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Dieu même paraître sous une forme sensible. » Bossuet ajoute. « Pourquoi Dieu détermina-t-il l'ange superbe à paraître sous cette forme plutôt que sous une autre? Quoiqu'il ne soit pas nécessaire de le savoir, l'Écriture nous l'insinue, en disant que le serpent était le plus fin de tous les animaux, c'est-à-dire celui qui représentait le mieux le démon dans sa malice, dans ses embûches, et ensuite dans son supplice. »

Notre siècle rejette avec hauteur tout ce qui tient de la merveille; mais le serpent a souvent été l'objet de nos observations, et, si nous osons le dire, nous avons cru reconnaître en lui cet esprit pernicieux et cette subtilité que lui attribue l'Écriture. Tout est mystéricux, caché, étonnant dans cet incompréhensible reptile. Ses mouvements diffèrent de ceux de tous les autres animaux; on ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n'a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s'évanouit magiquement, il reparaît, et disparaît ensuite, semblable à une petite fumée d'azur, et aux éclairs d'un glaive dans les ténèbres. Tantôt il se forme en cercle, et darde une langue de feu; tantôt, debout sur l'extrémité de sa queue, il marche dans une attitude perpendiculaire, comme par enchantement. Il se jette en orbe, monte et s'abaisse en spirale, roule ses anneaux comme une onde, circule sur les branches des arbres, glisse sur l'herbe des prairies, ou sur la surface des eaux. Ses couleurs sont aussi peu déterminées que sa marche : elles changent aux divers aspects de la lumière, et, comme ses mouvements elles ont le faux brillant et les variétés trompeuses de la séduction.

Plus étonnant encore dans le reste de ses mœurs, il sait, ainsi qu'un homme souillé de meurtre, jeter à l'écart sa robe tachée de sang, dans la crainte d'être reconnu. Par une étrange faculté, il peut faire rentrer dans son scin les petits monstres que l'amour en af fait sortir. Il sommeille des mois entiers, fréquente des tombeaux, habite des lieux inconnus, compose des poisons qui glacent, brûlent ou tachent le corps de sa victime des couleurs dont il est lui-même

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marqué. Là, il lève deux têtes menaçantes; ici, il fait entendre une sonnette; il siffle comme un aigle de montagne; il mugit comme un taureau. Il s'associe naturellement aux idées morales ou religieuses, comme par une suite de l'influence qu'il eut sur nos destinées : objet d'horreur ou d'admiration, les hommes ont pour lui une haine implacable, ou tombent devant son génie; le mensonge l'appelle, la prudence le réclame, l'envie le porte dans son cœur, et l'éloquence à son caducée. Aux enfers, il arme les fouets des furies; au ciel l'éternité en fait son symbole. Il possède encore l'art de séduire l'innocence; ses regards enchantent les oiseaux dans les airs; et sous la fougère de la crèche, la brebis lui abandonne son lait. Mais il se laisse luimême charmer par de doux sons, et pour le dompter le berger n'a besoin que de sa flûte.

Au mois de juillet 1794, nous voyagions dans le haut Canada, avec quelques familles sauvages de la nation des Onontagués. Un jour que nous étions arrêtés dans une grande plaine, au bord de la rivière Génésie, un serpent à sonnettes entra dans notre camp. Il y avait parmi nous un Canadien qui jouait de la flûte; il voulut nous divertir, et s'avança contre le serpent avec son arme d'une nouvelle espèce. A l'approche de son ennemi, le reptile se forme en spirale, aplatit sa tête, enfle ses joues, contracte ses lèvres, découvre ses dents empoisonnées et sa gueule sanglante; il brandit sa double langue comme deux flammes; ses yeux sont deux charbons ardents; son corps, gonflé de rage, s'abaisse et s'élève comme les soufflets d'une forge; sa peau, dilatée, devient terne et écailleuse; et sa queue, dont il sort un bruit sinistre, oscille avec tant de rapidité, qu'elle ressemble à une légère vapeur.

Alors le Canadien commence à jouer sur sa flûte; le serpent fait un mouvement de surprise, et retire la tête en arrière. A mesure qu'il est frappé de l'effet magique, ses yeux perdent leur âpreté, les vibrations de sa queue se ralentissent et le bruit qu'elle fait entendre s'affaiblit et meurt peu à peu. Moins perpendiculaires sur leur ligne spirale, les orbes du serpent charmé s'élargissent, et

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viennent tour-à-tour se poser sur la terre, en cercles concentriques. Les nuances d'azur, de vert, de blanc et d'or reprennent leur éclat sur sa peau frémissante; et, tournant légèrement la tête, il demeure immobile dans l'attitude de l'attention et du plaisir.

Dans ce moment le Canadien marche quelques pas, en tirant de sa flûte des sons doux et monotones; le reptile baisse son cou nuancé, entr'ouvre avec sa tête les herbes fines, et se met à ramper sur les traces du musicien qui l'entraîne, s'arrêtant lorsqu'il s'arrête, et recommençant à le suivre quand il commence à s'éloigner. Il fut ainsi conduit hors de notre camp, au milieu d'une foule de spectateurs, tant sauvages qu'européens, qui en croyaient à peine leurs yeux à cette merveille de la mélodie, il n'y eut qu'une seule voix dans l'assemblée, pour qu'on laissât le merveilleux serpent s'échapper.

A cette sorte d'induction, tirée des mœurs du serpent, en faveur des vérités de l'Écriture, nous en ajouterions une autre, empruntée d'un mot hébreu. N'est-il pas fort extraordinaire, et en même temps bien philosophique, que le nom générique de l'homme, en hébreu, signifie la fièvre ou la douleur? Enosh, homme, vient, par sa racine, du verbe anash, être dangereusement malade. Dieu n'avait point donné ce nom à notre premier père; il l'appelait simplement Adam, terre rouge ou limon. Ce ne fut qu'après le péché, que la postérité d'Adam prit ce nom d'Enosh ou d'homme, qui convenait si parfaitement à ses misères, et qui rappelait d'une manière bien éloquente et la faute et le châtiment. Peut-être, dans un mouvement d'angoisse, Adam, témoin des labeurs de son épouse, et recevant dans ses bras Caïn, son premier né, l'éleva vers le ciel, en s'écriant: Enosh! 6 douleur! Triste exclamation par laquelle on aura. dans la suite désigné la race humaine.

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