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Quelle rigueur ne seroit-ce pas encore de chicaner un traducteur sur quelques légères omissions, quelquefois nécessaires pour ne pas rendre la phrase prolixe et traînante! De plus, l'excessive exactitude conduit toujours à la platitude ou à la sécheresse, et rend souvent le style confus ou entortillé. Il faut, de l'aveu de tout le monde, qu'une traduction, pour plaire, ait un air libre et original; ce qui ne s'allie guère avec une dépendance servile. Tout traducteur a, pour ainsi dire, un maître : c'est son auteur. Mais ce maître ne doit pas exercer sur lui un empire oriental et despotique, ni le charger de chaînes comme un vil esclave. L'unique devoir de celui-ci est de le suivre toujours, mais quelquefois d'un peu loin; c'est même par cette espèce de liberté qu'il lui fait honneur : en marchant scrupuleusement et immédiatement sur toutes ses traces, il ne pourroit avoir qu'une démarche contrainte, et sa basse servitude seroit honteusement marquée par ses pas timides et par la mauvaise grace de tous ses mouvemens.

Peut-on après cela trouver de l'exactitude

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dans la comparaison qu'on fait souvent des traducteurs avec des estampes gravées d'après des tableaux? « Qu'on ne croie pas connoître les poètes par les traductions, dit M. de << Voltaire : ce seroit vouloir appercevoir le coloris d'un tableau dans une estampe L'estampe ne représente que le simple dessein : mais une traduction fidèle et élégante n'exprime-t-elle que le fond de la pensée du poète? N'en a-t-elle pas tout le coloris, c'est-à-dire, les images, les agrémens, la vivacité, l'harmonie? Tout au plus son coloris est moins vif, par le défaut du mètre. Une traduction en prose n'est donc point à un original en vers ce que le burin est au pinceau. Si on vouloit comparer une bonne traduction à une bonne copie de tableau, la comparaison dans un sens pourroit sembler plus juste: cependant elle est encore imparfaite, en ce que le peintre copiste ne fait aucun usage de son génie, et n'a d'autre emploi que de choisir les couleurs sur sá palette, et de les appliquer suivant son modèle. Le traducteur au contraire doit, pour ainsi dire, créer lui-même ses couleurs : il

faut que son génie les cherche, les trouve, les assortisse et les applique avec goût. Cependant l'estampe et la copie d'un tableau ayant une espèce d'analogie avec une traduction, cela suffit pour le parallèle : mais il n'en faut pas abuser jusqu'à prétendre qu'une bonne traduction n'a d'autre mérite que celui d'une belle estampe, ou de la fidèle copie d'une peinture. « Les traductions, ajoute « M. de Voltaire, augmentent les fautes d'un « ouvrage, et en gâtent les beautés ». Cela arrive très-souvent, et M. de Voltaire a raison de penser ainsi de toutes les traductions que nous avons des poètes de l'antiquité. « Qui « n'a lu, continue-t-il, que madame Dacier, « n'a point lu Homère ». M. de Voltaire, qui assurément n'a lu que madame Dacier, n'a donc point lu Homère. Pourquoi donc en juge-t-il si souverainement dans son Essai sur la poésie épique, jusqu'à vouloir apprécier toutes ses beautés et tous ses défauts, et à juger madame Dacier elle-même ?

Le style élégant, élevé, coulant et harmonieux, qu'exige la traduction en prèse d'un poète tel que Virgile ou Horace, entraîne

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nécessairement dans son cours tantôt des vers décasyllabes, tantôt des vers alexandrins. On prétend que c'est un défaut en françois, parce que c'en est un en latin. Mais il y bien de la différence. Comme les vers latins ont un rhythme et sont composés de brèves et de longues, cette versification est beaucoup plus sensible, et plus aisée, ce me semble, à éviter dans la prose latine que dans la prose françoise. De plus, la rime étant essentielle à notre versification, on peut dire que douze syllabes, même avec leur repos au milieu, ne font point un vers: ces douze syllabes ne forment un vers qu'en vertu d'un autre vers dont le dernier mot rime avec le dernier mot de celui-là. Dans ce sens, il n'y a point d'unité dans nos vers, 'qui doivent toujours marcher en compagnie. M. de la Motte a done eu raison de se moquer de cette fausse délicatesse qui proscrit de la prose douze syllabes arrangées par hasard suivant la forme du vers alexandrin. Les Grecs et les Latins ont eu même de l'indulgence sur cet article. La langue grecque est tellement constituée, que le vers ïambe

s'insinue naturellement dans une prose élégante, et qu'il est même difficile de l'éviter: aussi remarque-t-on une foule de vers ïambes dans les discours d'Isocrate. Le vers héroïque ou hexamètre est assez naturel par rapport à la langue latine, et l'on en remarque quel ques-uns dans la prose des plus célèbres auteurs de cette langue. On lit par exemple cette phrase dans Tite-Live, au sujet de l'action d'un brave officier immédiatement après la défaite de Cannes: Hæc ubi dicta dedit, stringit gladium, cuneoque facto per medios; ce qui forme un vers et demi. Tacite commence ses annales par un vers hexamètre non héroïque, et dans le goût de ceux d'Horace: Urbem Romam a principio reges habuere. On ne doit donc pas être surpris que dans la traduction d'un poëme tel que l'Enéide, il me soit échappé quelques vers alexandrins: j'avoue même que j'y en ai laissé plusieurs avec connoissance, parce que je ne les pouvois rompre sans nuire à mon impression.

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