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vie ou mes biens, ne puis je donner le change à celui que la nature me permet d'exterminer?

Gardons-nous donc de prefcrire à la politique ces vertus fuperftitieufes & romanesques, dont la pratique rigoureuse deviendroit quelquefois la ruine d'une fociété. Les vertus qui nuifent au genre humain font de fauffes vertus. Pour que les voies de la politique foient justifiées & ennoblies aux yeux de la raifon, il faut que le bien public & la néceffité les tracent aux fouverains. Difons la même chofe de la fidélité qu'ils doivent à des traités, à des engagemens que nous leur voyons perpétHellement enfreindre ouvertement, lorfqu'ils en ont la force, ou éluder fourdement, lorfque la foibleffe les empêche de réclamer. Des conditions impofées par la violence & l'injustice, ont-elles droit de nous lier? Le peuple qui impose à un autre peuple des loix trop dures & deftructives pour lui, a-t-il ceffé d'être fon ennemi? N'est-il plus permis à la politique de rompre des engagemens, lorsque la fidélité à les remplir entraîne infailliblement la perte de Pétat? Dès qu'on veut nous détruire, foit par les armes, foit par un traité, il ne fubfifte entre le deftructeur & nous, que le rapport de l'inimitié, & tout devient légitime pour fe fouflraire à fes injustes loix,

On dira, peut-être, que ces maximes, dont la mauvaise foi pourroit abufer, fous prétexte du bien de l'état, tendent à brifer les liens qui uniffent les peuples, ou du moins ébranlent la folidité de leurs traités. Je réponds que l'homme injufte ne peut point acquérir le droit de lier l'homme jufte & foible. Que l'on ne croye pas que ces principes tendent à bannir la bonne foi des traités; ils tendent feulement à prouver que, pour acquérir le droit d'exiger l'accompliffement d'un traité, il faut la juflice ait approuvé ce traité.

que

Peuples & fouverains, qui voulez que vos traités obligent, n'entreprenez que des guerres, juftes. Si vous exigez de l'équité, montrez vous-mêmes de la bonne foi; fi vous demandez de la fidélité, n'impofez point des loix déraiLonnables.

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Mais la juftice aidée de la force, confère des droits légitimes. Une guerre juftement entreprise donne des droits très réels. Le vaincu est alors un criminel qui fubit, malgré lui, le châtiment naturel qu'il a juftement encouru pour avoir violé les droits de la fociété univerfelle.

Nul pouvoir inftitué pour contenir les Souverains.

Dans la grande fociété dont les princes & les peuples font membres, il existe une loi; elle eft le réfultat des volontés de tous les peuples qui s'accordent à contenir, à réprimer, à affoiblir les membres dangereux au repos du genre humain. La volonté d'une fociété particulière, ou la loi qui exprime cette volonté, oblige chaque citoyen à laiffer jouir les autres de la sûreté, de la tranquillité, & à remplir fes engagemens avec eux; elle punit les infracteurs; elle réprime & détruit les coupables. La loi de la grande fociété du monde oblige pareillement les fouverains à la justice, à la tranquillité, à la bonne foi. Mais il n'existe point de force ou d'autorité visible qui puisse contraindre les princes ou les peuples à obferver fes décrets. Si tous les fouverains réunis formoient, d'un commun accord, un tribunal où leurs querelles puffent être portées; fi Jeurs volontés exprimées pouvoient, comme dans toute fociété particulière, fe faire exécuter, il n'est point de fouverain qui ne fût obligé de se soumettre à leurs décisions; les forces de tous rendroient ces loix inviolables

&

& facrées. Mais l'inégalité des fociétés, la diverfité de leurs intérêts, la difcordance de leurs paffions, ont rendu jufqu'ici chimériques & romanefques les projets les plus utiles que la raison propoferoit à cet égard. Les fouverains & les nations forment une fociété fans chef, fans principes fixes, fans loix. Eft il donc furprenant de leur voir éprouver toutes les fureurs de l'anarchie?

De la balance de l'Europe.

Pour fuppléer à l'autorité qui devroit contenir les fouverains, les conventions tacites & les traités ont établi en Europe une balance. propre à maintenir entre les puiffances l'équilibre du pouvoir; cette balance fidellement maintenue, affureroit la tranquillité de cette floriffante partie du monde; toutes les nations qui la compofent feroient, fans doute, intéreffées à entretenir cet équilibre duquel dépend leur sûreté. L'Europe, par ce fyftême reffemble à une grande famille dont tous les membres font unis par quelques liens communs. Mais fans ceffe divifés d'intérêts, de préjugés, de paffions, leur confédération contre l'injustice ne produit aucun effet; toutes les décifions font remises à la force ou à la ruse; sous pré1790. Tome VI.

N

texte de maintenir la balance, chacun s'efforce de la faifir; chacun s'efforce de plier la juftice à fes vues, les princes les plus injuftes en appellent à la juftice. Les prétentions les plus iniques font ornées de couleurs éclatantes qui éblouiffent très-fouvent la fagacité la plus exercée la paix n'eft communément que l'effet de l'épuifement de deux partis également déraifonnables, mais hors d'état de fe nuire plus long-tems. Le fort des peuples dépend d'un mot douteux que 'chacun explique à fa façon; de-là ces difputes puériles, qui ne laiffent pas d'être communément fuivies par des guerres cruelles. Les nations paient de leur repos, de leurs tréfors, de leur fang, l'ineptie, la vanité & les bévues de ceux qui négocient pour elles. Une jurifprudence barbare, inconnue de la justice & de la raifon, s'introduit parmi des peuples qui ne femblent vivre que pour le détruire les uns les autres,

Il n'eft pas furprenant de trouver tant de fourberies, & fi peu de bonne foi, dans la conduite de la plupart des princes; les avantages de leurs peuples n'entrent, comme on a vu, communément pour rien, foit dans leurs guerres, foit dans leurs traités; ils ne règnent que pour eux-mêmes; dans leurs démarches, ils ne confultent que leur propre ambition,

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