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leur interprète, et de vous faire parvenir les témoignages de leur satisfaction.

Le public, avide de tout ce qui sort de votre plume, suit vos travaux, et attend avec impatience que vous lui prodiguiez vos richesses: hâtez-vous de le satisfaire; il sera généreux d'augmenter ses jouissances lorsque vous ne pouvez accroître votre gloire. J'ai lu des fragmens du poëme de l'Imagination; ils sont brillans et pleins de feu. C'est au poëte, monsieur, à décrire ses domaines: qui mieux que vous peut connoître leur étendue? On nous assure que le poëme de la Pitié, et une traduction complète de l'Éneïde, sont le fruit de vos veilles : quelle vaste entreprise! Tous vos momens, monsieur, sont donc consacrés à la postérité? Permettez que nous rivalisions avec elle, et satisfaites notre juste impatience. Songez, monsieur, lorsque vous publierez ces écrits, que vous avez ici bien des admirateurs et un ami. Je m'appuie de tous ces titres auprès de vous, et je vous prie de croire à la vivacité des sentimens que vous ne cesserez jamais de m'inspirer.

Je suis avec le plus sincère attachement, etc.

(M. Delille ayant écrit à M. le comte de Strogonoff pour le prier de demander à S. M. I. la permission de lui dédier sa traduction de l'Énéide, M. le comte lui écrivit la lettre suivante.)

MONSIEUR,

Saint-Pétersbourg, le 20 mai 1802,

Je suis chargé par S. M. I. de vous annoncer qu'elle agrée l'hommage que vous lui faites de votre traduction de l'Énéïde. Elle lit vos ouvrages; et, regardant la gloire attachée à la protection accordée aux lettres comme un des apanages du trône, son goût et ses devoirs se réunissent pour accueillir votre demande. Je vous ai instruit, monsieur, du plaisir que S. M. I. éprouve à lire vos vers, et je vous ai fait connoître les droits que vous avez à ses bontés. Vous me comparez à Mécène; j'envie son sort; il passa sa vie avec Virgile, et c'est avec regret que je vous écris : heureux ceux qui vous entendent !

Je passe, monsieur, à des temps moins éloignés, et permettez qu'en réfléchissant à l'état des lettres en France à la fin du règne de Louis XIV, je vous fasse observer que dans un siècle si fécond en beaux génies, le seul Boileau nous laissa un poëme. Malgré la beauté des vers et les grâces prodiguées à cet ouvrage charmant, la frivolité du sujet lui assignoit difficilement un rang auprès de ses modèles ; et les Français, en le citant, prouvoient même leur indigence. Vous étiez

destiné, monsieur, à faire pencher la balance en leur faveur: vous composez quatre poëmes; et, luttant avec Virgile, la poésie n'a pour vous aucune entrave; vous triomphez de l'aridité d'un poëme didactique; et l'Eneide, qu'il n'avoit pu achever, devient en peu d'années une de vos propriétés. Votre vie est une suite de travaux littéraires : vous quittez votre patrie, l'Angleterre vous offre un asile; vos conquêtes s'étendent sur vos hôtes (1); Milton est semblable à l'or surchargé d'alliage, votre main est le creuset qui doit l'épurer.

Je vous remercie des détails que vous me donnez sur votre position et sur vos occupations; ils sont très précieux pour l'amitié. Continuez, monsieur, à m'instruire de ce qui vous intéresse; vous ne connoîtrez jamais tous ceux qui vous admirent; mais j'aurois le droit de vous taxer d'injustice, si vous ne me placiez point à la tête de tous ceux qui vous aiment.

J'ai l'honneur d'être avec un tendre attachement., etc.

(1) M. Delille annonçoit à M. le comte de Strogonoff, qu'il travailloit à une traduction du Paradis perdu.

PRÉFACE.

VOLTAIRE
OLTAIRE a dit : « Si c'est Homère qui a fait Virgile,
» c'est son plus bel ouvrage. » Suivons cette idée. Un des
plus intéressans spectacles qu'on puisse observer, c'est l'im-
pression du génie sur le génie. J'aime à me représenter le
poëte latin, au moment où il fit la première lecture de
l'Iliade, plein de l'inspiration qu'il venoit de recevoir, mé-
ditant un poëme qui devoit procurer aux Romains un nou-
veau triomphe sur la Grèce, évoquant de l'oubli Énée perdu
dans la foule des guerriers troyens, si un nom cité par Ho-
mère peut être oublié; je me plais à voir ce jeune poëte lisant
au théâtre les premiers essais de son Énéïde, enivrant la su-
perbe Rome du récit de ses victoires, Auguste de celui de
ses triomphes et de sa gloire; j'aime à voir le rival d'Homère
accueilli par une acclamation générale, et faisant oublier aux
Romains les représentations théâtrales, les gladiateurs et les
pantomimes, pour jouir de la peinture de leurs brillantes
destinées.

Une des qualités les plus indispensables de l'épopée, c'est que le sujet en soit national. Les besoins de la vanité ne sont ni les moins sentis, ni les moins communs. Les peuples

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sont comme les particuliers et les familles : tous entendent avec plaisir l'histoire de leurs aïeux ou de leurs fondateurs, comme un enfant voit avec plus d'intérêt la maison paternelle et ses terres patrimoniales, que les plus belles possessions étrangères. Aussi les deux poëmes d'Homère ont-ils, sous ce rapport, un grand avantage. Celui de Virgile n'en a pas moins son sujet, comme national, est heureusement choisi. Les Romains étoient, au moins autant que les Grecs, flattés de leur origine, et de tout ce qui étoit favorable à leur orgueil généalogique. Le poëte étoit en cela secondé par toutes les traditions populaires; elles étoient pour lui un moyen naturel de caresser toutes les vanités. Jules César se plaisoit à faire croire que son prénom venoit d'Iule, fils d'Énée; Auguste, son fils adoptif, n'abandonna point cette prétention. Une foule de familles aimoient à se perdre dans la nuit des temps. Les Claudius vouloient remonter jusqu'à Clausus, les Memmius jusqu'à Mnesthée (genus a quo nomine Memmi), les Cluentius jusqu'à Cloanthe; et les différens auteurs de ces familles illustres goûtoient, en lisant Virgile, le plaisir d'y voir leurs fondateurs jouer un rôle distingué. Enfin, la nation elle-même prenoit sa part de ce que l'antiquité et le merveilleux de cette origine pouvoient avoir de flatteur. Un grand nombre de fêtes religieuses ou civiles, le culte de Vesta, celui de Cybèle et de presque tous leurs dieux, les cérémonies avec lesquelles on proclamoit la paix ou la guerre, les armes des guerriers, les vêtemens des pontifes, avoient passé des Troyens et des Grecs aux Romains; et ce n'étoit pas la partie de leur héritage dont ils se

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