupe, paraît encore sans replique à des personnes d'ailleurs éclairées et de bonne foi.

La Rhétorique, dit-on, est l'art de bien dire; la Logique, l'art de bien penser: or, la diction ou la parole est l'expression, le revêtement de la pensée; elle la suppose donc, et s'il faut penser avant de parler, il est clair qu'il faut savoir bien penser pour apprendre à bien dire, ou autrement, quil faut étudier la Logique avant de s'appliquer à la Rhétorique.

La méthode généralement suivie est donc contraire au bon sens, puisqu'elle enseigne la pratique avant la théorie, l'art de peindre avant l'art de dessiner; qu'elle prétend faire dire avec ordre et méthode, ce qui est conçu et pensé sans méthode et sans ordre.

Si ce raisonnement est juste, il s'ensuit que l'étude de la Logique doit non-seulement précéder l'étude de la Rhétorique, mais encore celle de la grammaire et des langues.

En effet, la grammaire enseigne à l'enfant les élémens ou les parties du discours, et les règles pour lier ces parties: elle lui apprend à reconnaître les diverses espèces de mots, leurs variations, leurs relations; à les combiner et ordonner d'après ces règles, et suivant les rapports des notions que les mots expriment.

Or, en nous plaçant dans le point de vue rationnel, peut-on connaître les espèces des mots sans connaître les espèces des notions qui leur correspondent? Ensuite, comment combiner les mots convenablement, si l'on n'aperçoit les rapports des choses, si l'on ne discerne la convenance ou la disconvenance des notions? Et enfin, comment appliquer les règles générales de la syntaxe aux cas particuliers du langage, si l'on ne sait voir le particulier dans le général, la mineure dans la majeure; en d'autres termes, si l'on ne sait raisonner? Il faudrait donc savoir bien penser, bien discerner, bien juger, bien raisonner, pour appreudre à parler correctement; il faudrait donc étudier la Logique avant la grammaire !

Nous allons plus loin; et, prenant l'enfant au berceau, nous soutenons que l'argument lui est applicable aussi bien qu'au rhétoricien, et qu'ainsi il ne pourra apprendre sa langue maternelle sans le secours de la Logique, qu'il devra être raisonneur en bégayant.

L'enfant qui commence à parler applique le même mot à plusieurs objets, et distingue cependant les individus ; il a donc dû comparer et discerner leurs différences: il leur applique le même signe; il a donc dû éliminer les caractères particuliers ou individuels, et réunir en une même notion les caractères communs. Toutes les opérations de la raison ne semblentelles pas être nécessaires pour former la première notion générale? Ne faut-il pas observer et comparer, juger et classer, abstraire et construire, analyser et combiner, penser et raisonner dans toutes les formes, et n'est-ce pas là de la Logique? Il faudrait donc savoir penser et bien penser pour apprendre la langue maternelle l'enfant devrait être logicien dans les bras de sa nourrice!....

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L'absurdité évidente des conséquences montre le vice du principe; et c'est ainsi que les raisonnemens spécieux du dernier siècle, qui ont puissamment servi à décréditer ou faire mépriser ce qui était respectable pour nos aïeux, se sont jugés eux-mêmes dans l'application par leurs résultats monstrueux ou ridicules.

Si donc il est prouvé, par le fait, que l'enfant apprend à parler et qu'il parle en effet la langue maternelle avant qu'il ne pense, ou du moins avant qu'il ne puisse avoir conscience de sa pensée ou la réfléchir; s'il peut apprendre le mécanisme des langues, et combiner régulièrement des mots et des phrases sans rien connaître des lois sur lesquelles les règles et la méthode se fondent, le jeune homme aussi doit apprendre à exprimer avec chaleur, mouvement et élégance ce qu'il sent, avant de connaître les lois sur lesquelles reposent les règles de l'élégance et de l'éloquence. Il doit apprendre et apprend en effet, sous la seule conduite de la nature, à exprimer ce qu'il sent, ce qu'il imagine, ce qu'il pense avant qu'il n'ait science de toutes ces opérations, ou qu'il

puisse en rendre raison. Comme il parle avant d'être grammairien, il sent, imagine, pense et exprime sa pensée, ses imaginations et son sentiment avant d'être psychologue, philologue, logicien, avant de savoir ce que c'est que penser, imaginer, sentir. Tous les hommes sentent, imaginent et pensent : il en est qui exercent très-bien ces fonctions sans se douter qu'il ait un art de la pensée, ou soupçonner ce qu'il

peut être.

Il y a cependant, dans l'opinion moderne, quelque chose de vraisemblable, et qui peut entraîner l'assentiment, si l'on ne pénètre plus avant dans la nature de l'homme. Il est certain que, dans l'ordre de la science, la théorie logique est au-dessus de la didactique de la Rhétorique, comme la psychologie est à un degré plus haut que la Logique. La science doit être le reflet de l'univers et de ses lois dans notre entendement; et dans la hiérarchie des existences, ou dans l'ordre de leur génération, le spirituel est nécessairement avant le matériel, la pensée avant la parole, la théorie avant la doctrine et la pratique. Il n'en est pas de même du développement de l'homme actuel. Conçu dans les ténèbres, posé au milieu d'un monde matériel, il naît dans une ignorance complète et commence par vivre de la vie animale. Il remonte il faut donc qu'il passe par les degrés inférieurs pour 'arriver au sommet de la science. Il faut que l'instruction l'élève graduellement vers ce terme; dès-lors l'ordre d'instruction doit être pour l'enfant l'inverse de l'ordre scientifique, et c'est ce que nous allons démontrer par l'exposition du développement naturel des facultés de l'homme.

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Qu'est-ce qu'instruire? C'est exciter au développement l'homme spirituel, latent dans l'homme physique; c'est ensuite le nourrir et le diriger dans sa croissance, au moyen de la parole.

Comme les lois qui régissent le monde sont une et universelles, et que les existences inférieures sont les images des existences supérieures, nous devons trouver dans les conditions de la génération, de la croissance et de la vie des êtres physiques, celles du développement de l'homme spirituel.

Or, toute plante est primitivement dans un germe, et elle en sort quand ce germe est pénétré par l'hu midité et fécondé par le rayon solaire.

C'est donc une action extérieure, partant d'un agent distinct d'elle, qui la porte à se manifester. L'action fécondante a-t-elle été énergique, la plante aura de la vigueur; a-t-elle été molle ou incomplète, la plante sera faible, maladive. Le développement commencé, tout ce qui était virtuellement dans le germe se pose au dehors, et cela dans un ordre invariable, et que le plus habile jardinier ne saurait intervertir. Ainsi la tige d'abord, les feuilles ensuite, puis les fleurs, et enfin les fruits. Les fruits peuvent-ils jamais précéder les fleurs ?..... Si la plante reçoit à chaque période la nourriture analogue à son degré, si d'ailleurs elle se trouve placée dans toutes les circonstances favorables, si une main amie écarte tout ce qui pourrait la blesser, l'entraver, et retranche avec une bienfaisante sévérité tous les rejetons sauvages, la plante se manifestera dans toute sa force et sa beauté; elle fleurira et fructifiera avec abondance.

L'éducation et l'instruction doivent conduire l'homme, d'après la même loi, à un terme semblable; elles doivent l'amener au développement complet, à la jouissance pleine et entière de toutes ses puissances et facultés, faire paraître au-dehors tout ce qui est enfoui et latent en lui, afin que l'homme apparaisse dans toute sa dignité et sa grandeur. Que faut-il pour cela? Ce qu'il fallait à la plante; excitation, fécondation, nourriture, soins et direction.

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