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Aux guerres civiles de Cæsar, Lucius Domitius, pris en la Brusse, s'estant empoisonné, s'en repantit aprés. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant donné assez avant, la demangeson de la chair luy repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois aprés, mais ne peut jamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Albucilla, du temps de Tibere, s'estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses parties moyen de l'emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en fit le capitaine Demosthenes aprés sa route en la Sicile. C'est une viande, à la verité, qu'il faut avaller sans taster, qui n'a le gosier ferré à glace. Et pourtant l'empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l'endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Cæsar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable : « La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. » Si Cæsar l'a osé dire, ce ne m'est plus lâcheté de le croire. « Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. » Il leur fache de la reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouvers. Ceux qu'on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution et la presser, ils ne le font pas de vraye resolution, ils se veulent oster le temps de la considerer; l'estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir,

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili æstimo:

c'est un degré de fermeté auquel j'ay experimenté que

je pourrois arriver, comme ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos.

Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa son gendre et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu'il faisoit pour allonger sa vie allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l'une et à l'autre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guerie par accidant: ce remede qu'il avoit employé pour se deffaire le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste d'un si heureux evenement et s'en resjouyssans avec luy, se trouverent bien trompez; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy failloit il un jour franchir ce pas, et qu'en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommancer un' autre fois. Cettuy-cy, ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au joindre, mais il s'y acharne; car, estant satis-fait en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d'en voir la fin. C'est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir gouster et

savourer.

Tullius Marcellinus, jeune homme romain, voulant anticiper l'heure de sa destinée pour se deffaire d'une maladie qui le gourmandoit plus qu'il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon si soudaine, appella ses amis pour

en deliberer. Les uns, dit Seneca, luy donnoyent le conseil que par lâcheté ils eussent prins pour eux mesmes; les autres, par flaterie, celuy qu'ils pensoyent luy devoir estre plus agreable; mais un stoïcien luy dit ainsi «Ne te travaille pas, Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d'importance: ce n'est pas grand chose que vivre, tes valets et les bestes vivent; mais c'est grand chose de mourir honestement, sagement et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme chose, manger, boire, dormir; boire, dormir et manger. Nous roüons sans cesse en ce cercle; non seulement les mauvais accidans et insupportables, mais la satieté mesme de vivre donne envie de la mort. >> Marcellinus n'avoit besoing d'homme qui le conseillat, mais d'homme qui le secourut. Les serviteurs craignoyent de s'en mesler, mais ce stoïcien leur fit entendre que les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu'il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire; autrement, qu'il seroit d'aussi mauvais exemple de l'empescher que de le tuer, d'autant que

Invitum qui servat idem facit occidenti.

Aprés il advertit Marcellinus qu'il ne seroit pas messeant, comme le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts, aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal il fit départir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n'y eust besoing de fer ny de sang: il entreprit de s'en aller de cette vie, non de s'en fuir; non

d'eschapper à la mort, mais de l'essayer. Et, pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme jour aprés, s'estant faict arroser d'eau tiede, il defaillit peu à peu et non sans quelque volupté, à ce qu'il disoit.

De vray, ceux qui ont essayé ces defaillances de cœur, qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aucune douleur, voire plustost quelque plaisir, comme d'un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiées et digerées.

Mais, afin que le seul Caton peut fournir de tout exemple de vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, pour qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la coleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l'amollir. Et si c'eust esté à moy à le representer en sa plus superbe assiete, c'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l'espée au poing, comme firent les statueres de son temps; car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier.

CHAPITRE XIV.

Comme nostre esprit s'empesche soy-mesmes.

'EST une plaisante imagination de concevoir un esprit balancé justement entre deux pareilles envyes. Car il est indubitable qu'il ne prendra jamais party, d'autant que l'inclination et le chois porte inequalité de pris; et qui nous logeroit entre la bouteille et le jambon, avec pareille envie de boire et de menger, il n'y auroit sans doute remede que de mourir de soif et de fain. Pour pourvoir à cet inconvenient, les stoïciens, quand on leur demande d'où vient en nostre ame le chois de deux choses indifferentes, et qui faict que d'un grand nombre d'escus nous en prenions plustost l'un que l'autre, estans tous pareils, et n'y ayans aucune raison qui nous pousse au chois, respondent que ce mouvement de l'ame est extraordinaire et déreglé, venant en nous d'une impulsion estrangiere, accidentale et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aucune chose ne se presente à nous où il n'y ait quelque difference, pour legiere qu'elle soit; et que, ou à la veuë ou à l'atouchement, il y a tousjours quelque chois qui nous touche et attire, quoy que ce soit imperceptiblement.

Pareillement qui presupposera une fisselle egalement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu'elle rompe; car par où voulez vous que la faucée

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