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veux parler ici que de la variété et de la richesse que Virgile a mises dans ses combats.

Après ce magnifique tableau, je ne puis me refuser au plaisir d'en citer un autre plus nouveau, et plus frappant encore: c'est celui du débarquement des Arcadiens et des Toscans envoyés au secours des Troyens. La difficulté de cette opération militaire, le prodigieux avantage de ceux qui combattent sur terre, les efforts incroyables de ceux qui tentent d'aborder, le danger d'échouer, les vaisseaux engagés dans les bancs de sable ou brisés contre les rochers; cette foule de guerriers qui tentent l'abordage à la vue de l'ennemi, dans des attitudes et par des moyens différens; les uns s'élançant de leurs vaisseaux sur la grève, les autres posant sur la rive un pied mal assuré, d'autres appliquant des échelles, ou glissant sur leurs rames; le choc désordonné des deux partis : tout cela est neuf, pittoresque, et n'appartient qu'à Virgile; ce qui est d'autant plus remarquable, que le sujet d'Homère, où l'armée de mer est combinée avec l'armée de terre, amenoit naturellement une semblable description qu'il a négligée, et dont il a laissé les honneurs tout entiers à Virgile.

Enfin, Homère a souvent mis ses héros aux prises avec la mort ou le danger, mais jamais avec la douleur : c'est ce que Virgile a fait avec le plus grand succès. Une flèche a dangereusement blessé le héros troyen, on l'emporte du champ de bataille dans sa tente, environné de la consternation et des larmes de son fils et de ses principaux capitaines: lui seul paroît insensible, demande avec instance qu'on le guérisse

par les moyens, non les plus doux, mais les plus courts, et qu'on le renvoie au combat, seseque in bella remittant. Le médecin lapis tâche en vain d'arracher la flèche; elle résiste à ses efforts, et triomphe de son art. Vénus alors va sur le mont de Crète chercher le dictame, le plus puissant et le plus salutaire des végétaux ; une infusion de cette plante détache la flèche qui tombe d'elle-même. Énée à peine guéri prend son fils dans ses bras; et profitant de la circonstance pour l'instruire par un grand exemple, lui adresse ces mots à la fois touchans et sublimes:

Apprends de moi, mon fils, la route de l'honneur,
D'autres te donneront l'exemple du bonheur.
( Trad. de l'ÉN., liv. x11, v. 669. )

Tout, dans ce morceau, me paroît supérieur aux plus beaux détails des combats d'Homère. La tendresse filiale, l'amour paternel, de grandes difficultés vaincues dans la description des opérations chirurgicales, la grandeur de l'ame et ses affections les plus tendres, l'intérêt d'un grand danger, la joie du succès, le naturel, le merveilleux, le mérite de l'invention, la beauté des images, l'élégance de l'élocution: tout s'y trouve réuni.

On

su,

peut remarquer aussi que, par un art digne de Virgile, il a dans cette peinture, placer le médecin lui-même au nombre de ses héros. Il suppose très ingénieusement qu'Iapis, favori d'Apollon, a recu de lui le choix de la lyre ou de lá médecine. Son père est vieux et infirme, sa tendresse filiale

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donne la préférence à l'art de guerir. C'est ce même lapis qui, assuré de la guérison d'Énée, s'écrie:

Des armes, mes amis ! qu'on lui rende ses armes!
(Trad. de l'ÉN., liv. xII, v. 655.)

Un tel personnage méritoit d'autant plus d'être remarqué, qu'il offre une espèce de contraste entre sa profession bienfaisante et paisible, et ses sentimens héroïques et guerriers.

Quelquefois aussi Virgile sait mieux qu'Homère tirer parti du choix de ses héros. Il introduit dans ses batailles, des rois, des princes, des capitaines illustres, et, à côté d'eux, des pontifes et des prêtres; ailleurs, c'est un malheureux pê-cheur, un simple fermier, qui,

Pauvre cultivateur du domaine d'autrui,

Ne plantoit, ne semoit, ne cueilloit pas pour lui.
Son fils abandonnant son chaume, sa rivière,
Et les rets du pêcheur pour la lance guerrière,
Arraché malgré lui de ses rustiques toits,
Est venu s'immoler à la cause des rois.
(Trad. de l'ÉN., liv. XII, v. 789.)

On ne peut nier que le contraste qui résulte de conditions si différentes ne soit extrêmement ingénieux.

Une observation très importante, et qui ajoute à la vérité de celles que je viens de faire, c'est que les dieux, une fois admis dans l'action épique, doivent, comme les hommes, soutenir leur caractère : c'est ce que Virgile a fait avec le plus grand succès. Après avoir rempli ses six premiers livres de la haine de Junon, il ne manque pas de la faire reparoître dans

le septième; et, dans le moment où elle découvre les premières tentatives des Troyens pour s'établir dans l'Italie, dont elle les avoit jusqu'alors écartés avec tant d'obstination, il lui prête un discours plein de la même fureur et du même emportement qui l'ont caractérisée dès le début de l'Eneide. C'est par son ordre qu'Alecton sort des enfers; qu'elle porte le trouble, l'épouvante et la rage dans le cœur d'Amate et de Turnus ; qu'elle dirige une flèche d'Ascagne sur une biche chère à la jeune Sylvie ; qu'au bruit de sa trompette infernale elle appelle au combat les paisibles habitans des campagnes, conduit la guerre des cabanes dans les palais, et embrase toute l'Italie.

Pour prouver mon impartialité, j'ajouterai aux éloges que j'ai donnés à l'invention de ces différens personnages quelques observations critiques. Amate, dont le caractère est d'ailleurs très bien conçu et très bien exécuté, meurt peutêtre d'une manière peu digne de son rang et du talent de Virgile: elle se pend à une poutre. Un seul vers renferme le récit de cette mort, qui pouvoit fournir un tableau très intéressant. Lorsque les grands poëtes épiques ou dramatiques prennent le parti de faire périr leurs principaux personnages. d'une mort violente et volontaire, ils déploient, si j'ose ainsi dire, toute l'éloquence de la mort ; ils font sortir du cœur, à ce dernier moment, les cris du regret, les accens du remords, et l'expression du souvenir déchirant des grandes fautes ou des évènemens malheureux qui ont amené cette catastrophe. C'est ainsi que Virgile a fait mourir Didon. Rien de plus pathétique que le discours qu'il lui fait prononcer, au moment où elle est près de se donner le coup mortel. C'est

alors que reviennent à sa mémoire toutes les époques heu reuses ou malheureuses de sa vie ; qu'elle se félicite de ce qu'elle a fait de grand, et qu'elle s'accuse de ses foiblesses. Voilà sur quel modèle devoit être tracée la mort d'Amate; ce qui étoit d'autant plus aisé, que son triple caractère de reine, d'épouse, et de mère, étoit plus fécond en sentimens tendres ou fiers, et tous profondément intéressans. C'est ainsi que Racine faisant périr Monime du même genre de mort, lui prête un monologue plus touchant que les scènes les plus pathétiques de sa tragédie.

Xiphares ne vit plus; il n'en faut point douter:
L'évènement n'a point démenti mon attente.
Quand je n'en aurois pas la nouvelle sanglante,
Il est mort; et j'en ai pour garans trop certains
Son courage et son nom, trop suspects aux Romains.
Ah! que d'un si beau sang dès long-temps altérée

Rome tient maintenant sa victoire assurée!

Quel ennemi son bras leur alloit opposer!....

Mais sur qui, malheureuse, oses-tu t'excuser?
Quoi! tu ne veux pas voir que c'est toi qui l'opprimes,
Et, dans tous ses malheurs, reconnoître tes crimes?
De combien d'assassins l'avois-je enveloppé!
Comment à tant de coups seroit-il échappé ?

Il évitoit en vain les Romains et son frère:
Ne le livrois-je pas aux fureurs de son père?
C'est moi qui, les rendant l'un de l'autre jaloux,
Vins allumer le feu qui les embrase tous :
Tison de la discorde, et fatale furie
Que le démon de Rome a formée et nourrie !....

Et je vis! et j'attends que de leur sang baigné

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